Trouver une méthodologie de l’errance
Nicolas Bailleul
Pour les vidéastes, artistes et cinéastes, l’espace de la chambre se situe en plein milieu des nouveaux media. Depuis l’apparition des appareils connectés, la chambre a pris une place privilégiée à la fois comme décor et scène d’exposition de l’intime mais aussi comme lieu de rencontre et de découverte de l’autre à travers l’écran, la webcam, les smartphones, les jeux vidéo et les réseaux sociaux. Dans le cadre de mon travail et de mes recherches, ce lieu intime et public est devenu mon principal terrain d’action. Je me demande constamment comment pénétrer et délimiter ce territoire isolé que j’éviterai de qualifier d’espace IRL (in real life) par opposition à l’espace du web, tout aussi réel. Je préfère parler d’espace hors-écran.
Afin de resituer ma pratique et d’expliquer les raisons qui m’ont poussé à m’intéresser plus spécifiquement à ce lieu, je développe depuis quelques années un travail plastique et une recherche autour des pratiques amateur à l’ère des réseaux connectés et plus spécifiquement dans le champ de la vidéo. Je m’intéresse aux nouvelles « professions d’amateurs », aux outils, plateformes et interfaces qui les ont rendues possibles et aux artistes et cinéastes qui se réapproprient ces dispositifs et usages dans une démarche réflexive autour des nouveaux media. Je cherche entre autres à analyser les différents régimes de mobilité produits par l’utilisation de ces outils. Par exemple, comment la réduction en coût et en poids, et l’augmentation en autonomie et en solidité des caméras ont développé une hypermobilité dans la production de films amateur. On a vu apparaître progressivement des caméras sur les téléphones, des webcams sur les ordinateurs portables, des GoPro portées par les sportifs, attachées aux animaux et placées sur des véhicules. Les caméras amateurs tendent de plus en plus à filmer partout et dans n’importe quelles conditions. Le film Leviathan (2012) de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, tourné à l’aide de caméras GoPro placées sur le mât, sur la coque, dans les cabines et sur les pêcheurs à bord d’un chalutier, documentent le climat étrange, violent et magnifique qui règne sur un bateau en mer et ce, par l’expérience visuelle et sonore des mouvements viscéraux et mécaniques qui s’y produisent.
Face à cette hypermobilité, la chambre, lieu de l’immobilité et espace cloisonné, semble rester un terrain privilégié autant dans la production que dans la découverte de vidéos amateur. La raison de ce phénomène me semble assez évidente : beaucoup des spectateurs et des vidéastes sont constitués d’un public jeune. Les youtubeurs 1 et les streameurs 2 commencent tôt et sans avoir pour vocation d’en faire une activité rémunérée. Beaucoup n’ont pas les moyens de produire dans un espace uniquement dédié à leur pratique. Pour un adolescent, ce lieu de vie intime et premier espace d’indépendance constitue par défaut le lieu de découverte, de jeu, d’expérimentation et d’initiation à la vidéo. Pourtant, chez certains vidéastes plus célèbres qui, eux, vivent de leur activité, la chambre se maintient comme lieu de tournage principal 3. Certains youtubeurs vont même jusqu’à recréer en studio un décor qui semble s’inspirer de chambres d’adolescents 4. Il est intéressant de remarquer que ce qui était initialement une contrainte économique et pratique est devenu, pour beaucoup, un décor revendiqué.
Chez moi, ma chambre est également mon bureau et mon atelier. On y trouve un lit, une table, un siège, un écran, une bibliothèque. J’y dors et j’y travaille. C’est une situation assez commune que de ne pas vouloir travailler ailleurs que dans un endroit qui nous est familier. On peut préférer à la bibliothèque, son salon, et à un atelier, le café en bas de chez soi car il est sans doute rassurant de se laisser le droit de décrocher et de divaguer lorsqu’on est plongé dans un travail. Mon travail se situe en grande partie sur le terrain du numérique. Ainsi, une grande partie de mes recherches consiste à regarder des vidéos sur internet et, dans le cadre d’un projet en cours, à jouer à des jeux vidéo en ligne (je reviendrai sur ce projet un peu plus loin dans l’article). Savoir différencier le divertissement de la recherche est d’une grande difficulté. Si à tout moment, je peux télécharger et prendre des notes à propos d’une vidéo sur laquelle je suis tombé par hasard, l’inverse est également possible lorsque je décide d’entamer une recherche autour d’un sujet précis. Le flux des vidéos qui se succèdent m’éloigne progressivement de mon sujet de recherche initial et m’amène souvent dans un état d’errance infertile. Pour autant, je m’obstine dans cette errance, et même je la recherche. L’artiste et cinéaste Christian Barani nomme ce déplacement sans but, cette récolte imprévisible et sans objectif, une pratique de la dérive et la décrit comme un moyen d’accès indispensable pour pénétrer son terrain et expérimenter un autre rapport au réel 5.
« Revendiquant une posture de non-maîtrise sur ce qui est filmé, [Christian Barani] trouve par ces expériences de déplacement vers le hors-champ des représentations un autre rapport au monde, où l’image prend le temps du regard. […] La dérive, dispositif proprement performatif, est ici la condition première pour pénétrer un réel enfoui, laissé de côté par la surreprésentation des quartiers clinquants et démesurés de Dubaï [Le passage fait référence à plusieurs films et dispositifs de l’artiste réalisés dans la ville de Dubaï]. Elle rend possible l’expérience d’un territoire à travers une journée d’errance et de regards croisés. La caméra devient opérante en assumant la temporalité qui la construit, du soleil zénithal à la tombée de la nuit. 6 »
Dans l’émission Place de la Toile, sur France Culture, Xavier de La Porte suggère que le smartphone a fait évoluer le lit en (un) espace connecté. « Nous pouvons y faire des courses, nous pouvons nous y faire apporter le journal, voir ce qu’il se passe dans le monde, travailler, regarder, être regardés. […] Le smartphone n’est pas, contrairement à ce qu’on croit, l’instrument de la mobilité, c’est au contraire l’instrument de l’immobilité. Et je dirais même plus, c’est l’instrument du coucher. 7 » En ce qui me concerne, beaucoup de mes idées émergent lorsque je suis au lit, dans des états de demi-sommeil et, malheureusement, lors de mes trop nombreuses insomnies. Certains s’endorment avec la radio allumée, je m’endors en regardant YouTube sur mon smartphone. C’est une sensation étrange que de se laisser porter par les recommandations proposées par l’algorithme de Google et ce jusqu’à l’endormissement. Mises bout à bout, les vidéos qui se suivent produisent tous les soirs un nouvel assemblage de film au montage unique et étrange. Il y a toujours un carnet de notes à côté de mon lit. Sa présence est plus symbolique que réellement indispensable car au fil de mes errances sur YouTube, si une idée ou une réflexion me vient, je me l’envoie par sms. Depuis quelques années, je m’en suis envoyé un certain nombre. Cette activité, que je nomme humblement mon enquête de chambre, contribue activement à mes recherches plastiques et théoriques qui, elles, se déroulent plus généralement en journée. Et je constate après bien des années qu’un grand nombre de mes travaux sont initiés par ces notes-sms rédigées dans mon lit entre 23 heures et 4 heures du matin. Au fil des années passées à errer sur YouTube, sur les réseaux sociaux et dans des jeux vidéo, depuis mon lit ou sur mon bureau, l’espace du web est devenu une extension de l’espace de ma chambre. Je ne saurais pas dire si ce temps quotidien a fait naître une envie de m’y intéresser ou si, au contraire, l’évolution de mes recherches et de mes travaux m’ont amené à « surveiller » cette activité de l’errance. Dans un cas comme dans l’autre, il m’a fallu établir une forme de méthodologie de l’errance afin de tirer parti de cette routine.
Je reconnais bien volontairement que l’enquête de chambre est chaotique et relativement improductive. L’archive et la prise de notes nécessitent une rigueur et un objectif qui me paraissent difficilement atteignables dans un état proche du sommeil ou dans un moment de paresse. S’il n’y avait pas d’autres étapes que celles-ci dans l’élaboration de mes projets, je vois difficilement comment je pourrais écrire des scénarios et développer ma réflexion efficacement. Mon enquête de chambre est davantage une expérience de recherche – pour ne pas dire une expérience d’utilisateur – qu’une réelle investigation. En suivant un fil de vidéos, sans objectif particulier, je me déplace sur mon terrain de recherche, je m’y perds et je m’y retrouve, je récolte à blanc, comme on filme sans but précis en déambulant dans la rue.
« De temps en temps il faut compenser, toucher le cinéma. […] Alors je prends comme ça des bobines que je fais développer ou pas. En général je ne les regarde pas, car ce qui compte c’est le geste de faire le film. 8 »
Le geste de faire le film dont parle Alain Cavalier dans Lettre d’un cinéaste a évolué. Les outils de captation ne se limitent plus à la caméra et le found footage est désormais une pratique largement associée à l’activité des vidéastes du web. Celles et ceux qui le pratiquent assemblent (plutôt que « filment ») des matériaux trouvés sur internet, depuis leur ordinateur (ou appareils connectés). Alain Cavalier se déplace dans son propre appartement et part à la dérive sur les terrains de sa propre intimité dans son geste de filmeur. Les mouvements de sa caméra, la durée de ses plans, le rythme de sa diction sont autant d’indices corporels qui nous informent sur son rapport aux objets et aux personnes qu’il rencontre. Ainsi, devrions-nous analyser les déplacements et les postures de l’artiste-collecteur du web qui, lui, tend à s’immobiliser devant son écran ? Serait-il pertinent de comparer les distances qui séparent le visage de Dominic Gagnon ou de Grégoire Beil de leurs écrans respectifs, lorsque l’un réalise Rip in Pieces America (2009) sur son ordinateur et l’autre Roman national (2018) sur son (ou ses) smartphone(s) ? Même question pour la position de leurs mains sur leurs claviers/souris/appareils, la courbure de leur dos. Et surtout, qu’en est-il des espaces qui les environnent au moment de la récolte ? Je me suis demandé, en regardant RIP in Pieces America pour la première fois, si Dominic Gagnon était lui aussi assis dans son salon ou dans sa chambre comme le sont tous les vidéastes survivalistes qui apparaissent dans son film 9.
Pour ma part, mon enquête de chambre ne peut se faire nulle part ailleurs que dans celle-ci ou dans un espace que je juge suffisamment personnel. Je ne visionne pas les vidéos sur YouTube comme je consulte un livre à la bibliothèque ou vois un film au cinéma. Au-delà du simple visionnage, j’ai besoin de produire un lien particulier avec les vidéos que je regarde. Cela implique que je sois seul face à mon écran. C’est une activité solitaire, parfois intime et donc propice à l’espace de la chambre. L’isolement devient une condition nécessaire pour activer mon travail de récolte.
C’est également au cours de la réalisation d’un projet de film sur des rencontres avec des joueurs dans un jeu vidéo multijoueur que l’espace de ma chambre a pris un sens nouveau dans mon travail. Sans décrire le projet trop en détail, les rencontres se sont effectuées uniquement pendant le jeu en collaborant et en discutant sur un chat vocal. Le film raconte mes déambulations entre l’espace en-jeu et l’espace hors-champ qui environne l’écran, c’est-à-dire les lieux dans lesquels nous jouons et discutons. Ainsi, depuis ma propre chambre, je pénètre dans celle de mes coéquipiers à travers leur microphone et parfois, leur webcam. Ces couches successives d’espaces s’entremêlent et s’interpénètrent en permanence. En plein combat (car il s’agit d’un jeu de combat militaire), j’ai pu entendre en fond sonore la mère de mon partenaire qui était rentrée dans sa chambre. La narration repose sur ces allers-retours constants entre la fiction du jeu et la réalité de ces joueurs, entre ces espaces virtuels et les espaces physiques qui nous permettent d’accéder aux premiers, entre les mouvements de nos avatars et l’immobilité relative de notre corps. Face à cette multitude d’espaces, de lieux, de gestes, de personnages, j’en suis venu plusieurs fois à me questionner sur la délimitation de mon « terrain d’action ». Le chercheur Laurent Di Filipo, dont la thèse portait sur une enquête ethnographique au sein d’un jeu de rôle massivement multijoueur, répond à cette question de la manière suivante :
« Plus que le logiciel de jeu permettant d’accéder au monde numérique dans lequel évoluent les personnages dirigés par les joueurs, le terrain de jeu déborde sur d’autres supports tels que des fora [pluriel de forum], des sites officiels et non officiels ou encore des logiciels tiers comme des programmes de chat vocaux. Tous ces supports font partie de mon terrain qui “désigne l’ensemble des contraintes qui pèsent sur la construction des phénomènes pertinents pour le chercheur” (Isabelle Pierozak). 10 »
À l’ensemble de ces contraintes de terrain, j’ajouterai celle qui a influencé de la manière la plus significative l’ensemble de mon travail en-jeu : il s’agit des variations de mon propre espace hors-jeu, le lieu dans lequel se trouve mon bureau, ma tour, mon écran, mon clavier, ma souris et mon casque/microphone. Depuis que j’ai démarré ce projet, j’ai travaillé et joué dans de nombreux espaces différents. J’ai joué dans plusieurs ateliers, le premier individuel, le second partagé avec d’autres résidents 11. J’ai joué dans un espace ouvert au public où les visiteurs pouvaient observer mes parties par-dessus mon épaule. J’ai joué chez des amis, en ville et à la campagne. Et surtout, j’ai joué chez moi, dans mon salon mais le plus souvent, dans ma chambre. Tous ces espaces n’avaient pas la même connexion internet, la même luminosité. Certains avaient une fenêtre, une porte qui se ferme à clé, un canapé, un matelas. Tous ces espaces, aux caractéristiques différentes ont influencé mes parties, mon niveau de jeu et surtout le déroulement de mes rencontres. Je ne me présente pas de la même manière quand je joue à 2 heures du matin chez moi et quand je joue l’après-midi, dans un espace ouvert au public.
Parmi tous ces instants de jeu, je me souviens davantage de ceux passés dans ma chambre. La grande difficulté étant de faire la distinction entre ce qui relève de mon travail et ce qui relève du divertissement, de la détente. Je me suis donné la possibilité, en jouant dans ma chambre, d’y passer dix minutes comme d’y passer dix heures, de discuter sans objectif, de décrocher à tout moment et de me coucher après une longue discussion menée avec un joueur que je ne connaissais pas avant cette dernière partie. Cette inconstance permanente caractérise ce que j’ai défini comme une enquête de chambre qui, par une forme de méthodologie de l’errance, de l’enfermement et de la solitude, m’a permis de m’approcher au mieux de ces espaces. Pour documenter, pénétrer et filmer la chambre des autres, rien de mieux que de rester dans la sienne.
- Se dit de quelqu’un qui produit des séries de vidéos sur la plateforme de partage YouTube.
- Se dit de quelqu’un qui diffuse en continu un flux d’information sur internet, ici un flux audio-vidéo.
- Sur la chaîne du youtubeur Mister V (4,4 millions d’abonnés). La plus ancienne vidéo affichée date de 2010 et a été tournée dans la même chambre où sont tournées ses récentes vidéos.
- Je pense notamment au décor du studio du youtubeur Amixem (4,5 millions d’abonnés) situé dans un complexe (la « Redbox »), dédié à la création, à la réalisation et au montage de vidéos pour ses membres youtubeurs.
- Mathilde Roman, « Au rythme des dérives », www.mouvement.net, publié le 31 octobre 2012.
- Ibid.
- Xavier de La Porte, Place de la Toile, France Culture, émission du 25 septembre 2014.
- Alain Cavalier, Lettre d’un cinéaste, 1982, 6 min 50 s.
- Voir l’entretien avec Dominic Gagnon dans ce numéro à la p. 49, ainsi que le texte de Grégoire Beil p. 81.
- Laurent Di Filippo, « La dichotomie chercheur-joueur dans la recherche en jeu vidéo : pertinence et limites » in Laurent Di Filippo, Anthony Michel, Hélène François. La Position du doctorant. Trajectoires, engagements, réflexivité, Presses universitaires de Nancy, pp. 171-192, 2012. www.lcdpu.fr/livre/?GCOI=27000100988210
- Il s’agit de la résidence « Hyperfaces : interface versus ruptures », organisée par Marine Froeliger et Michel Jacquet au Shadok à Strasbourg en avril 2018. Six artistes et chercheurs résidents étaient amenés à travailler autour de la question des Interfaces.
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Les Survivants
2018 | France | 27’
Réalisation : Nicolas Bailleul
Production : Collectif Comet
Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 41, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0041, accès libre)