Chantal Saragoni
Deux jeunes femmes, deux sœurs, se rencontrent, se parlent, évoquent leurs souvenirs et singulièrement, le souvenir majuscule de la mort de leur mère, du silence qui a entouré cette mort au moment où elle survint, en 1968, lorsqu’elles avaient environ quatre et sept ans.
L’histoire du film est celle du dévoilement progressif d’un secret, comme le dit elle-même la réalisatrice. Mais ce qu’elle montre aussi, c’est comment il y eut au début construction, et masquage de la réalité, et voilement sous d’autres mots que ceux de la vérité, jusqu’à en enfouir si profondément la conscience diffuse dans l’esprit des petites filles, qu’elles sentaient, qu’elles savaient que, cette vérité, il ne fallait pas même la chercher. « On devait savoir qu’on ne devait pas demander » dit l’une des deux sœurs.
Première séquence
Il pleut fort. On est en voiture, les essuie-glaces balaient le pare-brise. La vue de la route qui défile est troublée par la pluie qui tombe. On n’y voit pas bien. Clignotement de ce qui est offert à la vue, clignotement du regard dérangé à chaque passage du petit balai mécanique, clignotement de la conscience. Eveil, scrutation. Le regard de la conductrice est planté dans le rétroviseur. En avant, pour regarder en arrière. On n’y voit pas bien, mais on va progressivement y voir mieux. On arrive dans un village où la conductrice descend, passe un portail de bois, entre dans une maison sombre dans laquelle les espaces sont filmés comme à la dérobée – y voir, y voir malgré tout – et où elle trouve, retrouve, un tableau très poussiéreux. C’est le premier sur lequel elle met la main, le premier qu’elle regarde, qu’elle dévoile, lui enlevant les traînées de poussière, et qu’elle nous montre. Puis elle en décroche d’autres, deux de petit format, quelques aplats figurant une maison, des barques, et un autre encore, un peu plus grand, représentant le visage, paupières baissées, d’un homme. Ils nous sont présentés dans le silence. Il faut le silence pour mieux y voir… Elle emmène les tableaux qu’elle porte sur la tête. La voiture redémarre. On va poursuivre la quête, continuer à essayer de retrouver. Quoi ? Des tableaux ? Leur auteur ? Pourquoi les toiles ont-elles été oubliées ? La route recommence à défiler. Au-delà des vitres du véhicule on voit le ciel, pour moitié toujours noir dans sa partie supérieure, mais à présent clair et dégagé en bas, dans la partie où il roule contre la terre. On va y voir mieux. Mais pas d’un coup. D’étape en étape, il pourra se faire qu’on retrouve le ciel sombre, ou même la nuit, mais la lumière viendra. On n’éclaircit pas d’un coup le mystère édifié pour dissimuler l’intolérable de cette mort. Intolérable parce que ce fut la mort de la mère, la disparition d’un grand soleil que le film, de section en section va nous rendre. Intolérable parce que la cause de cette mort par avortement était indicible dans les années où elle s’est produite. Et parce que le père s’est trouvé totalement écrasé sous le poids d’une culpabilité qui va l’enfermer pendant des années, comme lui-même enferme dans un placard les toiles nombreuses, et souvent grandes, qui furent le travail de sa femme, de Clotilde.
Qu’est-ce qui a disparu ?
Quand elle est morte, Clotilde était la mère de Karina et de Mariana. Et elle était enceinte pour la troisième fois. Les petites filles ont dû cesser de dire « Maman ». Le mot est encore venu vaciller un jour sur les lèvres de la plus petite, à peine murmuré, raconte une tante. Puis il a disparu. Il a fallu l’enfermer aussi, ce mot. On n’a plus dit « Maman », et aujourd’hui encore, dans le temps de la réalisation du film, on ne le dit pas. Ce fut un mot mis alors hors d’usage et qui l’est demeuré. Lorsque les deux sœurs nouent ensemble les bribes de leurs souvenirs, elles ne disent pas « Maman ». Père et filles l’appellent Clotilde, cette femme disparue. La mère, on ne la retrouvera pas. Elle est partie trop tôt. Pas assez de souvenirs, de moments, de caresses, de chansons, de gronderies, de dessins offerts, les petites à la maman, la mère à ses petites, ou soumettant en souriant un croquis d’enfant, de leur enfant, à Antonio, le père. Pas assez de temps pour les rires, les appels de loin sur la plage, pour qu’on revienne vite vers les rochers parce que le ciel menace. Elles cherchent toutes deux ce qui reste de la mère, et elle butent sur le vide. Karina dit à Mariana « On a dû s’arranger avec ça ». Il y a bien une robe qu’on ressort de la malle, et c’est une scène de complicité et de rires comme entre deux petites filles qui jouent à se déguiser. Mais la scène débouche aussi sur cette interrogation déjà feutrée : « Tu te souviens si elle te touchait ?… Pas du tout… Moi non plus ». Sur le fond de cette conversation jusque là plutôt douce, le son de ces derniers mots est tout à coup encore un peu plus étouffé, il s’affaisse encore : « Moi non plus… » Et cette deuxième descente du son, cet écart si léger, suffit pour qu’il découvre un gouffre de manque douloureux. Ne pas se souvenir, ne pas même se souvenir de l’image de la mère pour la plus petite, et pour elles deux, ne pas avoir retenu la qualité du toucher particulier de cette mère, voilà qui redouble le premier vide, celui de l’absence.
C’est un film où à plusieurs reprises le son des mots peut ainsi tout à coup fléchir. Il peut arriver que les mots eux-mêmes s’étranglent, mais rarement. Ils prennent plutôt le temps de venir aux lèvres. Il y a de longs silences qui sont d’attente patiente, douce, ou au contraire butée, et aussi ces silences pendant lesquels il s’agit seulement de recevoir ce qui vient d’être dit, la caméra est immobile, les corps également, ou bien leur mouvement se ralentit et se raréfie jusqu’à l’imperceptible mais non l’inexistant : place à ce qui vient d’être dit par l’un et qui se dilate alors dans le cœur de l’autre, la résonance, le sens des choses non sues, ou cachées, qui se révèle soudain et dont les ondes s’élargissent dans le lac profond que les silences d’après la mort, les silences du refus de dire avaient couvert de glace, et que le silence du nouvel échange, celui qui enlace et nourrit les mots enfin venus, ré-ouvre à la vie.
Non, les deux sœurs ne retrouvent pas le souvenir des baisers, d’une main tendre sur leur peau. Elles ont grandi sans la mère. À trente-cinq ans de distance, il faut accueillir une fois encore ce qui a disparu, à quoi maintenant la recherche donne seulement des contours plus précis. Et si à quarante ans l’injonction de « S’arranger avec ça » n’a pas le sens lourd qu’elle eut à cinq ans, si à quarante ans on a pu déployer plutôt heureusement sa vie, quelque chose reste, une béance qui fait partie de soi. Les petites filles ont vécu devant un horizon privé de la force et de la douceur maternelles, comme on les voit encore, dans un plan silencieux et si beau, de dos, assises côte à côte sur un rocher, devant le large espace de la mer.
Le corps de la mère, ce corps parti trop tôt et dont on ne se souvient pas, ce sont les adultes, telle amie ou femme modèle, tel ami peintre, qui vont nous en donner des aspects. Presque des flashes. Mais ce n’est pas tant le corps de la femme-mère que le corps de la femme-peintre qu’ils retrouvent. Parlant de Clotilde dans ces moments où elle peignait, rappelant des scènes précises de pose, ces témoins font soudain surgir les gestes de Clotilde au travail, tandis que les tableaux apparaissent désormais de plus en plus à l’image.
Dans une scène, une jeune femme, peintre elle aussi, regarde très attentivement les toiles qu’on lui présente. Ce sont souvent de grands formats. Souvent de très beaux nus, la plupart du temps de femmes dont les corps semblent paradoxalement pleins de force et reposés. La caméra approche. De deux doigts délicats, d’un toucher attentif d’aveugle, la jeune femme peintre qui les découvre effleure les toiles et remarque : « On voit bien tous ses coups de pinceau… le croisement des coups de pinceau ». Elle n’a pas connu Clotilde, elle déduit donc le geste d’hier de ce qu’elle voit aujourd’hui sur le cadre.
Mais dans une scène suivante, l’ami peintre, lui, qui a suivi naguère le travail de Clotilde, l’évoque en refaisant ses gestes, en leur redonnant exactitude de force et forme devant le chevalet, lorsque Clotilde faisait – dit-il en mimant le mouvement – « Le geste très fort de lancer… et paf… Puis elle reculait ». Et soudain, devant ses gestes à lui, c’est elle que nous retrouvons, au moins une trace d’elle, ce qui s’élançait : elle, en train de lancer le bras, et la main, et la brosse au bout de la main, et cette intention qui fut la sienne de faire surgir tant de vie sur la toile, quelque chose d’une maîtrise qui serait impétueuse.
Et non seulement les gestes de Clotilde réapparaissent à la surface du temps, mais le bruit que faisait la brosse sur la toile et que rappelle l’une des modèles : « Cra cra cra ».
Et non seulement le bruit, mais la voix. Quelqu’un décrit la voix de la disparue, aiguë, et sa manière de parler, rapide, quand le père, lui, parlait lentement. Honneur au témoin qui a gardé vive dans sa mémoire ce qui est si labile, si enclin à s’effacer de nos souvenirs et qu’une photo ne suffira jamais à restituer. Quelque chose du corps de Clotilde, de sa vigueur, nous sont rendus, à nous spectateurs, à ceux-là même sans doute qui l’évoquent avec émotion et bonheur. Et sans doute aussi aux deux jeunes femmes qui furent ses enfants, même si le corps maternel, lui, ne leur sera pas redonné.
Car ce qui est de plus en plus présent à l’écran, c’est la réalité de la peinture de Clotilde. Plus la réalité de sa mort sera dite, dite dans la vérité des faits, plus les tableaux reviennent au devant de l’image.
On entre dans l’appartement dans lequel vivait et travaillait Clotilde, ou un appartement similaire. On a pris soin de tendre tous les murs de draps blancs, un divan également. La blancheur uniforme rend le lieu vierge des signes du présent, sans aucune marque de vie actuelle, non plus que du quotidien d’autrefois qui aurait été conservé. Le lieu est alors tout prêt à se meubler des souvenirs des uns et des autres. Ils affluent. Deux objets seulement : le chevalet de Clotilde et un fauteuil de cuir dont les coutures sont surlignées de clous. Le chevalet est vide, mais à plusieurs reprises, on va y placer un tableau, tandis que deux amies qui posaient autrefois évoquent Clotilde et reprennent la pose dans le fauteuil. L’image cadre alors le tableau achevé posé sur le chevalet et à l’arrière, la femme-modèle assise ou couchée dans la pose de travail identique, comme si le spectateur prenait la place de Clotilde en train de peindre.
La femme-modèle d’aujourd’hui est habillée, le tableau la montre nue, comment dire ce temps singulier qui tient, comme le poing serré, dans la même minute, une femme vivante aujourd’hui, une autre disparue depuis plus de trente cinq ans, et une œuvre qui dit le plein de vie de l’une et de l’autre, cette amplitude radieuse ? Plans fixes, silence, on absorbe.
Clotilde perdue. La forme encore palpable de son corps
Dans ce même lieu blanc, le père arrive, il précise la place du fauteuil. Sa fille, celle des deux sœurs qui réalise le film, rectifie l’emplacement du fauteuil. Pas de brutalité. On est déjà dans une plage de temps où le retour sur le passé est accepté. La caméra cadre un tableau représentant le père, jeune évidemment, debout, de dos, nu, la peau est hâlée. Les bras de l’homme sont invisibles, tenus probablement devant lui. En revanche on entrevoit, passé autour de son cou, un avant-bras rosé, juste l’avant-bras, celui de Clotilde, le reste de son corps à elle est masqué par celui de l’homme. Antonio explique comment Clotilde avait procédé, en effectuant d’abord des croquis, puis le tableau. Le père et la fille sont filmés debout sur le fond de décor blanc. Tandis qu’il explique, resituant l’endroit exact de la scène du tableau, on le voit légèrement pivoter et se détourner de la caméra brièvement pour reprendre la pose, de dos, puis, toujours expliquant, se tourner et revenir vers nous. Cela ne dure que quelques secondes : quand il se retourne vers nous, ses deux bras à hauteur de sa taille ont spontanément repris eux aussi la pose d’autrefois, et ils enserrent, en transparence la taille de Clotilde. Scène furtive, presque magique, retour de la disparue dans l’enclos de deux bras, apparition fugitive de la silhouette de celle qui débordait alors de vie…
C’est dans l’appartement qu’Antonio dit les choses, le moment où Clotilde déclare être enceinte et vouloir avorter. Ce qu’elle veut, c’est comme il le dit, « garder le temps pour la peinture ». Choix difficile et terrible dans ses conséquences. Le film nous fait alors croiser plusieurs interlocuteurs parlant de l’époque qui a précédé la légalisation de l’avortement. Par un escalier tournant, on suit d’abord la réalisatrice qui descend dans un sous-sol où sont conservées, voilées sous le sol de la vie, des archives. Elle feuillette des articles de journaux relatant des morts par avortements et des condamnations. La caméra filme les dates et les titres, on est dans les années 60 et 70. Certains des témoins que Mariana sollicite ensuite vont refuser nettement de s’exprimer. Un premier gynécologue accepte de la rencontrer et de répondre à ses questions, et ses mots sont terribles « Est-ce que ça vaut la peine de revenir sur ça » dit-il ! Il nous semble que dans nos propres gorges s’étranglent les mots « peine » et « ça ». Il ajoute avec une bonhomie effarante « Je laisserais bien un voile se répandre là-dessus ». Là-dessus, le voile a existé, trop longtemps, et ce fut souvent un linceul. Il faut en arriver au témoignage de Joëlle Brunerie pour que soit prise à bras le corps, comme elle l’a fait dans le cours de sa vie professionnelle, la dimension tragique de ces moments vécus par des femmes dans un temps finalement si peu éloigné du nôtre aujourd’hui. Entendre Joëlle Brunerie, c’est comme la voir prendre dans ses bras, avec fermeté et grand soin, le corps si blessé de ces femmes condamnées, déchirées, souffrantes corps et âmes, comme on veut croire que le font désormais les praticiens dans les hôpitaux.
La séquence dédiée à cette plongée dans l’histoire des avortements clandestins, puis de leur dépénalisation, défait pour tous le carcan de la culpabilité. La gravité de la procréation, du gouvernement du temps de nos propres vies reste entière, nous appartient toujours.
En fin de cette séquence, un plan silencieux montre la dureté fonctionnelle d’une chambre d’hôpital, d’un blanc cinglant, le lit est vide, le corps n’est plus là. La caméra se déplace vers le plafond et des angles de murs, alors les ombres redonnent à ce blanc sévère des gradations souples qui les rapprochent de la palpitation des chairs blanches que peignait Clotilde. On peut désormais revenir vers la peinture qui fut son choix.
Antonio ouvre chez lui le placard où ont été tenues au secret les toiles qu’elle a réalisées. La porte du placard est ouverte entre des murs de couleur qui, de chaque côté, dessinent des bandes verticales que l’image cadre comme une toile, très colorée cette fois, répondant au plan de la chambre livide de l’hôpital.
On emballe maintenant les toiles avec précaution pour l’exposition à venir. On cache temporairement – bruit du plastique bulle – ce qu’on va bientôt montrer dans cette exposition à laquelle Clotilde elle-même n’a pas assisté. Dans la voiture qui suit le camion de livraison des toiles, en compagnie de Mariana, Antonio revient sur la culpabilité écrasante qui a été la sienne, et sur les derniers mots de Clotilde « Et ce bateau, où il va ? ». On le voit déglutir les mots qui passent encore difficilement dans la gorge, et sur le visage de sa fille qui l’écoute, advient un léger, très léger mouvement d’acquiescement. Depuis le début elle conduit la voiture comme elle pilote cette quête, mais là, dans ce mouvement ténu, elle prend ce qu’Antonio donne, et dont il se délivre, elle s’en emplit. Dans ce moment très court entrent une trace de gratitude peut-être et aussi la volonté de faire place à la paix.
Dans l’espace d’exposition, les toiles sont encore posées par terre contre les murs. On découvre des portraits, des croquis, des huiles, beaucoup de nus, souvent d’assez grands formats, la chair, avec les modulations chantantes de ses blancs et le triangle sombre des pubis. Une série de dessins dans des encadrements identiques est assez vite mise en place. Plusieurs hommes travaillent. Antonio règle l’accrochage, précise les emplacements. Un praticable se déplace en glissant sur ses roues dans la salle, un homme se tient tout en haut. On entend un autre homme qui siffle. Quelque chose est en préparation, quelque chose va naître. Alors la musique peut arriver dans le film. Oui, on peut célébrer, fêter quelque chose. Quoi ? Avant même de le voir arriver pour le vernissage, on entend le public, puis on reconnaît les visages. Ils sourient, ils regardent la peinture de Clotilde. Est-elle là, elle, la disparue ? Non. Mais ce qui est présent, et que la vérité enfin dite a mis en lumière, c’est ce qui a animé Clotilde, ce oui qu’elle a dit à l’amour, à l’amitié, que traduisent nombre de toiles, ce oui qu’elle a dit deux fois à la maternité, par quoi sont présentes ses filles, dans leurs vies affirmées, et qu’elle a dit avec intransigeance à la peinture. Un fondu au noir garde à l’image la dernière toile peinte par Clotilde, un corps de femme vu de profil, penché sur une cuisse relevée vers l’épaule. Sous la cuisse, quelle est cette grande tache rouge ?
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Histoire d’un secret
2003 | 1h35
Réalisation : Mariana Otero
Production : Denis Freyd, en association avec France 5
Image : Hélène Louvart (a.f.c.)
Son : Patrick Genet
Montage : Nelly Quettier
Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 87, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0087, accès libre)