Narmada : résistance à la disparition

Grégory Cohen, Manon Ott

À l’origine de ce film, il y avait un désir de rencontrer les habitants de la vallée de la Narmada en Inde qui, en s’opposant à la construction d’un complexe de barrages, questionnaient en profondeur les choix de société derrière ces grands projets de développement : « Au fond, qui décide ce que signifie le “progrès” et à qui bénéficie-t-il ? »

La Narmada cristallisait différentes visions du monde en conflit. Et, au-delà de la bataille de chiffres et d’arguments « pour » ou « contre » les barrages, c’est cette dimension politique qui nous a intéressés, tant elle interrogeait en retour nos propres sociétés.

La Narmada est l’un des sept fleuves sacrés que compte l’Inde. Il traverse le pays d’est en ouest pour se jeter dans l’océan Indien. Peu après l’indépendance, Nehru proclamait : « Les barrages seront les temples de l’Inde moderne. » A cette époque, dans l’imaginaire collectif, ils étaient vus comme des symboles du progrès, marquant le passage d’une vie régie par les lois de la nature et la tradition à une époque où la nature est maîtrisée par les technologies et les traditions rattrapées par la science. Cette symphonie du progrès, promue par les élites économiques et politiques, a pourtant connu de vives contestations. La construction des barrages sur le fleuve a débuté dans les années 80, entraînant au fil des décennies l’expropriation et le déplacement de centaines de milliers de personnes, essentiellement des communautés rurales et adivasis1, installées sur les berges du fleuve depuis plusieurs générations.

Prenant conscience du désastre social et environnemental que les barrages allaient engendrer, les habitants de la vallée se sont organisés pour stopper leur construction à travers un mouvement social qui devint bientôt l’un des plus grands mouvements populaires indiens. Ce mouvement pointait combien les barrages sont aussi les symboles d’une humanité prise dans un cycle de destruction de la nature et du pluralisme culturel. Dans les années 90, il a pu empêcher la construction d’un barrage (le Sardar Sarovar) pendant plusieurs années. Il a aussi incité la Banque mondiale à retirer son financement. Mais les travaux ont repris dans les années 2000.

Quand nous rencontrons les activistes du mouvement, en 2007, la plupart des barrages sont achevés ou presque. Une ville, des centaines de villages, ainsi que de nombreux temples ont été engloutis. Seules restent de vastes étendues d’eau, comme un désert aquatique. De nombreux habitants de la vallée ont dû quitter leurs terres et le mode de vie qui y était attaché, rejoignant parfois les bidonvilles des grandes villes. D’autres sont restés là, ayant parfois reconstruit leur maison un peu plus haut sur les collines qui bordent le fleuve, et continuant de lutter pour obtenir des compensations pour leurs terres perdues.

Pendant trois années de suite, nous faisons plusieurs séjours dans la vallée pour parcourir le fleuve et rencontrer ses habitants. Nous passons plusieurs mois dans les villages au bord de la Narmada et y recueillons des témoignages, des récits de lutte et des légendes autour du fleuve. C’est là que naît véritablement le désir du film : celui de parler de ce qui survit, et de ceux qui sont encore là, debout.

Lors de nos recherches, nous découvrons des films d’archives, tournés en 16 mm, sur la construction des barrages. Véritables odes à la modernité et au progrès, ces films de propagande produits par le gouvernement indien dans les années 60 incarnent parfaitement les idéologies et les croyances derrière ce processus de développement. Nous avons alors envie de travailler ces images et de les confronter à d’autres images, d’autres mythes et d’autres récits : ceux du fleuve et des habitants de la vallée, que d’ordinaire on n’entend pas.

La question des mythes qui fondent nos sociétés est centrale dans ce conflit. Sans les opposer de façon binaire, nous décidons de les interroger de manière critique, en mettant en tension ces différents récits. Il s’agissait ainsi de montrer que l’imaginaire économique à l’origine des grands barrages construit, lui aussi, ses propres mythes, qui sont au fondement des sociétés industrielles : les mythes du progrès, de la technique, de la vitesse…

Dans le passé, des films militants et des reportages sur le conflit de la Narmada ont largement documenté ce mouvement social, entrant dans la bataille d’arguments entre défenseurs et opposants aux barrages. Aussi, nous avions envie de porter un autre regard sur cette histoire, en essayant de la raconter de façon allégorique pour faire ressentir combien ce désert aquatique reflétait un certain état du monde actuel et en même temps combien, dans ce désert, il existait encore, même isolées et fragiles, des oasis de résistance. Pour cela, nous avons cherché une forme cinématographique différente, plus expérimentale, au sein de laquelle nous pourrions aussi inscrire ces questionnements.

Inscrire le propos dans la matière même du film

Travailler un geste simple n’avait pourtant rien d’évident au départ, car nous avions beaucoup de choses à exprimer sur ce conflit que de longues recherches et plusieurs repérages dans la vallée avaient fait émerger. L’un des enjeux du tournage puis du montage fut d’opter pour une certaine « économie de la perte ». Paradoxalement, c’était en acceptant d’en dire moins qu’un regard plus large et cette dimension allégorique pouvaient apparaître.

La forme du film s’est ainsi trouvée dans une lente dérive sur le fleuve, qui correspondait à notre envie de parler de la façon dont les destins individuels sont pris dans les courants de l’histoire.

Les mutations de la vallée, comme ce monde englouti sous ses eaux, ne sont pas visibles à l’œil nu. Elles s’opèrent sur des décennies. Nous devions pourtant trouver un procédé cinématographique nous permettant d’évoquer cette lente disparition.

Nous avons alors choisi de tourner le film en Super 8. Ce choix s’est précisé au fil de nos essais filmiques. Peu de temps avant que nous ne commencions le tournage, nous avions découvert le travail sur pellicule dans des laboratoires cinématographiques partagés comme L’Abominable2 et l’Etna3 en région parisienne. Nous sommes partis en repérages avec une caméra Super 8 dans nos bagages à côté de notre caméra vidéo. A notre retour, les quelques images tournées en Super 8 nous ont beaucoup plus parlé que les heures de rushes tournées en vidéo. La texture singulière de la pellicule, granuleuse, fragile, et ces images presque évanescentes correspondaient à notre envie de travailler les traces de ce monde en train de disparaître sous les eaux des réservoirs que nous traversions.

Ce choix peut paraître étrange. Les normes industrielles et commerciales qui dominent sont du côté du numérique et de l’image haute définition. Pourtant, filmer cette vallée en train de se transformer, de disparaître, mais aussi de résister, avec un support qui lui aussi tend à disparaître, mais résiste, en marge de l’industrie dominante, nous semblait aussi intéressant. Les contraintes du support (peu de bobines, un son désynchronisé…) commandaient une autre façon de filmer, un autre rapport au temps, à l’observation et à l’enregistrement. Nous avions envie d’expérimenter tout ça.

En contraste avec cette image Super 8, dont nous avons accentué l’impression d’évanescence en la surexposant et en filmant essentiellement par temps de mousson, dans une atmosphère brumeuse, l’immersion dans la vallée se fait par le son.

Nos caméras Super 8 étant muettes, il a fallu recréer toute la bande son du film. Un ingénieur du son, Jocelyn Robert, nous a accompagnés. Excepté quelques sons directs au moment des prises de vue, il a surtout enregistré les ambiances de la vie au bord du fleuve. Au montage, nous avons continué à travailler cette matière avec Jocelyn, en faisant quelques allers-retours entre le montage image et le montage son. C’est ainsi par exemple que le film a pu faire exister le personnage du fleuve, que les légendes décrivent comme la « déesse Narmada », en évoquant par le son sa présence, ses murmures et ses soupirs.

Mêlée à ces sons documentaires, la guitare électrique hypnotique de Duncan Pinhas nous entraîne dans la dérive le long du fleuve.

Mais surtout, en venant briser par moment l’étrange tranquillité de ce désert aquatique, la bande son visait à restituer la puissance du cri et des paroles des habitants de la vallée.

Au fil des mois de tournage, nous avons enregistré les histoires que ces derniers nous racontaient, mais aussi des transes ou encore les tambours d’une fête populaire. Le film se met à l’écoute de ces voix qui disent, rêvent et fabulent un autre monde, inventant une autre scène, en marge de l’histoire officielle. Là où une flamme de la lutte brûle encore.

Fiche technique
Un film politique et poétique le long de la Narmada en Inde.
Un voyage entre les mythes du progrès et les mythes du fleuve.
Musique originale : Duncan Pinhas.

Grandes lignes de l’intrigue
Le film Narmada se présente comme un voyage le long d’un fleuve en Inde, où sont construits de grands barrages. Naviguant entre les mythes du « Progrès » et les mythes du fleuve, il témoigne de la disparition d’un monde sous les eaux des réservoirs de ces barrages, en même temps que de la résistance des habitants de la vallée. Film à la fois politique et poétique, tourné en pellicules Super 8, il interroge les transformations de nos sociétés.


  1. Les Adivasis, littéralement « peuples premiers », sont des minorités ethniques.

  • Narmada
    2012 | 47’ | Super 8
    Réalisation : Manon Ott, Grégory Cohen
    Production : TS Productions (Céline Loiseau) et le Cnrs Images.
    Image : Manon Ott et Grégory Cohen
    Son : Jocelyn Robert
    Montage : Mathias Bouffier, Grégory Cohen et Manon Ott

Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 95, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0095, accès libre)