Comment couper ?

La Danse des souvenirs

Isabelle Rèbre

À l’automne 2001, la cinéaste japonaise Naomi Kawase reçoit un coup de fil de Kenzuo Nishii, un photographe et critique important qu’elle avait rencontré dans un festival six ans auparavant : celui-ci est très malade, il lui reste peu de temps à vivre et il lui demande de venir le filmer. Le lendemain, la jeune femme abandonne le projet de fiction sur lequel elle travaille et se rend à son chevet avec sa caméra. Elle y retourne chaque jour pendant plusieurs semaines. L’aventure dans laquelle elle s’engage répond à une demande et ne ressemble pas à un tournage habituel : il n’y a pas de budget, aucun plan de travail n’a été élaboré, aucun projet de film défini. Plutôt une mission : filmer les derniers jours de cet homme. Quant à ce que peut être ce film, et plus largement ce que peut le cinéma, ils vont y réfléchir ensemble. « Pourquoi vouloir être filmé ? » lui demande d’emblée N. Kawase. « Pour prolonger ma vie, ne serait-ce que d’une journée » répond-t-il. Dans ce film où Kawase accompagne Nishii jusqu’à la fin, ce dont il est question, c’est de l’essence même du cinéma, l’art d’enregistrer le présent. Seul le cinéma a le pouvoir de ralentir le temps, de l’arrêter, de le dilater. Il est aussi le plus apte à saisir le passage de la vie à la mort. Mais ce que la caméra capte, c’est aussi ce qui passe de l’un à l’autre, la manière dont elle est présente pour lui. Ce lien, qui s’intensifie au fil de ces jours partagés, se renforce plus ils s’approchent du moment où ils vont être séparés, ou le fil entre eux va être coupé. Mais comment couper ? Wim Wenders qui en 1979 dans Nick’s Movie filmait lui aussi les derniers jours de son ami américain Nicolas Ray, n’avait pas voulu répondre à cette question et laissa son aîné prendre la décision : « You say “cut” » (« Tu dis “couper” ») lui avait-il dit. Kawase procède d’une autre manière, et dans le fond, elle non plus ne coupe pas, mais explore magistralement l’art du suspens et du fondu enchaîné.

Naomi Kawase est née en 1969 à Nara, au Japon. Elle a été formée à l’École des Arts visuels d’Osaka en section photographie dont elle sort en 1989. Elle réalise son premier documentaire en 1992 intitulé Embracing. Avec l’aide d’une caméra 8 mm, elle part à la recherche des traces de son père qui l’a abandonnée. Trois autres essais biographiques suivront, dans lesquels elle capte le quotidien de sa grand-mère adorée, qui est aussi sa mère adoptive, comme si elle voulait ne rien perdre de son regard, de ses mains, de sa voix, de son corps aimant d’autant plus précieux qu’elle le voit fatiguer et vieillir. En 1997, Suzaku son premier long-métrage de fiction est primé à Cannes. Elle est à ce jour l’auteure d’une dizaine de fictions dont les thèmes sont en étroite résonnance avec ses explorations documentaires. Ces films à petits budgets qu’elle réalise au rythme de un par an environ et dans lesquels elle tient elle-même la caméra sont l’occasion de développer un questionnement sur ses origines. Parallèlement, au travers de films-essais, elle amorce un travail en dialogue avec d’autres cinéastes ou photographes, interrogeant le rapport entre l’art et la mort. Le premier réalisé en 1996 intitulé This World (60 mn) prend la forme d’une correspondance filmée en 8 mm avec le cinéaste japonais Hirokazu Koreeda, au moment de l’écriture de son film After life (1998). L’année suivante, Kawase filme des personnes âgées racontant les conditions éprouvantes d’une vieillesse isolée dans la montagne au Japon. En 1999, dans Kaléidoscope, elle invite un photographe à réaliser une série de clichés de deux jeunes filles, l’une originaire de la ville et l’autre de la campagne. Elle y met en scène les sentiments conflictuels qui les animent, ainsi que ceux qui se font jour entre le film et la photographie. En 2002, elle poursuit cette question de la perte qui traverse toute son œuvre et réalise La Danse des souvenirs. Elle prend le parti de laisser le son direct et s’adresse à l’homme dans une forme de spontanéité : « Je ne sais pas par quel bout commencer, même si je comprends mieux ce que vous souhaitez » interroge-t-elle. « Moi je n’en ai aucune idée » répond-t-il. Elle insiste : « Comment faire ? ». Lui : « Je sais juste que mon cas est désespéré ».

Le terme est proche, mais nul ne sait quand ni comment il va arriver. Ensemble, ils avancent au jour le jour dans l’inconnu sans savoir ce que sera le lendemain. Alors, que faire d’autre si ce n’est saisir l’intensité de ce présent ? La tension, c’est celle de la mort qui rôde, une mort annoncée. « On ne peut enregistrer que le présent, un présent qui est bouleversant dans la mesure où il est pris dans l’idée, dans le mythe, dans le rêve d’un processus que nous n’avons pas à voir ou à vérifier tous les jours » dit Serge Daney, dans un de ses derniers entretiens, dans un moment où ce qui le préoccupe c’est le flux d’images sans ordre ni pensée qui envahit les écrans. « Est-ce que le malaise de l’information dans les médias, ne vient pas du fait que ce qui est simultané aujourd’hui n’est plus le cinéma proprement dit, mais celui qui regarde les images et qui zappe sans arrêt. Je répète : l’idée du travail du temps, du travail des hommes, devient aujourd’hui incompréhensible. Comme si ce qui était laissé en leasing au cinéma, ce pouvoir de prolonger ou d’accélérer les choses, de faire des coupes, lui était progressivement enlevé pour se retrouver dans le grand pot commun de la société » 1. Ce pouvoir de prolonger ou d’accélérer les choses, de faire des coupes, c’est exactement ce qui est à l’œuvre dans le cinéma de Kawase dont le pouvoir est intact, travaillant à enregistrer l’instant, le détail, l’insignifiant. Comme le goutte à goutte du temps qui s’écoule à travers la poche de glucose suspendue à une perche au-dessus du lit. Le présent qu’ils partagent est d’autant plus sensible pour nous que très souvent, elle filme le corps en très gros plan à même la peau : sa caméra caresse, attentive à une perle de sueur sur sa joue, au bout de sa langue qui humidifie ses lèvres, aux reflets du soleil sans cesse changeants sur les feuilles du cerisier.

Naomi Kawase tient sa caméra à la main et ce que l’appareil enregistre, c’est peut-être d’abord sa présence : « Je fais des films pour laisser une sorte de preuve de mon existence », confie-t-elle dès les premières minutes du film, en balayant de son regard l’espace de la chambre d’hôpital : « Je me demande toujours quel sujet, quel thème je pourrais traiter ». Elle filme avec son corps et c’est à travers sa sensibilité que le réel est saisi. Ce que nous spectateurs voyons, c’est non seulement le malade étendu là, mais la manière dont cette femme se tient à ses côtés, dans quelle attention, quelle tension. Nous partageons ses sensations, percevons les mouvements de sa respiration, ses élans. Souvent l’image est floue, indéchiffrable, elle n’est que couleur ou matière, mais ici, faire ressentir est plus important que faire voir. Ce dont elle témoigne, c’est d’un être tendu vers un autre, en empathie, parfois tremblant, parfois d’un aplomb étonnant et parfois chancelant jusqu’à la chute. Une nuit, alors que le malade réclame de l’eau pour cracher les glaires qui s’accumulent dans sa gorge, la filmeuse se précipite de l’autre côté du lit pour attraper une bonbonne d’eau tout en continuant à tourner. L’appareil de prise de vue dans une main, le bassin d’inox dans l’autre, elle approche le récipient de sa bouche pour qu’il crache, tout en continuant à filmer. L’opération est renouvelée plusieurs fois dans un va-et-vient confus : « Voilà, j’ai renversé ! » soupire-t-elle, lâchant la caméra sur le lit pour essuyer les traces de sa maladresse. Plus tard, alors que l’échange s’attarde à tenter de formuler ce qu’ils sont en train de faire, Nishii emploie le terme de « document », un document sur ce qu’il a raconté pendant qu’il vivait. Kawase, comme désarmée face à ce mot qui n’appartient pas à son vocabulaire, lui demande : « Mais alors, si on posait une caméra dans votre chambre et qu’on appuyait sur le bouton, ça suffirait ? ». Après quelques secondes celui-ci acquiesce : « Personne ne trouverait ça intéressant ». Ce mot, pas plus que celui de documentaire ne la satisfait, trop poussiéreux, figé et lié au passé. Elle leur préfère le mot mémoire qui lui donne l’impression de vivre.

Vaise de places

Dans une interview 2 réalisée à l’occasion du festival Vision du Réel de Nyons (Suisse) où elle présentait le film, Naomi Kawase disait que celui-ci ne ressemblait pas aux précédents et que la collaboration avec K. Nishii l’avait fait évoluer et allait influencer la fiction qu’elle s’apprêtait à tourner, « Une fiction dans laquelle la disparition d’un frère jumeau bouleverse le sens intime de la durée de chacun des membres d’une famille ». L’expérience vécue avec La Danse des souvenirs n’est sans doute pas étrangère à cette idée de personnage de jumeau disparu mystérieusement, et traduit à quel point la perte l’atteint dans sa chair. Tout le film est en effet construit sur une identification, à travers leur dialogue d’une part, mais aussi une mise en abîme : elle le filme, il la prend en photo, tantôt avec son appareil argentique, tantôt avec une petite caméra numérique posé à côté de son oreiller. Dans une séquence, où les jeunes fils du photographe viennent en visite, cette caméra circule entre plusieurs mains : quelques prises de vue réalisées par cette seconde caméra sont insérées dans le montage sans qu’il soit possible de savoir qui en est l’auteur, elle ou lui. « La ligne qui nous sépare s’efface 3 », dira-t-elle. Ce qui intéresse Kawase, c’est de montrer cette confusion qui fait dire à Nishii dans une semi conscience, alors qu’il se sent disparaître : « On pourrait filmer Naomi à ma place peut-être ? ». C’est littéralement ce que fait W. Wenders, se mettant en scène dans un rêve récurrent, endormi dans un lit d’hôpital. « Pince-moi fort » dit-il à N. Ray installé dans le fauteuil du visiteur. « Pas très drôle, hein ? Ça aurait pu être drôle ». Cette valse des places est-elle le signe d’une empathie, d’une compréhension profonde ? « En ce qui concerne la mort à la première personne, c’est-à-dire la mienne, dit Jankélévitch 4, eh bien, je ne peux pas en parler puisque c’est ma mort. J’emporte mon secret, si secret il y a, dans la tombe. Il reste la mort à la deuxième personne, la mort du proche, qui est l’expérience philosophique privilégiée parce qu’elle est tangente aux deux autres. Elle ressemble le plus à la mienne sans être la mienne, et sans être non plus la mort impersonnelle et anonyme du phénomène social. C’est un autre que moi, alors je survivrai. Je peux le voir mourir. Je le vois mort. C’est un autre que moi et, en même temps, c’est ce qui me touche de plus près ». Il y aurait donc une forme de projection inhérente à ce face à face, qui est en soi une expérience existentielle. Kawase n’exprime pas autre chose quand elle dit après-coup : « Il m’a semblé que la demande de Nishii allait au-delà du cinéma » 5

Franchir l’obscène

André Bazin avançait l’idée que la mort était un des rares événements qui justifiait le terme de spécificité cinématographique 6. Le cinéma selon lui était le plus à même de filmer ce passage et de lui conférer, en le conservant, une éternité matérielle. En même temps, A. Bazin redoutait une forme d’obscénité à vouloir enregistrer ce moment unique qui, devenant reproductible était rendu banal. La question que soulevait Bazin, c’est celle de la limite de la représentation, de l’obscénité. L’obscène, c’est ce qui est de mauvais augure, dégoûtant, indécent, sale. Dès lors, comment filmer la mort ? Chaque cinéaste qui s’y trouve confronté répond à sa façon, avec son style. Au départ de Nick’s Movie, les deux hommes avaient un projet de fiction qui ne se fera pas tel que prévu puisque le cinéaste américain est gravement malade. Wenders redoute de se retrouver face à sa faiblesse sachant qu’il serait gêné d’être vu ainsi, mais le tournage qui s’amorce en 35 mm et toute la cérémonie qui l’accompagne est une manière de garder une distance. Dans une conversation entre les deux hommes au début du film, W. Wenders avoue cette peur, ajoutant : « Quelque chose me fait encore plus peur : j’ai pensé que je pourrais me trouver attiré par ta faiblesse ou ta souffrance. Si c’était le cas je devrais te quitter. J’aurais le sentiment de te tromper ou de te trahir ». « Ça n’arrivera pas » répond Nicolas Ray. Wenders filme entre eux cet échange dans la cuisine, parfaitement mis en scène dans un impeccable champ-contrechamp, bien éclairé. Parallèlement, Tom Farrel, un des acteurs, filme d’une caméra vidéo brouillonne les coulisses du tournage en Betamax. Après quinze jours de tournage, Wenders se rend compte que cette distance trop respectueuse l’éloigne. Dans la voix off, il raconte après-coup : « Ce qui comptait, c’est ce que le film faisait à notre amitié : j’étais de plus en plus sous la pression de faire un film et j’étais coincé, même obsédé par ce travail même, par la simple mécanique de régler les plans et d’organiser le tournage, au lieu de m’occuper de Nick. » Les plans tournés lui apparaissent trop propres : « Je pense que la peur est en cause, quand on ne sait pas vraiment ce qu’on veut montrer, on essaie de faire que ce soit beau », confesse-t-il à Ray dans une scène morcelée, aux images hasardeuses captées par la Betamax agitée dans la chambre où il vient de se faire hospitaliser d’urgence. Le montage final fait ainsi alterner les plans parfaitement mis en scène par Wenders, et les images brouillonnes, mal éclairées et granuleuses de Tom que personne ne songeait à utiliser au départ. En associant les deux supports, ce que Wenders considère comme les images propres et les images sales, il parvient à un équilibre, à ce qui lui semble être le ton juste du film. Le spectateur peut ainsi voir le devant de la scène et son derrière, autrement dit ce qui serait plutôt destiné au déchet 7. Quant à la limite au-delà de laquelle Ray ne sera plus filmable, Wenders lui laisse en décider, refusant de s’approprier ce final cut. Dans la dernière scène avant l’épilogue, Nicolas Ray, d’une élégance princière est assis dans le fauteuil du décor, face caméra. Comme un lion qui va mourir, il rugit :

— Nick : I’m sick, I don’t know why I have to go now, eh ? Ok ok I’m finished, what are you going to do ? (Je suis mal. Je ne sais pas pourquoi, je dois partir maintenant. Bon, j’ai fini. Qu’est ce que tu vas faire ?)

— Wim : Say « cut » (Dire « coupez ».)

— Nick : Say « cut » ? (dire « coupez » ?). Go ahead (Vas-y)

— Wim : You say « cut » (Dis-le, toi coupez)

— Nick : Go ahead : « cut ! », go on, cut ! (Vas-y, coupes ! dit-il fermement en fixant d’un coup la caméra)

— Wim : Don’t cut (ne coupez pas)

— Nick : Don’t cut… (Ne coupez pas…) Cut ! (Coupez !)

Noir.

Quand couper ? Comment couper ? Quelle est la limite de l’obscène, du filmable, du montrable ? Question de cinéma, mais pas que. Kawase, elle, ne coupe pas. Non pas qu’il n’y a ait pas de coupes dans son film troué d’ellipses et d’images manquantes. Il commence d’ailleurs par quatre plans furtifs en Super 8, comme haché par des blancs, traces de la lumière qui a imprimé la pellicule et qui a été gardée au montage. Dans une ouverture au noir, on découvre un autel, des funérailles. Blanc. Une femme de dos prend une photo : une foule est rassemblée où chacun s’approche et dépose des fleurs sur le cercueil ouvert. Blanc. Des hommes emportent le cercueil. Blanc. La caméra accompagne le corps à l’extérieur, laissant le soleil inonder le champ d’une intense lumière blanche. Noir. Dès le départ, le corps du film est troué de vides, d’absences. Cette première minute au souffle court, contraste avec la suite du film qui avance plutôt à un rythme lent et assuré.

Mais la question de la coupe se pose à deux moments, où nous nous demandons pourquoi elle ne coupe pas. La première scène, l’une des rares où Nishii sort de sa chambre, se déroule dans le jardin de l’hôpital : assis dans un fauteuil roulant, il tient entre ses mains son appareil photo dans lequel il insère une pellicule tout en discutant. Gros plan sur les mains du photographe qui charge sa pellicule, arme, vise la filmeuse, ajuste le point et déclenche l’appareil. Mais l’échange reste en suspens : Nishii est pris d’une toux intempestive et n’arrive plus à répondre, il prend un mouchoir pour cracher les glaires qui encombrent sa gorge, la toux redouble, il saisit un autre mouchoir, la toux continue, il a du mal à respirer, l’infirmière qui l’accompagne fait un geste pour tenter d’apaiser la toux qui redouble, Kawase resserre, on se dit qu’il faudrait couper pour que tout cela s’arrête, comme si l’interruption de la prise allait suspendre l’action, mais elle tient, le film continue, ça continue, ça ne va pas s’arrêter, du moins elle ne s’arrête pas, elle fait son travail, elle enregistre du présent, du vivant, c’est le pacte entre eux qu’elle tient, prolonger sa vie, le cadre est étonnamment stable, elle se tient face à lui, au plus près de son visage, elle le tient, le son direct de la scène disparaît, le plan reste un court-instant sans son, en apnée, irréel, Nishii agite des mouchoirs de papier blancs devant son visage, des cris de jeux d’enfants s’envolent comme des oiseaux, Kawase tient encore et nous aussi, alors doucement l’infirmière déplace le fauteuil, l’éloigne jusqu’au bout de l’allée où il disparaît, nous laissant seuls, longtemps, il a disparu, il n’est plus là… Coupez. Sept immenses minutes viennent de s’écouler. La scène est placée en plein cœur, au milieu exact du fil. Est-ce la frontière de l’obscène que nous venons de franchir ? Ou bien plutôt l’écran qui nous séparait de cet homme ? Ne nous a-t-il pas semblé dans ce temps infini que nous manquions du même air que lui ? Que nous avions partagé son présent dans toute sa rudesse ? Ne faut-il pas sentir la douleur pour vraiment éprouver le réel ? Pas un instant nous ne nous sentons voyeurs, mais heurtés, oui, dérangés dans notre fauteuil de spectateurs. De ce film-là nous ne sortirons pas indemnes. Et ce n’est pas fini. A la fin, le malade est entouré par ses proches, il est sous oxygène, ne respire presque plus, ses yeux sont ouverts, mais déjà absents. Kawase filme longuement son visage. Pour s’approcher de lui encore davantage, elle zoome sur son regard, puis lentement la traversée s’amorce, ses yeux se fondent dans une lumière qui illumine la nuit, puis cette lueur devient le soleil éblouissant dans le ciel des funérailles. Trois plans ce sont enchaînés en fondu, alors que la respiration a été emportée par les roulements d’un train. En écrivant sur ce film, Erik Bullot 8 se demande si l’une des tâches des cinéastes aujourd’hui n’est pas d’inventer des formes encore possibles à partir du franchissement de ce point d’obscénité. Kawase y œuvre magnifiquement, et son cinéma est un art des métamorphoses. Dès son arrivée dans la chambre, d’un mouvement de caméra, elle rapproche l’homme affaibli du cerisier rougi par l’automne derrière la vitre. Ensemble, ils composent un haïku où le cerisier incarne toutes les métaphores du temps qui passe : « Mon destin est-il de tomber comme une feuille de cerisier ? » lance Nishii qui imagine aussitôt le cerisier abattu. Kawase écarte cette chute : nul ne songe à l’abattre, sachant qu’une prochaine floraison arrivera. Leur poème reste ainsi sans fin.

Suspens et renversement

Dans cette Lettre d’un cerisier jaune en fleur, qui commence et finit par des images en Super 8 dessinant ainsi une boucle, les ruptures ne sont jamais là où on les attend. Si on ne peut oublier que le temps est compté, on le voit, on l’entend, Kawase sait aussi le suspendre. Ainsi, ce moment de pur renversement, lorsque les deux jeunes fils du photographe s’amusent à prendre des clichés avec le caméscope de leur père pendant que celui-ci s’est assoupi. En off, se déroule un dialogue, où Nishii expose quelques mordantes considérations sur les photographes « qui ne réfléchissent pas assez », les critiques « qui sont des idiots », lui inclus, et ceux qui les lisent « qui le sont encore plus ». La caméra de Kawase dont le maniement semble aussi peu sûr que celui de ces amateurs filme la scène : les garçons tiennent dans leur main le Caméscope, manifestement réglé sur la position shutter ce qui a pour effet de décomposer le mouvement ou de produire des images arrêtées. Ces images sont insérées dans le plan séquence l’interrompant ainsi donc à trois reprises. La première des images fixes représente Nishii endormi, les yeux clos. La seconde est cadrée complètement de biais, fruit du hasard : la moitié du champ est occupé par le visage d’un des garçons qui rit et l’autre par les rideaux et la fenêtre. Entre temps, le malade s’est réveillé, il a ouvert les yeux et fixe à son tour l’objectif. Il tire la langue et l’image une nouvelle fois se fige. En trois images, Kawase nous montre la représentation du mort et son renversement. Dans le troisième cliché, le gisant tire la langue, comme pour dire au spectateur : « C’est une blague, je t’ai bien eu, je ne suis pas mort ! ». Entre les deux images, un renversement, au sens propre, une image dont il est difficile de repérer les coordonnées, comme libérée du poids de la pesanteur, en envol, accompagnée d’un rire du sujet photographié. Si l’image fixe coupe, c’est avec le temps qui s’écoule : elle arrête pour quelques secondes le temps qui dans ce film conduit réellement vers la mort de Nishii. On pourrait voir dans ces trois images une forme de Witz, que Lacoue-Labarthe et Nancy nomment « génialité fragmentaire » 9 : ce rire des renversements est inséparable d’un exercice systématique de suspension. Pour eux, le Witz apparaît comme « une épreuve d’une temporalité singulière qui rompt avec une continuité domestique » 10. Marie-Josée Mondzain qui a consacré un ouvrage aux motifs de la poursuite et du suspens au cinéma 11, reprend cette idée et fait un lien direct entre suspens et renversement : « Ce qui fait mon objet, écrit-elle, c’est le suspens, c’est le suspense, c’est la suspension en un mot, tous les points fictionnels, point de suspension qui dilatent à l’infini l’écart entre ce que nous désirons et ce que nous fuyons. Cette dilatation déchire ce tissu d’une continuité fatale, de cette nécessité inéluctable qui constitue la butée du réel » 12. Autrement dit, le suspens est pour la philosophe la condition d’un possible renversement, d’une interruption de la poursuite, au sens d’un déroulement interrompu qui va de vie à trépas.

Lorsqu’elle raconte le premier visionnage des dix-huit heures de rushes fait avec ses collaborateurs sur plusieurs soirs, Naomi Kawase évoque la re-vision de ce qu’elle avait vécu : la vision sur la table de montage a remplacé la temporalité du tournage par une autre temporalité. « Il me semble qu’en voyant l’agonie de cet homme » disait-elle après coup, « On a l’impression d’une progression inéluctable vers la mort mais aussi, me semble-t-il l’espoir qu’il ne meure pas. » 13


  1. Serge Daney, Persévérence. Entretien avec Serge Toubiana, POL, 1994, p. 112.
  2. Naomi Kawase « Mon film s’inscrit dans la tradition japonaise du dernier poème écrit par celui qui va mourir », propos recueillis par Charlotte Garçon, in Cahiers du cinéma, juin 2002, p. 17.
  3. Ibid.
  4. Vladimir Jankélévitch Penser la mort ?, Collection Opinion, Éditions Liana Levi, Paris, 1994, p. 16.
  5. Naomi Kawase, op.cit.
  6. André Bazin, Mort tous les après-midi. Qu’est-ce que le cinéma ?, vol. 1, Paris : Cerf, 1958, p. 68.
  7. Lire sur ce sujet l’article de Ph. Dubois, Marc-Emmanuel Mélon, Colette Dubois, Cinéma et vidéo, interpénétrations, Communications Volume 48, 1988, p. 267 à 321.
  8. Érik Bullot, Éloge de Naomi Kawase in Cinema n° 8, automne 2004, p. 51.
  9. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy L’absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand, Collec. Poétique, Seuil, 1978.
  10. Ibid.
  11. Marie-Josée Mondzain, Images (à suivre) Bayard, 2012.
  12. Ibid, p. 190.
  13. Naomi Kawase, op.cit.

  • La Danse des Souvenirs ou Lettre d’un cerisier jaune en fleur (Tsuioku no dansu)
    2002 | Japon | 1h05 | 8 mm et vidéo
    Réalisation : Naomi Kawase
    Production : Visual Arts College, Sent Inc., Kumie
    Montage : Shôtarô Yasuraku, Naomi Kawase

Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 139, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0139, accès libre)