Hubert Sauper
« L’idée de Nous venons en amis était de faire un film sur l’esprit du colonialisme, sur la pathologie de la domination, sur cette envie de vouloir posséder, neutraliser « l’autre »… en lui volant ses terres, ses femmes et enfants, sa culture, son identité. J’ai voulu rappeler aussi un élément central du colonialisme : son auto célébration. Car le récit qui survit est toujours celui du gagnant, du colon, de l’église, du pouvoir économique… à savoir : une interprétation impérialiste de l’histoire. 1 »
Ces déclarations d’Hubert Sauper, à propos de son film, ouvrent sur une thématique assez large, qu’il lui a fallu concrétiser. En se montrant inventif : il a construit une machine (dénommée « sputnik »), soit un ULM avec un moteur de grosse moto, fait pour débarquer comme une sorte de « fou volant dans une drôle de machine » dans des lieux où les visiteurs ne sont ni invités, ni même attendus, le Sud Soudan. Une zone de guerre peuplée de camps militaires et de pétroliers chinois, en plein désert d’Afrique. Ce « sputnik » constitue un dispositif de tournage et d’investigation, un prétexte à rencontrer les forces belligérantes en présence, et aussi les africains autochtones : certains diraient un stratagème, une sorte de « passe-partout ».
Quand on arrive dans un zone de guerre et que l’on débarque comme une sorte d’extra-terrestre, la question posée d’emblée est évidente : « Qu’est-ce que vous fautez ici ? » Si on n’a pas la bonne réponse à donner aux militaires, on risque fortement de se faire arrêter, harceler, ou de passer un sale moment dans un bureau. Dire : « Je suis pilote » est une bonne réponse surtout quand on porte des galons à l’épaule (signe de dérision totale) et qu’on ajoute : « Nous venons en amis ». Cette phrase, sarcastiquement reprise par le titre du film, était sincère vis à vis des gens des villages que nous croisions. Souvent nous étions à la merci des notables locaux : ils pouvaient nous accepter, nous protéger (c’est ce qu’ils ont fait la plupart du temps) mais aussi nous repousser. En nous voyant sortir de notre « sputnik » vulnérable avec des galons sur nos épaules, des mines épuisées et naïves, les gens rigolaient, et du coup, une sorte d’affection naissait subitement. On nous voyait comme une troupe de cirque ou de vagabonds qui passent au village… Imaginez la tête des enfants ! Pour eux, cet avion bizarre, ces blancs ridicules, venaient comme d’un rêve.
Le « sputnik », survolant à 3 000 mètres la guerre civile, permettra au cinéaste d’atteindre des zones difficiles d’accès, mais aussi d’échapper au danger au tout dernier moment. D’ordinaire l’avion, symbole de la supériorité technologique, transporte des passagers, mais il envoie aussi des armes, largue des bombes (Libye, 1911, Soudan, 2011) ou parachute des substances chimiques, voire radioactives. Pourtant l’avion se pose parfois – mission humanitaire – pour déposer des médecins, des secours, des vivres, des médicaments. Rarement des cinéastes !
Parti du jardin de sa petite ferme en Bourgogne, Hubert Sauper arrive donc seul en Tunisie, pour des raisons de poids, mais aussi pour limiter le risque de chute ; il traverse alors la Libye :
ce morceau du périple m’a pris un mois car j’étais constamment arrêté, questionné et menacé dans les aéroports militaires, malgré mes papiers et mes autorisations. Les soldats de Kadhafi avaient une attitude totalement paranoïaque (ce qu’ils ne savaient pas encore, c’est que c’était la fin de leur époque). J’étais entouré, en Libye comme en Égypte, par un monde en lien étroit avec l’Afrique déchirée. Un monde fou de militarisme, avec des uniformes, des armes, des règles et des restrictions, des murs et des postes de contrôle, des frontières, de la bureaucratie débile.
Il s’agissait de pénétrer dans l’œil du cyclone, de s’exposer au « monstre » pour pouvoir mieux en parler. Xavier Liébard rejoint Hubert Sauper pour le seconder dans cette tache bien difficile :
« Au sortir de l’Égypte, au bout d’un mois de plus d’interrogatoires répétitifs, et avec le « sputnik » confisqué, c’est là que j’ai eu l’idée salvatrice de nous transformer en capitaines, de nous « déguiser » avec l’uniforme d’un pilote comportant quatre barrettes sur l’épaule. Comme cela nous étions fidèles au « protocole colonial », et au cœur du thème du film. Notre équipe est devenue l’élément clownesque de cette pathologie. Ce qui est le plus troublant, c’est qu’immédiatement après, nous avons eu de grandes facilités pour discuter avec les chefs de camps militaires. Les officiers nous saluaient, du coup… »
Bloqués au Soudan, par le régime islamiste de Béchir, les cinéastes attendent des semaines, tandis que le Sud se prépare à l’indépendance. Les autorités voient d’un mauvais œil les caméras et la bizarre machine volante : pas question de survoler le Sud Soudan.
Pour pouvoir quitter Khartoum, nous « avons du devenir bons amis » avec les militaires du régime du dictateur Omar El Béchir. Ils s’intéressaient étrangement à notre petit « sputnik », avec l’envie a peine voilée d’en construire eux aussi. Mais fort probablement pour surveiller les frontières ou larguer des bombes sur la tête des gens du Darfour et des provinces du Sud Soudan. Lorsque les chefs de Sudan Air Force ont découvert notre engin bizarre venu de France, il s’est instauré une curieuse atmosphère de camaraderie d’aviateurs en uniforme, ce qui nous a finalement permis d’avancer. D’ailleurs, à cette même époque, des bombardements très lourds étaient en cours…
Deux armées, celle du Sud et celle du Nord, (sans compter les milices et les groupes armés omniprésents dans la brousse) surveillent la future frontière, là où justement se trouvent les champs pétrolifères, tenus par les chinois. Les affrontements sont incessants. La seule manière d’approcher est encore une fois de tomber du ciel !
On s’est posé sur une piste pétrolière sans avertir qui que ce soit, nous avons été reçus par des kalachnikov braquées sur nous et des soldats bien allumés et extrêmement nerveux. C’était un de ces nombreux moments inconfortables où nous nous sommes dits : « le voyage est fini ». Notre argument principal a été de profiter d’une panne de moteur pour demander de l’aide. On a discuté avec mon copilote – mon ami Xavier – de manière très joviale, sans montrer le moindre signe de peur (alors qu’on avait une trouille terrible). On s’est mis à leur raconter des histoires sur notre périple en se moquant de nous-mêmes si bien que le chef de l’aéroport et même les soldats ont fini par rigoler. C’est fou comme l’humour est un moyen extraordinaire pour déminer les tensions. Puis, ils nous ont invités à rester dans un de leurs containers climatisés de la base pétrolière. De fil en aiguille, nous avons été introduits auprès des cadres chinois et nous sommes restés plusieurs semaines à réparer l’avion (il était, aussi, vraiment abîmé). Mais cette arrivée nous a surtout permis de nouer des contacts avec des travailleurs plutôt sympathiques, d’habiter cette réalité pétrolière entourée de le confusion de la guerre. Nous étions à l’intérieur de ce monde inconcevable et « interdit », grâce à notre « navire spatial ». C’était assez incroyable, nous étions « les rois du pétrole ».
Comment filmer dans un tel contexte ? La caméra peut « voler » des images, mue par une sorte « d’extractionnisme », dans le plus pur style colonial. Cela peut être aussi un petit appareil qui soutient la relation établie, prolongeant le regard « ici et maintenant » sur la personne et sur le groupe. Si deux excentriques débarquent d’un appareil vulnérable, précaire et fragile, expliquant qu’ils filment leur voyage (ce qui est vrai), ils sont regardés et regardent autrement : c’est le « cinéma du lien », fondé sur la relation humaine.
Au bout de quelques jours, les Chinois et aussi les dirigeants de l’ONU nous demandaient s’ils pouvaient faire un tour… Alors on leur donnait la caméra, j e pilotais et ils filmaient eux-mêmes leur camp. C’était une sorte d’infiltration mais ce qui comptait pour nous c’était de créer du lien : la plupart des gens que nous avons rencontrés se sont révélés très accueillants parce que nous nous intéressions à leur univers et notre relation était sincère. Nous avons pu sentir comment ils vivaient, comment ils réfléchissaient sur la vie, comprendre leur situation d’« aliens, de visiteurs sur une autre planète ». Nous étions des extra-terrestres de part et d’autre. Les autochtones étaient encore une autre espèce d’extra-terrestres pour les Chinois. Cette collusion de réalités totalement différentes et improbables représente le fond de tous mes films, je pense.
L’accueil des autorités officielles a quasiment toujours été hostile et suspicieuse, car la présence des cinéastes était perçue comme une menace voire un espionnage. Contrairement aux Soudanais, amicaux et ouverts, et même hospitaliers.
Sous les pieds des tribus du Sud Soudan, il y a apparemment plus de 600°milliards de dollars en valeur de pétrole et peut être davantage en or, en uranium, zinc, cobalt, etc. Sur le long terme, les riches terres agricoles et l’eau du Nil sont un trésor plus important encore. L’arrivée de nouvelles technologies a libéré des gisements insoupçonnés et inaccessibles ; ces terres considérées comme ingrates et désertiques sont devenus alors des enjeux stratégiques majeurs.
L’ironie du sort – macabre – fait que la frontière qui partage le nord et le sud Soudan traverse directement les plus grands champs de pétrole ! Le résultat est aussi simple que prévisible : ça s’appelle la guerre.
La division de l’Afrique en compartiments par les coloniaux à la fin du XIXe siècle a tracé des frontières qui ressemblent à des lignes de mort. La récente frontière du Sud Soudan n’échappe pas à la règle. À peine créé (en juillet 2011), l’État perd effectivement un tiers de sa surface – et de son sous-sol – puisque vendu aux multinationales pour le pillage de ses richesses ! Les nouveaux conquérants de la région sont désormais les Chinois et les États-Unis, soutenus quant à eux par les Évangélistes venus du Texas.
Depuis le tournage du film, un quart de la population a été déplacée de force ; la moitié est menacée de famine. Au moins 50 000 personnes ont été tuées dans la guerre civile entre ethnies, tandis qu’on enrôlait de force 12 000 enfants dans les groupes armés. L’espérance de vie ne dépasse pas 55 ans et le taux d’alphabétisation est le plus bas de la planète. 110 000 personnes vivent avec 80 grammes de céréales par jour dans le camp de Bentiu, gigantesque marécage. 2
Faut-il alors s’étonner de trouver des Sud Soudanais dans la « jungle » de Calais ? Aujourd’hui les guerres au Soudan ou en Syrie ont des conséquences directes sur nos vies : il devient urgent d’interroger les sources et les causes des conflits.
9 novembre 2015
- Les citations sont extraites du dossier de presse du film édité par Le Pacte (entretien réalisé par Michel Amarger en juin 2015).
- Lire à ce sujet, dans Le Monde du 1ernovembre 2015, « Les récits hallucinés de l’enfer Sud-Soudanais » et « L’indépendance n’a pas été un décollage, mais un crash », deux articles de Bruno Meyerfeld, envoyé spécial du journal.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 99, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0099, accès libre)