Réponses de Babi Avelino

0- POURQUOI FILMEZ-VOUS SEUL-E ?

Parce que c’est la continuité de ma pensée…l’extériorisation du moi et de ma perception du monde. C’est peut-être narcissique comme forme de fonctionnement, mais très universel à la fois. J’ai l’habitude de finir d’écrire mes documentaires en les filmant, à partir des rencontres faites, de mes réflexions et sentiments vécus lors du tournage…je suis encore en train de l’écrire quand je filme. C’est une nécessité aussi.

1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION

  • a- Toujours seule ? Oui
  • b- Autres pratiques en solo : Oui, je travaille avec la photographie depuis 1994 et j’écris beaucoup aussi depuis l’adolescence…
  • c- Lors du premier documentaire São 9.859,47 km en 2004, je me suis tout de suite sentie à l’aise de l’autre côté de la caméra, comme pour la pratique de la photo ; sauf que dans l’audiovisuel, on peut interagir d’une manière plus complète de mon point de vue. Il y a des ressentis qui sont plus transparents avec le caméscope… et j’aime cette sensation. C’est en ressentant et en essayant d’être en partage total avec la personne, ou l’endroit filmé, que l’histoire prend force… C’est une sensation de pure liberté de l’écriture audiovisuelle aussi. J’ai réalisé le deuxième documentaire (Elo en 2006) et le troisième (La Visite du Roi en 2011) en suivant la même démarche. Ma maitrise du caméscope m’a permis d’être plus fidèle à ce que je voulais montrer et faire passer. Je prends du plaisir à capter moi-même ces instants, parce que mes sujets sont toujours nés d’une nécessité intime de raconter un fait, ou un questionnement par rapport à ma vie et celles de gens que je rencontre. J’aime connaître par cœur les images, cela me donne la possibilité de composer l’histoire lors du montage, en tenant compte de ce qu’on a ressenti sur telle ou telle fragment d’image ; c’est très important pour moi de connaître les images quand elles sont prises… c’est plus légitime… pour moi qui ai une écriture plus poétique qu’informative.
  • d- Équipe : Pour le deuxième documentaire Elo, pour certaines séquences, j’ai eu besoin de la présence/collaboration d’un deuxième caméscope, avec un autre opérateur vidéo, mais c’est tout.
  • e- Seule et avec d’autres ? Pas encore. Mais j’ai commencé il y a quelques mois l’écriture de mon 4e projet… Certainement, je vais filmer aussi et le monter… Mais j’aurais aimé travailler avec une petite équipe cette fois… avec un preneur de son par exemple ?

2- TOURNAGE

  1. La toute première fois
    • a- C’était caméra épaule sans micro externe. Toute seule à São Paulo, Rio, Liège, Bruxelles… Pour la plupart, des gens que je connaissais déjà. Mais aussi caméra trottoir. Ou des prises seule dans la voiture, dans le train, dans la rue…
    • b- Matériel ? Une petite et compact MINI DV Sony… je ne sais plus le modèle.
    • c- Dans mon cas, je ne saurais pas ne pas filmer moi-même… j’ai besoin de ça pour transmettre l’intimité à l’écran, cadrer moi-même ce que je veux montrer et dire avec telle image. Je ne saurais pas non plus raconter une histoire dans laquelle je ne me sens pas totalement impliquée ; c’est-à-dire que je dois faire partie de l’histoire, être un des personnages. Faire partie et ressentir l’histoire avec les gens filmés. C’est ça pour moi la beauté et la force du documentaire d’auteur. Du point de vue technique, c’est possible, même avec un matériel de base, si on reste fidèle à soi-même pour transmettre un message intime. Mais je savais que pour améliorer la qualité de mon récit audiovisuel, j’avais besoin d’un micro externe et d’une caméra avec un stabilisateur par exemple.
    • d- Elles ont donné vie en 2004 au documentaire São 9.859,47 km qui parle de ma réalité de brésilienne vivant en Belgique et vice versa, des belges au Brésil. J’ai monté sur « Pinacle » à l’époque…
      São 9.859,47 km a été diffusé un peu partout en Belgique et au Brésil dans un circuit plutôt alternatif ! Centres Culturels, Ambassades et même un Festival à San Paolo !!
  2. Différences et spécificités
    • a- Moi qui ai une toute petite expérience de quelques séquences avec une autre caméra, je peux dire que, pour moi, c’est plus facile (et gaie aussi) de pouvoir filmer moi-même, vu que mon discours part de mes sentiments pour construire une histoire, et qu’elle est intime. Car on ne voit pas tous la même chose. Pour montrer ce que je pense, c’est plus « facile », que de devoir indiquer ce que la caméra d’une autre personne devra filmer. Je trouve que cela ferait perdre de l’authenticité, l’intimité du regard, si précieuses. Mais par contre, si c’est un projet entre moi et un autre artiste, un autre vidéaste, alors là oui je pense que partager le regard peut être légitime et rester intime. J’aime travailler avec des musiciens, ils peuvent traduire en musique l’émotion des images. Et pour mes deux derniers documentaires, j’ai travaillé avec un musicien brésilien, Douglas Froemming, qui a réussi à donner de la force aux sentiments de mes images, sans même avoir été avec moi au tournage.
    • b- « Outil de résistance » ? Oui, pour garder son récit intact ! ! Je ne saurais pas filmer avec une grosse caméra, je pense. Avec la petite, on est plus libre et tout le monde se sent libre de s’exprimer !
    • c- Je ne dirais pas un « outil d’introspection », mais un outil d’expression la plus authentique, fidèle à l’introspection et au questionnement du réalisateur et de son sujet.
  3. La caméra tourne
  1. Ce qui déclenche le geste de tourner :
    • a- Pour moi envie immédiate, improvisation, surprise, c’est être présent !!! Capter les regards, les gestes, les sentiments.
    • b-c- Comme je l’ai dit précédemment, je travaille à partir d’un pitch, d’une recherche, mais elle est presque toujours modifiée au fil du tournage, des rencontres et ressentie… Lors du montage tout peut arriver, une image ; et un personnage peuvent être coupés ou même pas gardés !
    • d- Prototype isolé ou série ? Les trois documentaires sont isolés. Mais font partie de moments de mon histoire personnelle. Quand je filme avec le téléphone portable, ce sont des prototypes isolés mais avec une certaine continuité… ce sont des fragments de la vie… plutôt des images expérimentales… des images de chez moi avec des voix off de la rue, voisines…
  2. Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
    • a- Ça dépend… pour le deuxième documentaire, j’ai eu une relation mixte : j’ai dû parler à des gens qui étaient, en quelque sorte, contre les peuples indigènes ; même si je leur ai donné la parole, si j’ai ouvert le débat et tenu compte de leur point de vue, lors du tournage, je me suis sentie « face » à ces gens que je savais être en faveur du barrage, etc. Avec les peuples indigènes qui disaient des choses qui me correspondaient ou qui correspondaient à mes sentiments, mon ressenti était plutôt celui de l’empathie et de l’intimité.
    • b- Droit à l’image : Quand on va filmer dans les terres indigènes, on apprend à approcher les gens et à créer une espèce de confiance. Je ne suis pas indifférente au droit d’image mais j’essaye de sentir l’ambiance. Demander avant ou après… Ou pendant… ça dépend. Mais c’est surtout un don d’approche qu’il faut bien maitriser.
    • c- Sincérité !
    • d- Retournement : C’est déjà arrivé avec les indiens : je peux dire que c’est assez bizarre de parler de mes ressentis devant la caméra et pas derrière, comme d’habitude. J’ai un projet en cours, un road movie en Australie où il y a des images de moi… faites par une autre personne. C’était voulu, maitrisé donc… et vécu comme « normal ».

3- L’IMAGE

  • a- Tout automatique ? Oui.
  • b- Réglages ? Non… jusqu’à présent. J’ai utilisé une Mini full-HD Sony automatique.
  • c- Pieds oui, et mini micro externe aussi. Pas d’éclairage.
  • d- Une esthétique ? Je pense que oui : celle qu’on a dans notre esprit le plus intime, qui est créé au fil du temps par les inspirations, les émotions vécues.

4- LE SON

  • a- Mini micro externe et micro intégré aussi.
  • b- Stéréo
  • c- Quand il faudra filmer dans un lieu avec beaucoup de bruit…

5- LA PRODUCTION

  • a- Auto production ou co-production !
  • b- Quelles décisions seul-e et lesquelles partagez-vous ? Le traitement ! Je pense que c’est l’âme du doc. Et le choix des personnages aussi est délicat !

6- LES RATAGES ET LES EXTASES

  • a- Extase ? Oui !!! Même en répondant à ce questionnaire, je me rends compte que je dois retourner vite à cette pratique. Lors d’une rencontre avec un personnage, quand les sentiments passent, que la complicité prend vie… oh c’est merveilleux ! Ou quand on filme une scène que l’on a imaginée, avec la lumière qu’on a imaginée… ou quand on trouve l’image, parmi les images, pour faire le lien d’une séquence à l’autre… et que les dix minutes du montage sont faites et qu’on les passe en boucle pour savourer ce moment !!
  • b- « Rater » ? Choisir entre la vie et le cinéma ? Je suis quelqu’un qui a fait le chemin inverse !! Je suis arrivée en Belgique pour étudier le cinéma… Mais finalement, c’est comme autodidacte que j’ai réalisé et produit trois documentaires… et quelques vidéos expérimentales… Je ne suis pas au bout de mes projets… et je ne prétends pas aller à Cannes à tout prix, non plus. Je veux juste pratiquer l’audiovisuel d’une manière libre et artistique. Je me demande : « Et si j’avais fait une école de cinéma, serais-je si confiante malgré mes « ratages ?? » C’est vrai que quand on est dans un projet, on n’a pas d’espace dans notre tête, ni de temps pour autre chose. Une des raisons pour laquelle j’ai laissé un peu de côté cette pratique, c’est que j’ai essayé d’avoir une vie de famille.

7- MONTAGE ET ÉCRITURE

  • a- Je monte seule, sur FinalCut, mais je demande des avis à des amis et collègues aussi.
  • b- Retravailler le « direct » ? Parfois, oui !

8- FIN DE LA SOLITUDE

  • a- Lors de la fabrication de la bande sonore et des projections.
  • b- J’ai eu besoin d’un « traducteur » sur le terrain par exemple, pour La Visite du Roi, ce sont des accompagnateurs, mais pas pour respirer…

9- DIFFUSION

  • a- Je suis une habituée des circuits alternatifs, ciné-clubs ; des diffusions à la télé brésilienne pour le doc Elo ; un prix de meilleure réalisation (film indépendant), pour La Visite du Roi…
  • b- J’adore et je trouve très important ce partage avec le public et d’avoir son feedback. Important pour se comprendre aussi, savoir si ce qu’on a ressenti et essayé de montrer correspond au ressenti des gens qui ont vu le film. Important pour la suite… pour les prochains projets !!

10- CONSÉQUENCES

  • a- Oui, on n’est pas très disponible pour quelque temps. On est comme dans une recherche pour une thèse. On fait tout de A à Z… et on réfléchit sans cesse au projet. Lors du tournage, on est 24 h sur 24 à penser à ça et à filmer, à écrire, à trouver des moyens de transport, les personnages. Et lors du montage, on mange presque pas… en tout cas je l’ai vécu comme ça, intensément. Et lors de la diffusion, on est pris aussi. Quand le documentaire devient un peu « ancien », on peut se donner du temps… penser à autre chose. Par exemple : j’ai laissé mon fils de deux ans pendant deux mois avec mes parents pour partir en Amazonie tourner La Visite du Roi et pour le montage je n’étais presque pas disponible… C’est pour cela que j’ai essayé de plonger dans un projet plus « stable » avec la photo entre 2011 et 2015… Le temps que mon fils grandisse… mais maintenant, il a 7 ans… Il est temps de retourner aux sources !
  • b- Je suis représentée pour Elo et La Visite du Roi par une maison de distribution de São Paulo (Elo Company)… Mais je reste une réalisatrice indépendante, en quelque sorte encore très marginale…
  • c- Conséquences sur le cinéma ? Il devient plus accessible ?! Avec les WEB doc par exemple ! Bénéfiques ? Oui, liberté d’expression ! Négatives ? Non, je ne vois pas de points négatifs, vu que tout art et toute forme d’expression artistique évoluent avec leur époque. Lors de mes stages en photo, dans ma jeunesse, on utilisait du film et les caméras analogiques… et cela en 1995… voilà qu’aujourd’hui on photographie avec tout et n’importe quoi… Même les sténopés sont de retour ! On réinvente !
    Qu’avez-vous perdu ou acquis ? Je pense que pour le contenu, filmer seule est très bénéfique, car ou peut rester fidèle à soi-même, sans trop d’interférence avec le « marché ». Mais c’est un long chemin pour se faire connaître et diffuser ses films en projection plus « commerciale », pour essayer de vivre de son art. Sinon l’échange avec le public est toujours très enrichissant et nécessaire !!!

Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 119, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)