Réponses de Annick Bouleau

1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION

  • a- Toujours ? Pratiquement. Je n’ai réalisé que deux films avec une petite équipe : Pellicules cherchent ordinateur et Entre les deux, mon corps balance.
  • c- Ça a fini par s’imposer comme allant de soi. Et pourtant c’est le résultat d’une suite de décisions.
    1. Décision de changer de métier tout en restant dans mon organisme de tutelle, le CNRS. Avec la question : « Et si, confrontée à un objet d’étude, l’image cinématographique portait à des conclusions différentes de celles du chercheur ? », j’obtiens une mise à disposition au Service Cinéma du Ministère de l’Agriculture pour commencer par apprendre le métier – réalisation et montage (1980-83). Suivront pendant 10 ans d’autres mises à disposition, dans différents organismes publics ou privés (liés au cinéma ou à la recherche en sciences humaines). Pour permettre cela, j’ai été rattachée (statutairement sur un poste administratif) directement à la direction scientifique SHS (sciences humaines et sociales), jusqu’en 1992. Ensuite, je réintégrerai une équipe CNRS/EHESS.
    2. Décision de privilégier le cinéma en tant que moyen d’investigation et décision de renoncer à tenter de « faire carrière » (de quelque façon que ce soit). D’emblée, le cinéma est pour moi une possibilité (parmi d’autres) que des questions se posent, que des hypothèses se risquent. Au filmage comme au montage (je décide donc aussi que j’assurerai toujours le montage des films que je mènerai à bout). Je vais commencer par considérer les codes majoritaires qui régissent le cinéma… en les rejetant si nécessaire et en cherchant des solutions alternatives. En toute naïveté, je m’entêtais à penser : « Je voudrais filmer/monter du documentaire comme on filme/monte la fiction ! ». (Mes « modèles » étaient Bresson, Godard, Straub, Rohmer, van der Keuken). Un cinéma d’expérimentation ne peut faire de concessions, par définition. Exit donc même l’espoir de faire des films au service audiovisuel du CNRS où régnait (règne-t-elle encore ?) la distinction dualiste auteur (le chercheur)/réalisateur (le technicien).
    3. Décision non datable, mais courant en sourdine, de ne plus chercher de financements car mes projets ne rentraient dans aucun cadre.
    4. Viendra assez vite le déclic : la possibilité d’avoir en prêt une Paluche Äaton m’oriente vers un projet en adéquation avec cette caméra. Ce sera Intimités (1983) pour lequel je reçois des cassettes 3/4 U-matic et une toute petite enveloppe de l’INA (vraiment toute petite, l’enveloppe !). La Paluche, emmitouflée dans un morceau de mousse pour y accrocher un micro-cravate. Je n’ai jamais filmé en muet. Voilà. Bien plus tard, l’arrivée des petites caméras DV sonores me permettra de reprendre le geste de filmer Paluche (décentrage du regard séparé de la visée, le bras-dolly).
      Décider de déclencher-stopper l’enregistrement, cadrer (décadrer-recadrer) en écoutant (casque ou oreillettes), me déplacer, accueillir autant que répondre à l’appel de l’autre, risquer (me mettre en risque), maîtriser, être surprise, ne pas chercher de protection, perdre les pédales, tâtonner, renoncer, tout cela presque simultanément et en direct ! Filmer avec le corps, quoi ! C’est tout ce que j’attendais sans le savoir !
      Ces conditions techniques, financières et de production m’orienteront d’abord vers le tourné-monté, puis vers le plan-séquence-longue durée pour cadrer-décadrer-monter (mise en espace) d’un seul geste ininterrompu. Selon les circonstances et les caméras DV utilisées (et puis aussi depuis peu le téléphone), le son sera capté par le micro intégré ou un micro extérieur.
      Ceci dit Filmer Paluche a toujours été pour moi un geste centrifuge, dans la volonté d’aller vers, ou d’accueillir ce qui vient à ma rencontre. Je n’ai jamais eu la tentation de retourner la caméra vers moi ou de faire des films pour m’épancher ou raconter mes petites histoires. Je crains beaucoup ce seul face à face, spéculaire, imaginaire, narcissique, mortel. Introduire du tiers, impérativement. Donc, filmer en solo selon votre expression, je trouve que c’est la meilleure façon pour échapper à l’isolement, parler de soi en échappant à l’omnipotence du Moi. C’est simplement se donner une liberté d’action.
      Dès le premier film j’ai pratiqué l’entretien. En duo (parlant/écoutant), sans technicien.
      Les récits de vie recueillis pour entrer en contact avec celles/ceux que je filmerai pour Intimités ont servi de matériau à une série radiophonique des Nuits magnétiques d’Alain Veinstein sur France-Culture (1988), intitulée « Confidences ».
      Cet exercice intime de l’écoute, après celui de filmer, aura été je pense comme une préparation pour « l’exercice pédagogique » : comment écouter le groupe-classe sans étouffer la singularité de chacun ? La rencontre avec le mouvement de psychothérapie-pédagogie institutionnelle (les frères Oury, Jean et Fernand) n’arrivera pas par hasard.
      C’est d’ailleurs dans le cadre pédagogique d’un atelier de réalisation à l’université Lumière Lyon 2 (maîtrise cinéma) que le projet éditorial Passage du cinéma, 49921 trouvera sa base. Là aussi, je ne peux que constater que je choisis le travail en solo pour avoir la possibilité d’expérimenter. Faire un livre uniquement à partir des mots des autres (qui viennent, qui sont passés par les autres, davantage que comme « propriété ») et voir ce que peut donner la technique du montage littéraire. Ce livre, composé de 4 992 fragments d’entretiens de professionnels du cinéma sur l’ensemble du XXe siècle sera finalement édité en 2013 par Ansedonia, association loi 1901 dont je suis la présidente. Une précarité qui me permettra le luxe de chercher (et de rencontrer !) un graphiste prêt lui aussi à prendre tous les risques.
      Au fil des ans et au bout du compte : l’expérience envisagée comme singulière plutôt que comme solitaire de Filmer Paluche a marqué tout mon travail en lui insufflant une trajectoire centrifuge au point d’Ouvrir le cinéma (nom d’un site recherche créé en 2000 qui donne accès à l’ensemble de mes activités) 2 et de découvrir d’autres praxis. Praxis filmique, radiophonique, de montage, d’écriture, d’enseignement s’articulent et ont engendré un certain type de réflexion qui en retour ne va pas être sans effet sur les praxis où elle s’est ancrée. Côté film, cela donne des travaux qui sont difficilement classables, et dont le destin n’est pas de finir en salles, même si ce sont des « objets » à partager.

QUESTIONS 2 À 10

Pour le reste des questions, il me semble pouvoir en passer par JLG pour vous répondre. Cela pourrait aussi occuper la place d’une conclusion : « Faire ce qu’on peut et ne pas faire ce qu’on veut ; faire ce qu’on veut à partir de ce qu’on peut, faire ce qu’on veut de ce qu’on a et pas du tout rêver l’impossible. » (Extrait du fragment n° 1507, entrée : loi (tables de la), p. 529 de Passage du cinéma, 4992).


  1. Annick Bouleau, Passage du cinéma, 4992, Ansedonia, 2013.
  2. http://www.ouvrirlecinema.org/

Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 135, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)