0- POURQUOI FILMEZ VOUS SEUL-E ?
Je ne peux pas imaginer ne pas filmer seule, de temps à autre.
1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION
- a- Toujours filmé seul-e ? J’ai toujours pensé et je pense toujours que je pourrais le faire. On pourrait dire que je suis même toujours en train de filmer seule, sans caméra.
- b- Autres pratiques en solo ? Écrire, dessiner, photographier, rêver.
- c- Décision ou expérience ? Pour mon film Demain et encore demain, un journal filmé, j’avais eu une sorte de vision : la vision de l’année 1995 qui commençait comme un espace d’expériences cinématographiques à faire en filmant, avec une caméra Hi8, ce que la vie me proposerait.
- d-e- J’ai réalisé des films avec des équipes à géométrie variable.
2- TOURNAGE
- La toute première fois
- a- Quand j’ai pris la caméra Super 8 de mon père pour filmer adolescente, je me souviens qu’il y avait mon frère et je me souviens de concertation. On était deux mais on était seuls en quelque sorte. C’était une fiction, un poème filmé.
- b- Matériel ? Caméra Super 8 muette.
- c- Ressenti ? Une excitation, l’impression que c’était à la fois très facile et très difficile. À la réception des bobines, de la déception et de la joie. Émerveillement total tout de même de voir que « ça marchait ». Une forme apparaissait. C’était autre chose que ce que j’avais eu sous la main en filmant, je me souviens très nettement de cette sensation de transformation. Une transposition. Une représentation.
- d- Ces images ? diffusées ? C’était des bobines Super 8 tournées montées. J’ai dû les voir deux trois fois quand on les a reçues, puis elles ont été oubliées. Je les ai retrouvées et revues il y a quelques années.
- Différences et spécificités
- a- Seule, sans mots, en silence, on plonge avec la caméra, filmage intuitif. On compte sur ses propres forces. Une solitude concentrée qui s’ouvre. On s’oublie. Il n’y a pas d’explication à donner, de raisons à chercher. C’est à la peinture, à l’écriture, au dessin, à la danse que je pense souvent quand je filme seule. Caresser, malaxer, pénétrer, effleurer, arracher. Les mots qui me viennent évoquent plutôt le toucher que la vision, ce sont des gestes. Le corps qui filme est en première ligne. Présence plus frontale de la vie et de la mort. On est plus libre, on est aussi plus vulnérable. Atout pour aller vers vérité et simplicité. La force des faibles.
Quand on tourne avec d’autres, on travaille à leur faire saisir comme on peut ce qu’on a dans l’esprit, dans le cœur, dans le corps. Ils vont en porter un fragment, un écho. Ils ajouteront leur grain de sel bien sûr. Et c’est cela filmer avec d’autres. « Cum grano salis » 1. Le film à faire se formera et se transformera dans ce va et vient avec les autres. Entre l’aide et l’entrave, le malentendu et la grâce, on tache d’être le cœur battant du chaos qui pourrait donner naissance à une étoile dansante. On s’évertue à donner le la au chœur, chef d’orchestre de l’invention collective, on est occupé à rythmer ce qui peut devenir une ivresse de relations. On s’oublie d’une autre façon.
Et puis, ne jamais oublier que le médium est le message. Quand on filme seul, un journal filmé par exemple, on raconte déjà tout un être au monde. - b- « outil de résistance » ? C’est un recours. On se dit que quoiqu’il arrive, dans les catacombes, on pourra toujours faire un film avec un téléphone. À condition d’avoir de l’électricité et un chargeur. Qui projettera le film ? C’est la limite du recours et de la résistance. Sa chance aussi. Trouver les autres. Où sont les autres ? Les voilà. On respire.
- c- Introspection, de recherche et d’invention, de mémoire ? C’est tout cela. Un espace possible s’ouvre quand on appuie sur Rec. Record : enregistrer, enregistrer l’espace et le temps, mi ricordo en italien : je me souviens. En latin, le cœur, c’est cor. « L’amour, c’est l’espace et le temps rendus sensibles au cœur », c’est dans À la Recherche du temps perdu, dans La Prisonnière. Beaucoup est dit là, il me semble, du cinéma.
- a- Seule, sans mots, en silence, on plonge avec la caméra, filmage intuitif. On compte sur ses propres forces. Une solitude concentrée qui s’ouvre. On s’oublie. Il n’y a pas d’explication à donner, de raisons à chercher. C’est à la peinture, à l’écriture, au dessin, à la danse que je pense souvent quand je filme seule. Caresser, malaxer, pénétrer, effleurer, arracher. Les mots qui me viennent évoquent plutôt le toucher que la vision, ce sont des gestes. Le corps qui filme est en première ligne. Présence plus frontale de la vie et de la mort. On est plus libre, on est aussi plus vulnérable. Atout pour aller vers vérité et simplicité. La force des faibles.
- La caméra tourne
- Ce qui déclenche le geste de tourner :
- a- Improvisation ou préparation ? Ce que j’ai filmé seule, je l’ai filmé dans une improvisation préparée.
- b- Explorer, dialoguer, observer, capter, voler ? J’ai voulu tout cela. Même le vol. Pécheur et chasseur le cinéaste. La cinéaste : pêcheuse et chasseresse. Pécheresse ?
- c- Idée préalable, leitmotiv ? Parfois oui, parfois non, je découpe souvent intuitivement en filmant, je vois aussi des couleurs, des formes qui reviennent, parfois j’ai suivi un fil thématique et formel qui se raccordait à un récit général que je voyais, parfois j’ai plongé dans l’inconnu, l’informe, il y a les jours de grâce et les jours sans.
- d- Prototype isolé ou série ? Parfois cela a été une vision à faire advenir (Demain et encore demain) parfois cela a été une recherche par à-coups. (Grandir)
- Relation filmeur/filmé ?
Connaitre l’impur, s’efforcer à l’éthique- a- Empathie, rapports de force ? Je serais plutôt dans l’empathie et l’intimité. Mais le côté obscur de la force existe.
- b- Droit à l’image : le rapport filmeur filmé, c’est l’histoire même du film qu’on fait, son scénario au fond, le compromis, l’accord trouvé, son sujet qui apparaît finalement.
- c- Sincérité ou voyeurisme ? Même réponse. Le film : un espace partagé dans le meilleur des cas.
- d- Retournement ? Cela m’est arrivé dans Demain et encore demain. Passer la caméra à d’autres pour exister dans le film comme un personnage. Une mise à distance.
3- L’IMAGE
- a- J’ai utilisé des caméras très différentes les unes des autres, du téléphone, à l’appareil photo, en passant par les caméras petites et moins petites.
- b- Réglages ? Oui, j’ai pu être experte et prendre plaisir à savoir bien me servir de la caméra, il m’est aussi arrivé de ne plus savoir.
- c- Matériel complémentaire ? Non, plutôt à la main, sans rien, en utilisant la lumière du jour ou les lampes présentes dans la pièce.
- d- Une esthétique ? Des prototypes.
4- LE SON
- a- J’ai utilisé le micro intégré, un micro extérieur et des HF.
- b- Mono.
- c- Ne plus être seul-e ? Tout dépend ce que l’on filme et ce qu’on désire en représenter.
- d- Preneur de son ? Pour les films que j’ai fait seule, cela ne m’est pas arrivé.
5- LA PRODUCTION
- a- Autoproduction ou dialogue ? Les deux : j’ai apprécié d’avoir, à l’INA, Claude Guisard et Sylvie Blum comme interlocuteurs et producteurs pour Demain et encore demain ; j’ai aimé aussi rencontrer un coproducteur, In the mood, qui m’a accompagnée pendant le montage de Grandir.
- b- Décisions ? Partage du montage.
6- LES RATAGES ET LES EXTASES
- a- Moments ? Ravissement.
- b- « Rater » quelque chose ? Être face à quelque chose de trop difficile à filmer seul dans l’instant mais cela peut arriver aussi en équipe. Quand on est seul, on peut plus facilement recommencer, attendre. La vie recommence, redistribue toujours les cartes.
- c- Audace, sortir du cinéma commercial ? Liberté. Mais faire un film c’est toujours être en tension avec des limites, les siennes, celles du système dans lequel on se trouve…
7- MONTAGE ET ÉCRITURE
- a- J’ai commencé les montages seule et je les ai finis avec des monteurs.
- b- Retravailler le « direct » du tournage ? Oui, c’est une matière que je me sens autorisée à travailler à ma guise. Mais j’éprouve un grand plaisir à filmer, à avoir filmé des blocs d’espace et de temps qui tiennent tous seuls. Dans le film Grandir, j’étais heureuse de finalement parvenir à commenter, à parler aux autres en filmant et à me passer ainsi de commentaire enregistré après coup. Pourquoi ? ma voix devenait un personnage comme ceux que je filmais, ma présence plus vivante, emportée elle aussi par le flux du film.
- c- Changement sur votre écriture ? Comme toutes les expériences profondes cela m’a fait avancer, réélaborer, reprendre la trame de la tapisserie de ma vie.
8- FIN DE LA SOLITUDE
- a-b- J’ai l’impression qu’il y a tout le temps des ruptures de la solitude, dans l’attente, dans la rencontre, dans le visionnage, dans la remémoration, la solitude concentrée c’est une conquête.
9- DIFFUSION
- a- Rapport avec le public ? Parfois un contact intime extraordinaire avec des inconnus, la sensation que les films avaient compté dans la vie personnelle des uns ou des autres comme une rencontre véritable. Parfois une sensation d’intrusion pénible.
- b- Présenter vos films ? Seule la plupart du temps, j’ai aussi été accompagnée par des artistes amis.
10- CONSÉQUENCES
- a- Conséquences personnelles et/ou intimes ? Pour répondre brièvement, cela a mis au cœur de mes rapports avec mes proches, la passion qui m’animait.
- b-c- Je ne sais pas.
- En latin : Mettre son grain de sel.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 139, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)