Réponses de Denis Gheerbrant

1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION

  • a- Toujours filmé seul ? Oui. C’est un peu le sentiment que j’ai eu dès la première fois, mais ce n’est pas vrai : j’ai tourné mon premier long métrage et mes travaux de l’IDHEC avec un ingénieur du son ou muets.
  • b- Autres pratiques en solo ? D’abord à la photographie : j’ai fait beaucoup de photo, j’en ai même vécu. C’est dire que ma pratique a été reconnue, mais surtout la photo a représenté un apprentissage de l’image – le cadre, la lumière naturelle, voir dans l’instant – le maniement d’une machine à images dans le monde des hommes.
  • c- Décision ou expérience ? En 1983 Thierry Garrel m’y a incité 1. Depardon avait tourné seul la campagne présidentielle de Giscard d’Estaing. Garrel voyait dans cette manière de faire la perspective d’un renouvellement de l’écriture, de l’expérience cinéma. Il savait que j’en avais la capacité technique de par ma formation d’opérateur et me connaissait en tant que réalisateur pour m’avoir déjà donné un coup de main sur un film précédent.
  • d- Pratiqué équipe réduite, nombreuse ? J’avais donc tourné d’autres de mes films à deux, mais surtout j’ai été longtemps opérateur sur les films d’autres réalisateurs, que ce soit en fiction avec des équipes très lourdes à diriger, des comédiens, etc., ou en documentaire dans des situations très diverses.
  • e- J’ai une fois tourné à nouveau avec un ingénieur du son et je me suis dit : “plus jamais”.

2- TOURNAGE

  1. La toute première fois
    • a- Il s’agissait d’un film dans trois bistrots d’une rue alors populaire, la rue de Lappe 2. Tout est parti d’une commande : un reportage photo proposé à une petite dizaine de photographes, pour la plupart très connus. Je me suis incrusté dans la rue et son cœur vibrant, les bistrots. Que je passe d’un appareil photo à une caméra a donc semblé tout naturel à tous ceux que j’avais rencontrés puisque nous avions déjà commencé à paroler !
    • b- Matériel ? J’avais donc une Aaton 16 mm, trois optiques grande ouverture Zeiss, un Nagra SN (miniature) et un micro Beyer Dynamique 160, le tout monté sur la caméra. La poignée Aaton permettait un déclenchement du magnéto en même temps que l’image.
    • c- Ressenti ? Conclu ? Une évidence. Que c’était ma manière de faire.
    • d- Montées ? Diffusées ? Le montage en pellicule s’est déroulé d’une manière très traditionnelle. Le film a été diffusé à 21 h 40 sur TF1 et a fait 20 % de parts de marché ! Le lendemain j’en discutais avec ma marchande de journaux : autre époque.
  2. Différences et spécificités
    • a- La première différence – ce n’est pas une plaisanterie –, c’est de pouvoir ne pas tourner : à deux sur un tournage, on tourne. Seul, je peux perdre mon temps, ne pas être productif, attendre “que ça vienne” : que l’autre que je veux filmer partage ce désir, que je comprenne où je suis, comment filmer telle ou telle situation : être seul, c’est filmer quand on veut, ce que l’on veut, comme on veut sans savoir obligatoirement pourquoi mais en obéissant à un impératif intérieur. Être seul, c’est s’inscrire dans une réalité comme sujet, sujet-porteur d’un désir. Celui ou celle qui est en face de moi, qui viendra parfois à moi parce que ce type, là tout seul avec sa caméra, fragile, il a bien l’air de chercher quelque chose, on pourrait peut-être chercher ensemble. Si on est deux, on forme une entité, une machine cinéma.
      Alors moi, je suis seul, c’est pas rigolo, un peu flippant même, il faut y aller, mais une fois jeté, ça devient grisant, comme une ivresse, la possibilité d’un émerveillement.
    • b- « Outil de résistance » ? Si j’ai utilisé des petites caméras (Sony PD 150, avant qu’apparaisse sa concurrente chez Panasonic), c’est dans les campings parce que je ne voulais pas demander d’autorisation, au Rwanda parce que c’était vraiment un film de voyage précaire, dans des minibus bondés, etc. Si l’on doit parler de “résistance”, c’est par rapport à la télé, à l’industrie en général parce que la “petite caméra” et l’ensemble de la chaine numérique permet des tournages et une post-production à très bas coût. La “petite caméra”, c’est sans doute un outil moins surmoïque, qui incite à s’échapper de la tyrannie du sujet. Car à quoi résister ? À tout ce qui nous éloigne des films qui pourraient s’élaborer dans une difficile et joyeuse confrontation avec le monde.
    • c- Outil d’introspection, de mémoire ? Un outil de cinéma, tout simplement. Pour moi tourner seul n’équivaut pas à “petite caméra”. L’évolution des matériels offre une gamme de possibilités très étendue. Filmer, s’engager dans un tournage, n’est plus obligatoirement la suite d’un long processus de maturation, de difficiles montages financiers avec des chaines dont on sait qu’un jour il faudra affronter les remarques dans une salle de montage, un poids difficile à ne pas intérioriser.
  3. La caméra tourne
  1. Ce qui déclenche le geste de tourner :
    • a- Improvisation ou préparation ? Je ne peux filmer qu’à l’intérieur d’un projet de film, la nécessité que le “là, maintenant” de l’image que je suis en train de tourner appartienne à un tout, vienne s’insérer dans une construction en train de s’élaborer, chaque nouvelle image venant répondre à une ancienne, ouvrant sur de prochaines. Chaque image à la fois bâtit cette maison-film et, de par son caractère irréductible, la déstabilise.
    • b- Explorer, dialoguer,… ? Filmer seul n’est pas une technique, n’obéit pas à un souci de discrétion. Un homme à la caméra n’est pas seulement regardeur, il est regardé. D’un solitaire on se demande ce qu’il est en train de faire. Filmer seul dans un parc, sur une plage, dans une rue – que sais-je ? – c’est pour moi une pratique de déambulation qui se rapproche de la “dérive” des situationnistes – une interaction avec un espace social. Seul, je peux marcher avec ma caméra longtemps, m’imprégner du lieu, être interpellé, interpeller moi-même quelqu’un. Alors il, ou elle, va me demander ce que je cherche et rentrer par là-même dans le projet du film. Parce que je suis seul, le jeu qui se met en place est à part égale : tu me filmes parce que je veux bien prendre ma place dans ton film, je te filme parce que je veux t’y faire une place. C’est comme un contrat tacite entre nous rendu possible parce qu’il y a accord sur ce que nous cherchons, sur l’objet qui nous relie, filmé/filmeur de chaque côté de la caméra, quand bien même nous en avons une représentation qui ne peut être identique.
      L’un parle, l’autre écoute, s’il intervient c’est de cette place d’“écoutant”. C’est tout sauf une situation de conversation, un dialogue, ma place derrière la caméra, c’est de faire la place à la parole de celui, ou celle, que je filme. Faire la place et même beaucoup plus : la seule raison intéressante pour laquelle l’autre entre dans ce jeu ne peut venir que de ce qu’il en attend quelque chose. Ce qu’il en attend, il ne le sait pas, moi non plus, nous allons le découvrir ensemble, et c’est précisément l’enjeu du filmage : qu’à la personne que je suis en train de filmer, se révèle à elle-même une part informulée de sa propre vérité, dans le territoire incertain d’une pensée en train de s’élaborer. Parce qu’il y a une caméra entre nous ce sera une parole adressée. Spectateur je me projette, j’accompagne quelqu’un en train de fabriquer les paroles qui vont me toucher. Ce que je cherche n’est pas quelque révélation de quelque part secrète, d’une intimité, mais une parole nourrie de l’intérieur qui parle une expérience de vie d’humain à d’autres humains. C’est dans ce là-maintenant du film en train de se faire qu’il y a cinéma.
      Situation vécue : quand je parle avec quelqu’un je le regarde, il y a échange de regards. Quand je filme – toujours à la main, l’œil dans l’œilleton, dans l’espace du cinéma – mon regard est caché par la caméra, la personne que je filme regarde un visage aux yeux fermés, une présence qui la soutient avec exigence, mais il est seul devant la caméra qui représente alors l’absent, le spectateur. Le spectateur qui trouve alors sa place quelque part entre le filmé et le filmeur. C’est de sa place de tiers qu’il fait l’expérience d’un réel.
    • c- Idée préalable d’une thématique, d’un leitmotiv ? Pourquoi a-t-on envie de faire un film ? C’est chaque fois un mélange pour moi entre une question et le désir de vivre une expérience : un voyage dans les campings de bord de mer 3, dans le Rwanda 4, à travers les territoires de l’Europe francophone ou un hôpital d’enfants malades du cancer 5. Faire un film c’est poser une question : Quelle expérience de son “être humain” ait-on à traverser la maladie ? Quel monde découvre-t-on à la fin de l’enfance ? etc. Filmer déclenche du film, une séquence en suggère une autre, provoque une rencontre, etc. C’est un processus vivant, presqu’organique. Le film est toujours en recherche, en train de creuser, de reformuler parfois sa question, surtout pas de chercher à y apporter une réponse, parce qu’une question, c’est un moteur qui produit qui fabrique de la connaissance tout au long du processus de fabrication. L’étalonnage et le mixage mêmes produisent du sens, c’est sans fin, jusque dans les présentations publiques du film. C’est pourquoi j’aime tellement montrer mes films à des spectateurs. C’est leur regard qui fabrique le film.
    • d- Prototype ou série (journal, histoire d’un personnage, d’une famille, d’un groupe ?). La République Marseille était constituée de sept films, je les ai tournés simultanément dans des quartiers différents de Marseille, chacun répondant aux autres. Ils forment une suite à voir comme telle, dans l’ordre. La problématique d’un film comme Grands comme le monde est venue de La Vie est immense et pleine de dangers, chaque film accouche du suivant. L’envie parfois me prend de retrouver des réalités auxquelles je me suis déjà frotté. L’Afrique par exemple avec mon dernier film et celui que je finis actuellement.
  2. Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
    • a-b-c-d- Empathie ? Bien sûr, je ne comprendrais pas qu’il en soit autrement, encore que ? Le jour où je me suis trouvé en face de détenus convaincus de génocide, la question est devenue plus compliquée !
      Je m’efforce toujours de mettre le film au centre de notre relation : c’est pour faire un film que nous nous sommes rencontrés, que nous développons une relation, mais qu’elle soit amicale, affective même, fait partie de la vie et pourquoi en bouder le bonheur ? Cette relation est consubstantielle à l’objet du film mais il y a film parce qu’il a spectateur, quand bien même c’est le grand absent. Notre relation se construit en son nom, mais il n’a pas à être pris dans les rets d’une histoire qui n’est pas la sienne. La personne que je trouve sympathique ne l’est peut-être pas pour lui qui voit le personnage par la seule construction que j’en fais. Si la personne que je filme “cabotine”, si d’une manière plus générale elle vit le filmage comme une valorisation narcissique – je ne dis pas que ça ne rentre pas en ligne de compte, mais si ça devient l’enjeu du filmage –, alors le spectateur va se mettre à distance, du personnage, mais aussi du film et de son pilote, le réalisateur. Toujours donc remettre le spectateur entre nous, d’où le filmage à l’œilleton, à la mano.

3- L’IMAGE

  • a- Quelle méthode ? Tout automatique ? L’usage des caméras mécaniques sur pellicule étant, non pas révolu mais devenu hors de mes moyens, je tourne actuellement avec une caméra à carte d’un format équivalent à mon dernier tournage argentique, le super 16 mm. Elle est équipée d’un objectif fixe, équivalent 50 mm, c’est du brut, pas d’automatisme. J’ai choisi de tourner avec les préréglages de balance, lumière du jour ou lumière artificielle, comme en film quand on mettait un filtre lumière du jour en extérieur. Je ne pourrais pas filmer sans avoir une bague de point au bout des doigts, cela fait partie pour moi de gestes du filmeur. Le choix de la zone de netteté est une question de mise en scène, plus encore : quand je dois constamment bouger la bague de point sur un ou deux millimètres pour suivre les mouvements d’un visage en gros plan, je suis pris dans une tension qui me relie d’une certaine manière à celui ou celle que je filme, moi dans mon film, ma caméra comme l’objet à la fois magique et concret, avec ses contraintes techniques, son ergonomie propre (que je modifie souvent par des bricolages improbables), son poids, qui opère le passage entre la réalité de l’ici et du maintenant à l’écran, l’écran de projection du cinéma.
  • b-c- Réglages, éclairages ? Je bannis tout ce qui détourne mon attention du filmage. Filmer c’est faire image avec la réalité qui m’est donnée à voir, le spectacle du monde, les personnes avec lesquelles j’entretiens une relation. Ma pratique de la photographie noir et blanc en lumière naturelle m’a appris à jouer des situations, éteindre des plafonniers, choisir l’angle d’attaque de la lumière sur mon sujet, etc.
  • d- Une esthétique ? En soi, je dirais non, fondamentalement non. Il y a autant de manière de filmer seul que de cinéastes. J’espère.
    Pour moi, je dirais oui. Filmer seul est au cœur de l’esthétique de mes films. D’abord, ma présence derrière la caméra signifiée par les regards de mes interlocuteurs, leur interpellations, les mouvements à la mano de la caméra : tout fait de moi un personnage off de mes films. Je tiens à signifier la distance, je suis loin je vois large, près, serré, toujours avec la référence d’une focale neutre, celle qui traduit le mieux le rapport regardeur/scène regardée.
    Ma manière de faire m’amène à alterner deux registres, voire trois, d’images :
    • le visage : à distance d’écoute, proche, à la limite du gros plan, une tension dans un face à face qui implique fortement le spectateur.
    • le paysage : contre point, ou contre chant, ma musique à moi telle que la parole de l’autre m’a inspiré. Je m’explique : souvent après avoir passé un moment de forte intensité avec quelqu’un j’ai besoin de poser mon émotion sur un paysage pour la mettre à distance. C’est de la musique au sens où la musique au cinéma nous permet de donner une forme, une expression à nos sentiments. Ce sont par exemple les fenêtres dans La Vie est immense et pleine de dangers.
    • les scènes : ce qui se passe, implication variable du cinéaste, on est là dans le registre “observation”, plus ou moins “participative”, pour reprendre l’expression de Jean Rouch. Un film comme et la vie6, ne comporte qu’une scène de ce type : un accouchement pratiqué par la sage-femme que l’on a entendue auparavant. Je cherche toujours à faire en sorte qu’il y ait une dimension métaphorique, qu’elle ne se réduise pas à une dimension anecdotique ou illustrative, ce qui empêcherait les différents registres de s’interpénétrer.

4- LE SON

  • a- Micro ? « HF » ? Depuis et la vie, j’utilise toujours le même couple de micros, un Schoeps hypercardio et un cravate Seinnheser, chacun relié à une entrée différente. En 16 mm, j’ai assez vite pu bénéficier des premiers DATS, pas plus gros qu’un mini cassette relié à la caméra par un boîtier qui en assurait, entre autres, le déclenchement.
    Le Schoeps enregistre le son “devant la caméra”, il réduit légèrement la perspective sonore mais, grâce à sa légère bosse dans les médiums aigus, mais surtout parce qu’il est légèrement en avant de la caméra, “entend” mieux que moi – il m’arrive de demander de répéter une phrase comprise par le spectateur !
    Le cravate enregistre autour de moi, il a un son plus riche en grave. Bien sûr, il enregistre ma voix, parfois même ma respiration. Le son met en scène le filmage, le Schoeps prend en charge mon regard, le microcravate ce qu’il y a autour de moi et moi ce que je dis, les bruits de mon corps, le personnage-caméra. Comme à l’image, la distance détermine le son, je suis loin, j’entends loin, je suis près, j’entends près : le son et l’image s’originent de la même place, celle du filmeur. Au mixage, je chercherai à mettre le son du cravate là où mon interlocuteur (trice) me regarde, légèrement gauche cadre dans le cas d’une caméra à viseur déporté, en profondeur, dans la salle, si mixage 5 + 1.
  • b-c- Stéréo ou mono ? Limite technique ? On revient à la question esthétique : aucune technique ne permet de “tout” faire. Si vous voulez un son nickel indépendant de l’image, vous équiperez vos protagonistes de micros HF et ils pourront aller se balader où ils voudront. Mais vous les aurez choisis ainsi que le moment où vous tournez. Vous pouvez le faire vous-même, l’ingénieur du son perchera en même temps d’une manière plus fine. Ma manière de faire m’amène à coller l’image au son, c’est une contrainte, mais aussi une esthétique en cohérence avec l’ensemble de ma démarche, celle d’une entité image/son qui m’amènera par exemple à respecter lors du montage son la discontinuité d’un tournage au lieu de la masquer comme très souvent par une ambiance.

5- LA PRODUCTION

  • a- J’ai toujours travaillé avec un producteur, presque toujours le même. Quand un désir de film commence à se dessiner, je lui en parle, nous imaginons un schéma de production compatible avec le filmage envisagé. Souvent je lui ai apporté des pistes, en tout cas je me mets dans une situation qui fasse correspondre le film et son économie. C’est pourquoi mon dernier a couté moins de 5 000 € ! Mais si l’on parle sous, je précise : jusqu’en 2009, la sortie de Marseille république7, j’ai vécu de mon travail, entre salaires et assedics. Ce dernier film, je l’ai fait en vivant de ma retraite !
  • b- Décisions ? Nous échangeons sur la vision que nous avons du film à venir, l’objet et son financement. Mon producteur va me faire des retours aux différentes étapes de mon écriture qui relanceront mon travail, m’aideront à rendre mon projet plus explicite. Il interviendra au montage lorsque j’aurai posé la matière de mon film, au moment d’en dessiner la forme, ce qu’on appelle un ours. C’est à ce moment qu’un regard extérieur m’est le plus précieux : quand il s’agit de cerner les lignes de force de mon film. Quand arrivent les derniers ajustements du montage, il a souvent perdu la fraicheur de regard nécessaire. Ce sont alors d’autres yeux qui me sont nécessaires. Depuis que je monte seul, j’aime bien montrer mon film en salle dans ses derniers états de montage de façon à comprendre ce qui, pour des spectateurs dans une salle qui ne me connaissent pas, passe ou ne passe pas.

6- LES RATAGES ET LES EXTASES

  • a- Ravissement ? J’emploierais volontiers le terme d’émerveillement, le sentiment que le monde, la réalité extérieure entre en correspondance avec le plus intime de moi-même. J’ai souvent lié les mots anglais “wonder” au “wander”, l’émerveillement et le voyage, au sens de la flânerie, l’errance, la déambulation ou la dérive : un état de réceptivité, d’ouverture et d’attention à tout ce qui se passe, aux signaux qui peuvent émaner du lieu où vous êtes. Certains moments d’adéquation entre le cadre, la manière dont vous bougez et ce qui se passe vous donne le sentiment d’un partage très fort, comme un même tempo, avec les personnes que vous filmez. À d’autres moments, c’est le sentiment d’un rapport d’inconscient à un inconscient qui me bouleverse : je me souviens de cette réflexion de Cédric, enfant malade, quand il imagine que la mort c’est “comme un soleil qui brille dans l’obscurité”, deux ans auparavant j’en parlais comme d’un soleil noir !
    Ravissement ou extase ? Ces mots m’évoquent des moments de très forte adéquation entre ce qui se passe devant moi et le filmage, des danses au Rwanda, des enfants en Kabylie 8, que sais-je encore ? Mais des moments comme celui où un enfant vous embarque loin, très loin, où un homme, ou une jeune fille, voit sa vie devant lui, devant elle, sont autant de moments inoubliables.
  • b- « Rater » quelque chose, choisir entre la vie et le cinéma ? Oui et non, la vie est toujours plus riche que le cinéma et pourtant ce que peut produire le cinéma vise le cœur de la vie, ce qui ne peut prendre forme que dans l’acte cinématographique. Bien sûr que l’on “rate” tout le temps des “beaux moments”, mais c’est comme le prix à payer pour que se constitue un regard. Il ne s’agit pas de tout mettre, mais de faire voir l’invisible.
    Alors oui, le rapport que j’entretiens avec ceux que je filme m’interdit de les filmer dans certaines situations. Je pense à Grands comme le monde : je me suis retrouvé dans le bureau de la principale avec deux élèves qui avaient fait une bêtise, la principale leur faisait honte, j’ai fait le geste de filmer et un des deux garçons m’a regardé sur le mode “tu ne peux pas nous faire ça” ! La relation que j’avais développée avec eux me l’interdisait en effet, j’imagine que j’aurais été dans un rapport de stricte “observation”, si tant est que cela existe, j’aurais filmé la scène.
  • c- Sortir du cinéma commercial ? Si l’on entend par “cinéma commercial” un cinéma qui se donne pour but de satisfaire les attentes du spectateurs, de lui donner les images qui collent à la représentation qu’il a déjà de la réalité, alors ce n’est pas une question de censure : simplement je ne sais pas faire. Je me sens un peu en dehors de tout ça, bien sûr que j’aimerais avoir plus de succès avec mes films, mais je ne sais pas faire d’autres films que ceux que je veux voir. Et encore ? Je ne fais sans doute qu’obéir aux films que je fais !

7- MONTAGE ET ÉCRITURE

  • a-b- Oui, j e monte seul depuis Après, un voyage dans le Rwanda (2003). Mais je me suis le plus souvent réservé des moments où je retravaillais le montage alors même que je me trouvais dans un rapport de grande intelligence avec ma monteuse. Je travaille d’abord séquence par séquence dans l’ordre du tournage. Ce n’est qu’après, quand j’ai saisi ce qui est en jeu dans chaque séquence que commence le travail proprement de construction du film. À ce moment-là des séquences ou des plans peuvent être déplacés pour une plus grande clarté. Un film comme Après supposait de la part du spectateur énormément de prérequis sur le génocide, j’ai donc construit le montage en dialogue avec comme un journal de voyage écrit dans l’après coup. À l’opposé, quand j’ai tourné Le Voyage à la mer, j’ai choisi de parler in vivo, c’est à dire en même temps que je filmais. De même, j’avais choisi de filmer la musique au lieu de plaquer de la musique sur des images déjà existantes : je mettais un CD dans le lecteur de ma voiture et je filmais.

8- FIN DE LA SOLITUDE

À quel moment le parcours en solitaire est-il suspendu ou rompu ? Au moment de l’étalonnage, quand je peux m’en payer un et du mixage. C’est un grand plaisir pour moi de confier mes images et mes sons à un(e) autre, il y a là une redécouverte qui peut être bouleversante. Je me souviens de l’étalonnage d’Après : la latérite omniprésente au Rwanda avait donné une dominante rosâtre à mes images, quand l’étalonneuse leur a redonné leur richesse, j’ai eu le sentiment de retrouver le Rwanda, de me retrouver au Rwanda.

9- DIFFUSION

  • a-b- Les spectateurs entendent ma voix dans mes films, quand je me présente à eux, c’est bien le cinéaste qu’ils ont accompagné durant tout le film qui est devant eux. Ce cinéaste si présent et pourtant invisible. C’était particulièrement fort dans le cas de La Vie est immense et pleine de dangers, devant un public d’enfants : ils s’adressaient à moi comme à quelqu’un qu’ils connaissaient déjà. Je me souviens d’une classe dans laquelle un garçon de l’âge de Cédric, le “héros” du film, a ouvert le débat en disant : “il faut imaginer le cinéaste parmi les enfants malades…” !
    Lors de la sortie de On a grèvé9, plusieurs femmes de chambre sont venues qui chaque fois parlaient, à mon grand plaisir, de “notre film”. L’accompagnement d’un film en salle n’est pas qu’une condition indispensable pour sa circulation, c’est pour moi l’accomplissement de mon travail, sa réalisation au sens où le film ne devient réel que lorsqu’il circule, comme objet social. À l’opposé, chaque fois qu’un de mes films est passé à la télévision, j’ai eu comme le sentiment qu’il était aspiré dans un trou noir.

10- CONSÉQUENCES

  • a- Conséquences personnelles et/ou intimes ? Je ne sais pas répondre à ce type de question. Mes films n’ont pas changé ma vie, c’est ma vie. Je ne sais rien faire d’autre, rien qui me procure ce sentiment, que j’éprouve lors de la fabrication d’un film, de faire ce que j’ai à faire.
  • b- Sur situation dans le cinéma, relation aux médias ? Je m’aperçois que de plus en plus mes films se définissent en se faisant, ce qui pose évidemment un problème de financement puisque la rédaction d’un projet en est fragilisée.
    J’ai un peu du mal à répondre à la seconde partie de la question. D’une part l’économie de mes films (et de beaucoup d’autres) est de plus en plus fragile, ce qui tend à les marginaliser. D’autre part les critiques qui me connaissent n’attendraient pas de moi un autre type de cinéma.
  • c- Conséquences bénéfiques ? Négatives ? Perdu ou acquis ? Filmer seul n’est pas toujours un choix. Ce n’est pas parce qu’un appareil est automatique que tout le monde “sait” prendre une photo, faire la différence entre une réalité et son image est “cosa mentale”. Le cinéma est pour moi un art de l’image autant que du récit, ou du temps, je connais des cinéastes qui peuvent filmer sublimement sans rien connaitre à la technique, ou presque, là n’est pas la question. La question est plutôt : qu’est-ce qui fait image ? Pas la réalité qu’elle désigne, mais le regard que porte sur elle celui ou celle qui la fait. C’est par là que cette réalité entre en résonance avec ma propre subjectivité, que j’y crois, car s’il y a encore pour moi sacré quelque part, c’est de ce côté-là !

Paris, le 15 décembre 2015


  1. Amour rue de Lappe, 60 mn, 1984.
  2. Amour rue de Lappe, 60 mn, 1984.
  3. Le Voyage à la mer, 92 mn, 2001.
  4. Après, un voyage dans le Rwanda, 105 mn, 2005.
  5. La Vie est immense et pleine de dangers, 80 mn, 1995.
  6. et la vie, 95 mn, 2002 (sortie salle, 1991 pour la production).
  7. La République Marseille, 7 films, 6 h, 2009.
  8. Question d’identité, 55 mn, 1986.
  9. On a grèvé, 70 mn, 2013.

Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 194, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)