Réponses de Clémence Hébert

1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION

  • a- Toujours seule ? Non, pas toujours. J’ai filmé seule pour mon premier long-métrage documentaire, Le bateau du père1. Pour le deuxième, Kev2, que je suis en train de réaliser actuellement, après une longue période d’immersion et deux courts-métrages 3 en solitaire, j’ai voulu être accompagnée d’un chef opérateur/cadreur et d’un ingénieur du son. Mais c’est vrai que c’est une nouveauté pour moi. J’ai presque toujours filmé seule. Soit parce qu’il n’y avait pas assez d’argent, soit parce que le contexte est délicat à appréhender à plusieurs, soit parce que c’était un choix de m’immerger dans une réalité de façon autonome et libre, sans production, sans canevas préexistant. Et puis surtout, j’aime fabriquer des images, être au plus près de ce que je filme.
  • b- Assez tôt, j’ai vu le métier de cinéaste comme celui d’un écrivain, d’un peintre ou d’un poète partant expérimenter le monde sa caméra sous le bras. Une pratique que j’imaginais solitaire. Un cinéma pauvre d’un point de vue financier, mais riche parce qu’il s’affranchit des formes convenues, des propositions narratives formatées. Je pensais au cinéma de van der Keuken, de Denis Gheerbrant, de Jonas Mekas. C’est un choix que je n’ai pas vraiment dû faire, c’était là, dans le cinéma que j’aimais, dans celui que l’on m’enseignait, comme un projet de vie qui me tendait les bras.
  • c- À dix-sept ans, avec une caméra S-VHS, j’ai réalisé un film de douze minutes qui s’intitulait Portrait d’un Snark.
    J’avais décidé de faire le portrait d’un homme dont l’apparence était assez cocasse. C’était un marginal à Cherbourg. J’avais choisi d’emblée de filmer seule. Je l’ai suivi pendant un an. Allumer la caméra, filmer quelqu’un. J’étais terrorisée. Heureusement il m’aidait beaucoup. Il se prêtait au jeu avec spontanéité. Même si l’émission Strip-Tease fut d’une certaine manière un point de départ pour la jeune fille que j’étais, je me suis vite rendue compte du pouvoir que j’avais et à quel point il était facile de juger l’autre, surtout caché derrière sa caméra. Je ne voulais pas me servir de cette caméra comme d’une arme contre l’autre. Au contraire, je voulais interroger le regard du spectateur, l’ouvrir à l’humanité de cette personne. J’ai découvert quelque chose qui est toujours fondamental pour moi. J’essaie de tout mettre en œuvre pour me mettre à la même hauteur que la personne que je filme, d’établir un partenariat, un dialogue pour pouvoir capter et rendre l’intimité de la rencontre. Cela demande une grande confiance de part et d’autre.
    Et puis il y eut l’INSAS et la pédagogie de cette école de créer des « filmmakers » comme Jonas Mekas, Joris Ivens, Boris Lehman. Des professeurs comme Olivier Smolders et Eric Pauwels m’ont marquée. Le point de vue du réalisateur et son éthique étaient au centre de toutes les interrogations. Et chacun d’entre nous devait filmer, prendre le son et monter lui-même.
    Après l’INSAS, pour Le Bateau du père, la mort de mon père m’a ramenée à cette pratique de réalisatrice/filmeuse. Cela m’est tombé dessus. Je ne l’ai pas accepté directement, ce fut un processus. Surtout qu’au début, la production ne voulait pas me laisser partir seule. Il a fallu que je filme avec une petite équipe pour prouver que cette configuration n’était pas adaptée. L’assistant image et l’ingénieur du son me demandaient constamment de préciser leur place et la plupart du temps, ils m’attendaient sur le palier. Ce que je cherchais était trop intime pour le partager en équipe.
    Cette question du filmer seule coïncidait avec un problème d’énonciation. Mais je ne m’en suis pas rendu compte avant de tourner. Au départ, le personnage principal du film devait être mon frère jumeau, mais il n’est pas venu. Au début, c’était donc « il » et non « je ». Dire « je » a été très compliqué à assumer, je ne l’avais pas prévu. J’étais dans ma chambre d’hôtel, personne ne voulait être filmé, j’ai dû prendre quelqu’un… c’était moi.
    Je devais être au plus près de mon histoire, de ce que je ressentais, avec une caméra légère, un dispositif intuitif comme « une caméra stylo » et en même temps, il fallait faire un film et penser en termes de narration, de dispositif, de problèmes techniques et de spectateurs. La caméra devenait pour moi l’extension de ma main, de mon corps et j’avais l’impression de pouvoir capter mes émotions, ce que je ressentais. Être filmeuse me permettait d’aller à la rencontre du deuil et du réel en même temps. Je pouvais me laisser aller à l’intuition, à mes émotions et en même temps, il y avait des filets, des socles narratifs qui me permettaient de ne jamais me perdre tout à fait.
    Et puis j’ai continué à filmer seule pour préparer le film que je suis en train de tourner maintenant. Je pense que filmer seule fut, pour moi, un apprentissage, une manière d’apprendre à faire des films.
  • d- J’ai filmé en équipe lors de mes études. Il y avait beaucoup de monde sur le plateau. C’était des exercices de fiction. Chacun exprimait son point de vue. Et à l’époque, cela me paralysait. Toutes ces discussions interféraient avec le fil de ma pensée. Je ne pouvais plus faire de choix. Par la suite, j’ai tenté plusieurs fois de collaborer avec des cadreurs. Mais cela ne me satisfaisait pas. J’avais l’impression de perdre mon sujet. L’alchimie entre un cadreur et un réalisateur est spéciale. Cela demande une certaine maturité. Il faut admettre ses limites. On doit pouvoir faire totalement confiance en l’œil du chef opérateur sans se sentir dépossédé. Il faut aussi qu’il comprenne totalement le film que l’on veut faire. Il doit se mettre à notre niveau, comprendre notre regard. Il ne peut pas faire « son » film. Aujourd’hui, j’ai choisi de travailler avec un cadreur/chef opérateur parce que j’étais confrontée à une image que je n’aimais pas, et quoi que je fasse, je n’arrivais pas à dépasser le problème. J’ai dû admettre mes limites techniques et physiques.
  • e- Seule et avec d’autres ? Oui, je tiens ces deux pratiques parallèlement. Je ne pense pas que les deux façons de faire s’opposent. Elles dépendent du film qu’on fait, de son économie, de l’étape dans laquelle on se trouve et de l’esthétique qu’on choisit.

2- TOURNAGE

  1. La toute première fois
    Cf. 1er paragraphe 1°c.
  2. Différences et spécificités
    • a- Lorsqu’on est tout seul on peut se permettre de chercher, de se perdre tout à fait, de prendre le temps qu’on veut. C’est plus difficile quand on est plusieurs. La recherche est alors limitée dans le temps et on en revient souvent à une question financière. Filmer seule permet de partir en immersion sans aucune contrainte de temps ni d’argent. On peut faire un film sans argent, sans canevas. Ce qui est une liberté énorme.
    • b- C’est un outil de résistance à la lourdeur de la production, à la logique des financements toujours plus lents et fastidieux à obtenir, au formatage de plus en plus présent à la télévision et dans les salles.
    • c- La petite caméra est tout cela à la fois.
  3. La caméra tourne
  1. Ce qui déclenche le geste de tourner :
    • a- J’ai une idée plus ou moins claire de ce que je cherche, mais ce que je veux surtout, c’est être surprise par le réel, par ce qui se passe, par les détails. Je suis concentrée, à l’écoute, prête à tourner à chaque instant. Parfois j’ai une idée précise de ce que je vais faire avec la matière que je tourne. Parfois je nage en eaux troubles. Presque toujours, cela ne se passe pas comme j’avais prévu. Il faut s’adapter à ce qui se passe. Car ce qui est important pour moi, c’est que le tournage ne soit jamais l’illustration d’un scénario déjà écrit. Le réel doit venir à la rencontre du projet, balayer nos illusions, nous rappeler notre humble condition de faiseur de film, d’artisan. Beaucoup d’idées formelles quand elles sont trop précises ne tiennent pas le coup au tournage. Et c’est là que le film naît, quand on est prêt à abandonner une image, une situation pour retrouver l’idée sous une autre forme. On accède alors à une pensée qui est au-delà des apparences et de ce qu’on connaît déjà. Lorsqu’on fait un film, il faut savoir se perdre pour trouver le bon chemin. On ne sait jamais exactement à quoi va ressembler le film qu’on fait.
    • b- Dans le fait de filmer seule, j’ai l’impression de me confronter au réel, de l’éprouver physiquement et intellectuellement. C’est un moteur pour les films que je fais. Il y a un plaisir immense dans le fait de filmer soi-même, dans ce qu’on découvre.
    • c- Idée préalable ? Forcément. J’ai tout le temps une idée plus ou moins précise de ce que je suis en train de faire, surtout en termes de sujet. Mais entre les repérages, le tournage et le montage, on n’arrête jamais de réécrire son film.
  2. Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
    • a- L’empathie et l’intimité sont deux notions qui m’importent énormément quand je filme quelqu’un. Par contre, je n’ai jamais dû filmer une personne avec qui j’étais dans un rapport de forces. Je n’ai jamais dû filmer une personne que je n’appréciais pas. C’est impossible pour moi. Mais il m’est souvent arrivé d’insister ou de persévérer. J’ai parfois dû m’armer de patience avant d’obtenir l’autorisation de filmer. Dans ces cas-là, j’explique, j’attends que la personne soit partenaire du projet, et parfois, j’abandonne.
    • b- Droit à l’image : Malaise. Car même quand il y a eu une belle relation pendant le tournage, les gens peuvent parfois changer d’avis après ou s’imaginer qu’ils se sont fait rouler, qu’ils auraient pu gagner de l’argent. On vit dans un drôle de monde où le cinéma rime avec argent. C’est difficile d’expliquer qu’avec le cinéma que je fais on ne gagne pas d’argent. En tout cas, pour moi, il est impossible de filmer sans le consentement des personnes.
    • c- Sincérité et collaboration. J’aime aussi que ce soit un partenariat. Quand la personne filmée cabotine j’évite de continuer. Je change d’idée. Et si je suis en situation voyeuse, j’éteins la caméra tout de suite. C’est un automatisme. Je ne peux pas enregistrer des scènes trop intimes ou des scènes qui me déplaisent. Par exemple, avec les jeunes autistes, j’ai pu très vite avoir accès à leur intimité. Mais j’essaie de la préserver au maximum. Je m’éclipse dès que j’entre trop dans l’intimité du quotidien.
    • d- Retournement : Pour Le Bateau du père, je filme ma famille. Mon père nous filmait quand nous étions enfants. Je demande à mon frère, ma sœur de me filmer. Je voulais que la caméra passe de main en main, que la caméra circule du présent au passé, qu’on puisse passer de l’un à l’autre. C’était une envie de représenter la mémoire, de dépasser le deuil, la disparition. J’ai aussi envie que celui qui filme se trouve filmé, que celui qui est filmé puisse lui aussi filmer.
      Bien entendu, quoi qu’on fasse, on vole toujours un peu de l’image de l’autre. Et l’autre a toujours une idée différente, il est souvent surpris par l’image qui est montrée de lui. C’est un équilibre très complexe, dont il faut toujours avoir conscience, mais qui ne doit pas non plus empêcher de filmer.

3- L’IMAGE

  • a- Dans la vie privée, je filme avec des Ipods, des téléphones, des ordinateurs. Mais ce n’est pas pour en faire un film. Utiliser ces images implique une esthétique très marquée. C’est un geste esthétique et cela a une fonction narrative. Le choix de la caméra se pose à chaque fois. J’ai toujours travaillé dans une économie pauvre. Je n’ai jamais pu choisir la caméra en fonction de l’image qu’elle donnait. Je devais m’adapter au matériel que j’avais à disposition : des caméras légères, bon marché, très en vogue en Belgique depuis l’arrivée du numérique 4. Il fallait aussi que la caméra que j’allais utiliser ne soit pas trop lourde. J’ai donc travaillé avec une Sony PD 170 pour Le Bateau du père, où apparaissent aussi des images VHS et Vidéo 8 de mon enfance. J’ai filmé avec une HDV pour La Porte ouverte, et avec une petite caméra HD tropicalisée pour Drôle de pays. Pour Kev, mon deuxième long-métrage, j’ai essayé différentes caméras. Des caméras HD légères et faciles d’emploi. Mais je n’étais pas satisfaite de l’image obtenue, de sa texture, de sa luminosité, de sa définition. Un cadreur/chef opérateur m’a proposé de travailler avec une Black Magic en dispositif épaule qui a un grand capteur et des optiques fixes. Et cela a révolutionné ma manière de faire. Il a fallu que j’abandonne l’idée de filmer toute seule. Le poids de la caméra ainsi que la faible profondeur de champ inhérente à ce type de matériel et au fait qu’on travaille toujours en lumière naturelle, représentent un gros obstacle au fait de filmer moi-même. J’avais cadré deux courts-métrages en préparation du projet. Il fallait que quelqu’un arrive et m’aide à franchir une étape, à dépasser mes limites techniques. Et puis surtout, j’ai l’impression d’être tombée sur une perle rare. Lorsque je regarde les rushes, je m’y reconnais. Ce cadreur/chef opérateur (Thomas Schira) a compris la façon de cadrer qui me correspondait.
  • b- Au maximum j’essaie d’avoir une maîtrise des différents aspects techniques. Mais on ne peut pas toujours tout contrôler à la fois. Beaucoup de réglages automatiques me gênent dans l’appréciation d’une séquence. En général, au montage, je ne garde pas les changements de point ou de diaphragme automatiques. C’est une maladresse qui me déplaît trop. J’accepte très bien la maladresse quand elle traduit quelque chose qui se passe entre la personne qui filme et la personne filmée. Une émotion, quelque chose qui échappe, mais pas quand c’est juste un problème technique. Parfois, emportée par l’urgence d’une situation, je n’ai pas eu le choix. C’est une des limites au dispositif solitaire : le fait de ne pas arriver à maîtriser parfaitement tous les paramètres techniques.
  • c- Je tourne toujours en lumière naturelle. Aujourd’hui, pour Kev, même en tournant avec un cadreur/chef opérateur, il est rare qu’on utilise des sources de lumière additionnelles car cela demanderait une mise en place et un minimum de sécurité impossible à garantir dans le contexte dans lequel on filme. Un spot sur pied est un objet qui intriguerait trop les jeunes que je filme. De plus, la présence d’une source de lumière artificielle dans le champ réduirait l’espace : des zones entières deviendraient infilmables. On interviendrait trop, on prendrait trop de place. J’aime au contraire qu’on se fasse le plus discret possible.
  • d- Avec les différents types de caméras (HD, 16 mm) et la multitude de façons de cadrer, il y a beaucoup d’esthétiques possibles, plus ou moins maîtrisées, plus ou moins singulières, plus ou moins pauvres. Mais « Filmer seul-e » crée tout de même une esthétique économiquement pauvre comparée au cinéma mainstream. Grâce à ce dispositif, on peut faire croire à plus de vérité, à du cinéma qui n’intervient pas sur la réalité filmée. Cela peut tout à fait être mis en scène, être totalement fabriqué dans des films de fiction et même des films documentaires. C’est très intéressant d’un point de vue narratif car cette impression de solitude crée un rapport spécial avec le spectateur, plus de proximité. Mais c’est un artifice.
    En général, c’est un dispositif qui crée des formes plus intimistes, plus confidentielles, plus personnelles. On sent la présence du réalisateur qui affirme son regard sur ce qu’il filme, qui dit « je ». Cela influence aussi le sujet/le propos du film. Souvent, les films autobiographiques sont filmés par des cinéastes seuls. On pourrait aussi parler du cinéma dit expérimental. Je crois que filmer seul-e implique, la plupart du temps, une forme de radicalité, pas toujours formelle, pas toujours économique et idéologique, mais en tout cas, derrière le film, il y a un désir très fort. C’est cela qui m’importe le plus quand je découvre un film, le désir que l’on ressent derrière le film.

4- LE SON

  • a- En dispositif autonome, j’utilise un micro additionnel sur la caméra et souvent un HF. Je travaille en mono. C’est au montage son qu’on ajoute des ambiances stéréos. On reconstruit toutes les ambiances après coup. Une fois, j’ai même dû travailler avec un bruiteur professionnel, tellement les directs étaient mauvais.
  • c- En effet, filmer sans ingénieur du son implique une série de problèmes complexes à résoudre. C’est un réel manque qui aura des répercussions au montage son et au mixage.
  • d- J’essaye de plus en plus de travailler avec un ingénieur du son dès que c’est possible. Il n’y a pas de situation précise.

5- LA PRODUCTION

  • a- Cela dépend du projet. L’autoproduction implique un travail plus confidentiel, plus personnel aussi. Je peux me permettre des petites formes, des essais.
    Quand tout se passe bien avec un producteur, on discute des aspects pratiques, financiers, de la diffusion. Le dialogue est important pendant l’écriture des dossiers, mais aussi à la vision des rushes, justement quand je ne suis pas satisfaite d’un point en particulier. La production peut décoincer des choses, apporter des solutions que je n’envisageais pas, me proposer de rencontrer telle ou telle personne. Même chose pendant le montage. En ce moment, je développe Kev avec Dérives et Les Films d’Ici, et justement, le dialogue avec eux fait avancer le film.
  • b- Il faut que les questions de réalisation soient totalement respectées par la production. Aujourd’hui, je cherche à travailler avec des productions qui ont cette éthique-là. C’est plutôt sur l’aspect financier que la production décide. Quand cela coûte de l’argent, la discussion peut être plus tendue.

6- LES RATAGES ET LES EXTASES

  • a- Dans La Porte ouverte, la caméra m’a permis d’entrer en relation avec des autistes mutiques très difficiles à approcher.
    L’équipe thérapeutique de l’institution m’avait demandé de m’immerger seule avec ma caméra pour voir si les jeunes autistes allaient accepter ma présence et le fait d’être filmés. J’ai tourné l’écran LCD vers eux afin qu’ils puissent comprendre ce que je faisais. Et ils comprenaient très bien que cette caméra était comme un miroir sophistiqué. Ce qui est étonnant c’est que, et la caméra, et mon attitude de filmeuse calme et muette, convenaient toutes deux très bien à ces jeunes. Comme la caméra faisait obstacle à mon regard, je pouvais m’approcher, rester des heures avec eux, alors qu’ils me fuyaient lorsque j’étais sans matériel. C’est à ce moment que j’ai rencontré Kevin, le personnage principal de Kev. Grâce à la caméra, on a découvert qu’il avait conscience de sa propre image. Il se regardait dans l’écran LCD en se touchant le visage et en claquant des dents. Et chaque fois, je lui montrais ce moment par la suite, il sautait de joie en frappant des mains. Il a regardé la scène sur un DVD pendant plus d’un an. Je ne pouvais que continuer. Ce garçon, qui ne parlait pas, m’indiquait clairement qu’il voulait être filmé. Un dialogue, un échange s’instaurait. On a inventé une façon de se parler à travers la caméra. Je n’emploie jamais le terme extase, mais je dirais que j’ai été énormément touchée par cette rencontre.
    Et puis dans Le Bateau du père, quand j’ai découvert des vidéos de mon père. Je me suis fortement reconnue dans sa manière de filmer. C’est là que j’ai pris conscience de l’héritage qu’il m’avait laissé. Quelque chose de son regard survivait en moi.
    Pour les ratages, il y en a eu tellement que je n’ai pas d’épisode précis à raconter. Faire un film est une succession de difficultés à dépasser.
  • c- Je n’ai jamais travaillé pour le cinéma commercial donc cela n’a jamais été un problème. C’est un choix délibéré.

7- MONTAGE ET ÉCRITURE

  • a- Montez seule ? Cela m’est arrivé pour des essais très confidentiels, pendant mes études aussi. Mais en général, je travaille avec un monteur ou une monteuse.
  • b- Retravailler-vous le « direct » ? Oui, on retravaille toujours le son. Parfois, pour certaines scènes, on le reconstruit complètement au montage son. Même chose pour la chronologie du tournage qu’il faut à chaque fois quitter pour se libérer de ce qui s’est passé, regarder la matière telle qu’elle est et envisager les possibilités de montage.
  • c- Le fait de dire « je », de filmer soi-même, d’être dans des formes plus documentaires, ne rend pas pour autant le film plus vrai, plus proche du réel. On reste dans du cinéma, de la représentation pure. Toutes ces expériences m’ont, je l’espère, déniaisée. Je ne sais plus qui disait que l’important c’était de mentir vrai. Je trouve ça très juste, même en documentaire. Il ne faut jamais oublier qu’un film reste une pure construction.

8- FIN DE LA SOLITUDE

Il n’y a pas de règle. En général, même si je suis seule sur le terrain, je m’arrange pour discuter avec les gens que je filme, je montre les rushes.

10- CONSÉQUENCES

Depuis l’invention du cinéma, il y a des réalisateurs seuls derrière la caméra. Je ne crois pas que ce soit vraiment nouveau. Mais la légèreté des moyens d’aujourd’hui apporte une accessibilité qui n’existait pas auparavant. Je pense aussi au cinéma sur d’autres continents. Les outils sont plus abordables. Cela permet de faire émerger de nouveaux cinéastes dans des pays moins privilégiés que les nôtres.

Filmer seule m’a permis d’apprendre à filmer, d’apprendre à faire des films, m’a donné la chance de chercher ma manière de travailler. Aujourd’hui, j’ai envie de travailler en équipe et d’expérimenter d’autres formes, peut-être la fiction.


  1. Le bateau du père, 2010, 78 mn, produit par le Centre Vidéo de Bruxelles et Moviala Films.
  2. Kev, en cours de réalisation, produit par Dérives et Les Films d’ici.
  3. La Porte Ouverte, 2014, 24 mn, produit par Dérives et After Hours asbl. Drôle de Pays, 2015, 21 mn, produit par Dérives, After Hours asbl et l’Institut La Porte Ouverte.
  4. En tout cas dans le contexte des ateliers de production de la Fédération Wallonie Bruxelles.

Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 212, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)