Réponses de Jim Lane

1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION

  • a- Toujours seul ? Non, j’ai commencé à filmer mon premier documentaire avec un groupe de personnes. J’ai filmé et monté la version finale, principalement en 1980. J’ai également travaillé en tant qu’ingénieur du son pour de nombreux films de fiction et de non-fiction. Je pensais que c’était un travail que peu de gens voulaient faire et que je pourrais acquérir beaucoup d’expérience sur la façon dont les films étaient faits. J’ai vraiment commencé à filmer par moi-même en 1980 et je continue aujourd’hui. Mon premier tournage en solo était en fait une petite fiction dans laquelle je me mettais en scène. Ce fut une expérience difficile mais en définitive très gratifiante.
  • b- Autres pratiques en solo ? Très bonne question. Je mène avec avidité d’autres activités qui ne sont pas reliées au film mais que je ne considérerais pas comme artistiques. Je suis un passionné de pêche à la mouche et un ornithologue. Ces deux activités requièrent de se tenir loin des gens et de passer du temps seul, généralement dans les bois. Aussi, en tant que chercheur en audiovisuel, je passe sans conteste beaucoup de temps avec moi-même. Je dirais que par nature je suis probablement solitaire mais j’ai vécu toute ma vie dans de grandes villes et, en tant que professeur, je dois constamment me tenir face à de grands groupes et parler.
  • c- Décision ou expérience ? Lorsque je fais des films autobiographiques, je suis le principal filmeur. Cependant, il y a beaucoup de moments où d’autres filment. Ces moments me montrent généralement à l’écran. Il est évident qu’Ed Pincus, en tant que filmeur solitaire, m’a grandement influencé. J’ai trouvé que ses expériences de filmeur en solo étaient révolutionnaires pour l’époque. À présent, beaucoup de gens continuent cette pratique.
  • d- Pratique autres ? Oui, voir plus haut. Lorsque vous avez des collègues et des amis qui font des films, vous êtes toujours en train d’aider.
  • e- Seul et avec d’autres ? Oui, bien que je trouve que le filmage en solo soit bien moins compliqué.

2- TOURNAGE

  1. La toute première fois
    • a- J’ai tourné une fiction de trois minutes intitulée Deux Shots, dans laquelle je joue les deux cotés symboliques d’une même personne. L’une poursuit l’autre qui essaie de la détruire. J’ai entièrement dirigé la production.
    • b- Matériel ? J’ai utilisé une Bolex 16 mm Kodak Tri-X N&B à pellicule inversible, avec un kit d’éclairage Lowell. J’ai capturé des effets de son non-synchrone avec un enregistreur Tandberg à bobines. J’ai enregistré et mixé le son dans une chambre de mixage pour son analogique. Le tournage m’a pris trois jours et le montage une semaine sur une table Steenbeck.
    • c- Conclu ? Comme beaucoup de quêtes artistiques, j’ai commencé avec un instinct viscéral et me suis tenu à ce premier instinct. Je n’étais pas sûr que ça marcherait et savais que le film porterait sur les luttes personnelles que je traversais. J’étais inquiet qu’il soit simplement une source d’embarras mais en réalité les gens l’ont beaucoup apprécié.
    • d- Diffusées ? Finalement, cela devint un film de trois minutes. Je l’ai monté et j’ai fait tout l’enregistrement sonore et le design. Oui, pendant les projections, les personnes l’ont réellement apprécié. J’ai appris beaucoup sur l’importance du son. Merci à vous, Walter Murch 1 et Alfred Guzzetti 2.
  2. Différences et spécificités
    • a- Précisez les différences essentielles avec un tournage à plusieurs, en équipe. Vous n’avez à vous soucier de personne, si ce n’est des gens et du monde que vous filmez. Par exemple, lorsque j’installe le matériel pour un entretien, je peux commencer à parler à un autre membre de l’équipe pour faire distraction ou déstresser la personne interrogée. Lorsque vous êtes seul à seul, vous devez être beaucoup plus créatif pour laisser la personne parler de manière véridique et en toute conscience. Aussi, vous devez tout simplement être conscient à la fois du son et de l’image, ce qui peut être une tâche intimidante parfois. Cependant, le tournage en solo permet toute sorte d’intimités qui ne pourraient pas avoir lieu autrement. Aussi, lorsque vous filmez autre chose que des gens, vous pouvez prendre tout le temps que vous voulez. Lorsque vous êtes avec d’autres personnes, vous êtes toujours conscient du temps dont elles disposent, en particulier lorsqu’elles sont rémunérées.
    • b- « Outil de résistance ou de recherche », etc. ? Dans mon cas, il s’agit définitivement de la deuxième catégorie. Je filme souvent sans intention ; de temps en temps, je filme en ayant en tête une série de questions et de gestes préalablement déterminés ; d’autres fois, les choses ont tout simplement lieu et j’essaie de les capter. Dans pratiquement tous les cas, j’attends un certain temps avant de monter les rushes, et je m’efforce de ne pas filmer de nouvelles choses pour que les anciens rushes acquièrent plus de sens. Tous ces concepts – introspection, recherche, invention et mémoire – sont très présents à mon esprit durant la phase de montage. J’aime trouver différentes façons d’exprimer la mémoire, par exemple, soit à travers une structure, un certain montage, soit à travers certaines choses évoquées en off. Je trouve que c’est une très bonne façon de se débattre avec l’expression autobiographique.
  3. La caméra tourne
  1. Ce qui déclenche le geste de tourner
    • a- Improvisation ou préparation ? Les deux. Parfois, je filme simplement pour filmer et regarde les rushes bien plus tard pour trouver quelque chose qui puisse être utilisé. Parfois je filme avec une intention explicite en tête. Par exemple, je vais poser à ma mère certaines questions ou je vais filmer un lieu, en sachant comment il peut s’insérer dans une structure sur laquelle j’ai travaillé (principalement mentalement).
    • b- Cherchez-vous à explorer, etc… voler ? Oui, tout cela, mais avec des variations. La plupart du temps, je préfère filmer avec le consentement des sujets filmés. Sinon, c’est du vol, et ça me pose problème. J’ai toutefois filmé un barrage de sécurité devant l’ambassade des États-Unis à Prague, juste après le 11 septembre. Je savais que la police chargée de la sécurité désapprouvait cet acte, mais je me suis aperçu que cela se déroulait en public, que ce n’était pas quelque chose de privé ou de discret, que l’on ne pourrait pas me faire d’objections. Je dirais que les gens que j’ai filmés à travers les années n’avaient peut-être pas conscience que le matériel filmé serait plus tard incorporé dans mes films.
    • c- Idée préalable ? Parfois. Par exemple, dans East Meets West (1986), je savais que je voulais me concentrer sur mon ami, Ed, et que je ne voulais pas de narration en voix off. Dans I Am Not an Anthropologist (1995), je savais qu’il y aurait quatre sections dans le film et que je voulais que chaque section ait son propre style. Donc, la première section dans la forêt du Maine prend la forme d’un journal, de films de famille en couleur avec des extraits des nouvelles à la radio, des lectures de mon journal et des sons de l’environnement. La section se finit avec l’arrivée d’une tempête qui fait écho avec l’ouragan Andrew à la fin du film. La deuxième section à Boston est composée de rushes en noir et blanc tournés en son synchrone. La troisième section comporte des rushes en couleur de Prague, tournés dans un style proche du reportage avec ma voix en off qui observe la transformation culturelle de la ville. La dernière section se compose d’un écran noir avec des sons de l’ouragan Andrew qui fonce sur ma maison, et ma femme et moi nous disputant off sur le fait que nous ne parvenons pas à trouver de batteries. Le film se termine avec des photographies en couleur de l’après-ouragan. Dans Background Action (2000), dont les images ont été manipulées en post-production, j’ai déterminé d’abord sur papier la structure entière et écrit ensuite la voix off.
    • d- Prototype isolé ou série ? Si je comprends bien la question – ce dont je ne suis pas sûr – je dirais que j’essaie de faire quelque chose de différent d’un point de vue stylistique, structurel, et théorique dans chacun de mes films. Donc je prends chaque film comme une sorte de défi technique et intellectuel, parfois délimité par ce à quoi j’ai accès, et essaie d’imaginer différentes façons de répondre à ce défi.
  2. Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
    • Cela dépend vraiment du sujet filmé. Par exemple, il était très difficile de parler à ma mère devant la caméra. Elle n’était pas intimidée par la caméra. Elle y faisait même moins attention que la plupart des gens. Cependant, elle ne pouvait jamais répondre à une question directement et se perdait dans de longues digressions sans jamais aboutir quelque part. Insoluble est le mot. Ma femme est habituellement très concise et m’a souvent filmé. Mon ancienne petite amie, Ellen, dans le film Long Time No See (1982), m’a demandé de me filmer dans l’avant-dernière scène du film. Certainement, les rôles s’inversent à ce moment et elle émet une critique très judicieuse sur ce que je faisais. Dans Looking Back (2014), ma fille est préoccupée par la présence de la caméra et cette préoccupation est devenue un des thèmes du film. Mon ami Ed, dans Long Time No See et East Meets West, est quelqu’un qui sait très bien écouter et parler. Il est interprète et peut donc faire des choses devant la caméra qui sont assez drôles et touchantes.
      Je suis ouvert à ce que d’autres personnes filment. Dans pratiquement tous mes films autobiographiques, il y a au moins une autre personne qui filme à un moment donné. Bien que la plupart des gens croient que tenir la caméra, c’est détenir le pouvoir, je ne suis pas d’accord avec cette supposition. Je crois que l’acte de filmer le monde réel, plus particulièrement le monde autobiographique, implique toujours le filmeur autant que le filmé. Cette dynamique peut également être explorée dans le montage. Pendant toutes ces années, des gens m’ont demandé de ne pas les filmer et j’ai toujours honoré cette demande.

3- L’IMAGE

  • a- Lorsque je tournais des films en 16 mm, j’ai utilisé une CP16 et une Bolex (Long Time No See, I am Not an Anthropologist). East Meets West a été tourné avec une 3/4” Sony A-1. (C’est dur à croire mais c’était l’état de l’art au milieu des années 1980). Background Action a été entièrement réalisé sur une plateforme digitale et Looking Back a été au début tourné avec une caméra Sony mini-DV et d’autres formats, dont le Hi-8, le I-Phone et une caméra Macbook Pro.
  • b- Réglages ? Lorsque que je tourne en 16 mm, oui. Tout est en manuel depuis le diaphragme jusqu’à la mise au point, etc. Avec la vidéo, je suis bien plus en roue libre et n’essaie pas d’agir beaucoup sur les rushes originellement capturés. Ainsi la balance des couleurs est parfois désactivée d’un plan à l’autre. Je préfère le côté « brut » de la vidéo, plutôt que l’aspect visiblement manipulé qui se fait en post-production.
  • c- Matériel ? Dans Long Time No See, j’ai utilisé un kit léger d’éclairage Lowell. Outre cela, tous mes films autobiographiques sont tournés en lumière naturelle, en fonction de la lumière ambiante.
  • d- Une esthétique ? Tout à fait, je suis ouvert à l’idée de filmer des choses au hasard, ainsi que des thèmes, des gens, des moments apparemment marginaux, etc. Je ne suis vraiment redevable que de moi-même et peux donc être beaucoup plus attentif au moment présent, plutôt que d’avoir à penser aux autres personnes de l’équipe.

4- LE SON

  • a- Une fois encore, cela dépend. Dans Long Time No See, j’ai utilisé un micro-canon ou un micro cardoïde qui était relié à un Nagra à bandes. Je le fixais souvent à une perche télescopique que je pouvais facilement installée. Dans East Meets West, le microphone était relié à un Sony A-1 et à un micro-canon. Dans I am Not an Anthropologist, les rushes en son synchrone ont été tournés de la même manière que dans Long Time No See et les autres sons ont été enregistrés sur une cassette Sony avec un microphone cardioïde. Dans Background Action, j’ai utilisé un Nagra et un micro-canon pour l’entretien avec ma mère (J’ai mis le micro-canon très près d’elle parce qu’elle parlait en regardant les rushes où mon père est figurant et je ne voulais pas que le bruit du film déteigne sur sa voix. Ceci explique l’impression que sa voix est très proche). Dans Looking Back, la caméra mini-DV avait un micro directionnel intégré et le matériel plus vieux en Hi-8 un micro-canon séparé que je tenais pendant l’entretien avec Alena Jiresova : [sa fille, ndt].
    Je n’ai jamais utilisé de micro sans fil. Je n’en ai jamais eu l’accès. Mais j’ai incontestablement envie d’essayer.
  • b- Stéréo ou mono ? Je n’ai jamais utilisé de son mono, encore une fois simplement à cause des nécessités techniques. Je pense que j’utiliserai du son ambiophonique dans les prochaines années.
  • c- d- Preneur de son ? Encore une fois, cela dépend des circonstances. Souvent, l’équipement disponible peut déterminer le résultat. Aussi, je prends souvent le son moi-même et laisse une autre personne filmer. Fred Wiseman a procédé ainsi pendant des années.

5- LA PRODUCTION

  • a- Producteur ? Je produis toujours mes films. En fait, mon générique comporte la mention « un film de Jim Lane », ce qui implique que je produis, filme et monte mes films.
  • b- Décisions ? Je demande souvent des retours à partir des ours de mes films. Ce processus peut être bref (quelques mois) ou prendre un temps plus long (plus d’un an).

6- LES RATAGES ET LES EXTASES

  • a- Ravissement et extase ? Oui, souvent dans la salle de montage. C’est souvent lorsque je vois un choix de montage qui fonctionne vraiment bien. Par exemple, dans Long Time No See, je me tiens à côté d’une cascade gelée dans la forêt profonde de New Hamphire, et raconte que j’ai marché sur les lunettes de mon père et les ai cassées dans l’endroit très précis où j’ai filmé. J’enchaîne avec des home movies, que j’ai tournés il y a longtemps pendant l’été lorsque l’eau de la cascade coulait. Ou, dans East Meets West, je montre un extrait de Vertigo avec Kim Novak qui saute dans la baie de San Francisco. Quelques secondes plus tard, je reviens à mes propres rushes tout en prolongeant le son de l’extrait. Sur ce son, je montre une femme qui apparaît de derrière le bar, laissant suggérer que la femme est revenue d’entre les morts. Ou dans Looking Back, j’insère des plans de ma fille de cinq ans plus âgée qu’elle ne l’est dans les premiers trois-quarts du film sans aucun avertissement. Lorsqu’elle finit de jouer du piano et commence à quitter la pièce, elle dit malicieusement : « Ne te soucie pas de moi », ce qui répond à mon commentaire du début du film (quelque cinq ans auparavant en temps réel) lorsque je dis en voix off : « Je me fais du souci pour toi, Emma. »
    Aussi, il arrive ponctuellement que quelqu’un m’écrive ou qu’un spectateur vienne me voir pour exprimer sa gratitude envers mes films. C’est ce qui fait que mon travail en vaut la peine. J’ai conscience que mes films ne plaisent pas à tout le monde mais j’essaie d’être fidèle à moi-même et à ce que j’essaie d’exprimer à travers l’image et le son. C’est une joie de savoir que mes films ont touché quelqu’un, plus particulièrement une personne que je ne connais pas. J’aime penser que c’est en partie ce que ça signifie que d’être humain.
  • b- « Rater » ? C’est une question qu’on me pose souvent. Je dis cela parce que j’ai réalisé, enseigné et écrit sur les films depuis tellement longtemps. Je ne peux pas imaginer ma vie sans une pratique filmique. C’est une partie de ce que je suis. Je pense aussi avoir un bon équilibre dans ma vie entre le cinéma et d’autres intérêts (gens, lieux, etc.). Je ne suis pas complètement obsédé par la réalisation. Je fais des films lorsque j’en ressens le besoin. Je ne fais pas d’argent avec, donc je dois travailler en tant que professeur, ce qui prend beaucoup de temps.
  • c- Sortir du cinéma commercial ? En faisant ces films, j’ai essayé très consciemment de rester hors du cinéma commercial. Je trouve que les représentations des gens sont réductrices et puériles dans 95 % des films de télévision ou autres. Mais ne vous méprenez pas, lorsque le cinéma commercial est bon, je l’adore. Vous seriez certainement très surpris par les films commerciaux que j’aime. Ce point m’a toujours valu des ennuis avec mes amis réalisateurs.
    J’aime néanmoins le défi de raconter des histoires, de présenter des sentiments et des moments de la vie réelle mais aussi d’utiliser des images et des sons d’une manière non commerciale pour faire comprendre différentes choses. Plus je vieillis, plus j’aime faire des choses simples. Je crois que même le plus simple des moments peut se révéler complexe lorsqu’on l’insère dans une structure plus large. J’aime beaucoup le travail de Straub et Huillet lorsqu’ils parviennent à un cinéma « dépouillé ». Et bien sûr, la volonté de Chris Marker d’écrire des voix off critiques, le montage magique d’Alain Resnais et la façon dont Godard décompose l’image et le son. Je serai négligent d’omettre Jean Rouch. J’ai été son assistant durant deux sessions d’été lorsqu’il était enseignant et cette expérience fut extraordinaire. J’ai appris de lui comment relaxer les gens et créer une ambiance décontractée.

7- MONTAGE ET ÉCRITURE

  • a- Monter seul ? Oui, je monte seul, mais je montre toujours des ours à des gens. Je tiens parfois compte des remarques, d’autres fois, non. Je pense que mes prises de décision dans la salle de montage peuvent être assez tranchées et engagées, ce qui n’est pas nécessairement ma façon d’être dans les autres facettes de ma vie.
    J’ai cependant toujours quelqu’un qui procède au mixage sonore de mes films. Je ne peux pas faire fonctionner une table de mixage et écouter mes films. C’est trop. Je peux faire le mixage des films des autres, pas les miens.
  • b- Retravailler le « direct » ? Tous mes films autobiographiques portent sur le temps. Dans un ouvrage théorique [The Autobiographical Documentary in America, ndt], j’ai pensé et écrit beaucoup sur la façon dont le temps, la mémoire et le récit informent le sujet autobiographique d’une manière fondamentale. L’identité humaine repose sur cette fondation. Je suis donc toujours conscient de ce passage du temps et essaie d’ancrer le sujet percevant dans le temps diégétique autant que dans le temps réel du montage.
    Dans mon film le plus récent, Looking Back, je commence en 2003, procède à un flashback en 1996, puis reviens à 2003, puis en trois coupes, continue en 2008 et finis en 2012. Je crois que le passage du temps dans ce cas peut être très puissant mais qu’un public doit trouver une façon de comprendre cette progression. C’est le défi du réalisateur.
  • c- Changement sur votre écriture ? Je vais prendre votre mot « écriture » littéralement et parler de la façon dont j’écris mes voix off. Dans Long Time No See, la voix off me présente et introduit brièvement mon histoire familiale en particulier la mort de mon père à un jeune âge et sa passion pour les films de famille. Après ça, la voix off est minimale et simplement utilisée pour présenter certaines scènes qui nécessitent des éclaircissements pour le spectateur. Dans East Meets West, j’ai intentionnellement utilisé aucune voix off. J’ai pris un risque et défié le spectateur en l’invitant à faire des sautes et à combler les blancs. Ainsi, lorsque je fais un flashback sur la mère d’Ed trois années auparavant, le spectateur est contraint de comprendre cela par lui-même. La troisième section d’I am Not an Anthropologist est très écrite, comme une sorte de faux-reportage. Le contenu est personnel mais le style est celui du reportage, qui s’apparente à ce que fait Chris Marker. Background Action est très écrit et probablement le plus complexe en ceci qu’il traite de la biographie de mon père, de la biographie d’Otto Preminger, des relations raciales à Boston, du temps, etc. Looking Back est écrit comme une adresse directe à ma fille, Alena Jiresova, et à ma mère. C’est un schéma « je-toi » et le public/spectateur est à « l’écoute ».

8- FIN DE LA SOLITUDE

  • a- Cela dépend vraiment du sujet. Si j’ai l’impression que le sujet ou le thème nécessite une équipe plus grande, alors j’irai dans ce sens. Par exemple, si je voulais faire un film sur un logement abordable à Burbank en Californie ou sur les scandales pédophiles dans la hiérarchie catholique de Boston – deux films que j’aimerais faire –, je pense qu’ils nécessiteraient une plus grande équipe. Ce sont des films qui comportent des sujets sociaux et judiciaires qui nécessiteraient une plus grande équipe parce que l’esthétique dont ces films auraient besoin devrait être conforme aux documentaires plus commerciaux. Le film que je suis en train de monter – Three Women of Prague – traite de trois femmes tchèques de trois générations qui ont été filmées avec une équipe. J’ai pris le son et interviewé les trois femmes.

9- DIFFUSION

  • a- Rapport avec le public ? Seul, avec d’autres ? Oui, tous ces cas de figure. J’ai fait des visionnages publics et privés. Surtout dans des festivals ou dans des cinémathèques. Dans la mesure où mes films sont d’aspect plutôt brut, ils nécessitent d’être accompagnés d’un contexte. Bien souvent, les gens pensent que mes films sont juste amateurs et j’ai payé le prix de cette décision esthétique.

10- CONSÉQUENCES

Filmer seul a très certainement un impact. La plupart de mes proches comprennent que je peux me pointer avec une caméra à n’importe quel moment. Certains veulent bien, d’autres non. Ce type de pratique filmique m’a mis en désaccord avec le cinéma industriel. J’ai toutefois vécu à Los Angeles pendant vingt-trois ans et ce type de pratique filmique n’est pas un anathème dans notre culture. En fait, beaucoup de cinéastes alternatifs ont vécu dans l’ombre d’Hollywood (Maya Deren est un exemple illustre mais il y en a beaucoup d’autres…).

Comme je l’ai mentionné ci-dessus, j’aime certains films commerciaux. En fait, j’en aime certains énormément. J’ai beaucoup d’amis qui ont beaucoup de succès dans le commerce du divertissement à Hollywood. Dans ma pratique, je préfère tourner mon objectif sur de petites choses et produire avec peu d’argent. Ainsi, je n’ai personne pour me dire ce que je dois faire. Le contenu de mon travail n’est probablement pas pour une consommation de masse. Le style de mon travail peut être exigeant et, encore une fois, pas pour un public de masse. Je ne fais toutefois pas cela à des fins élitistes. Je crois que les choix formels sont connectés aux contenus personnels de mes films et vice-versa. Ainsi, mon style change en fonction des circonstances de chaque film. C’est un défi que de faire des films autobiographiques pertinents, constants et en fin de compte honnêtes.

Gagné ou perdu ? J’ai l’impression que j’ai été capable de poursuivre mes intérêts artistiques. Bien que je sois limité par le budget et l’accès aux équipements, j’ai l’impression que j’ai été capable de transformer ces obstacles en une expression et plutôt que de les utiliser comme une excuse, je les ai considérés comme un défi avec lequel il faut composer. Je n’ai aucun regret vis-à-vis des pratiques filmiques que j’ai poursuivies. Finalement, je peux dire que mes films sont les miens et que tout ce que vous voyez et entendez résulte de choix auxquels j’ai procédé. Ils sont la projection de mon monde pour le meilleur et pour le pire, et j’espère que des personnes en tirent quelque intérêt pour elles.

Traduit de l’américain par Juliette Goursat


  1. Note de l’éditeur. Walter Murch (1943 -) : monteur, réalisateur américain. Il fut le monteur des premiers films de Francis Ford Coppola et George Lucas. Il réalise son unique film en 1985, Oz, un monde extraordinaire.
  2. Note de l’éditeur. Alfred Guzzetti (1942 -) : réalisateur américain (Family Portrait Sittings en 1975), professeur à Harvard d’anthropologie visuelle.

Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 241, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)