Réponses d’Emmanuel Saget

1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION

  • a- Toujours seul ? Non
  • b- Autres pratiques : La peinture. Filmer, et plus précisément « dérusher » les enregistrements, est aussi une façon détournée d’écrire, de regarder ; écouter me donne envie de parler et d’écrire pour parler, une envie d’approcher le temps des images, de fuir et d’intégrer l’image, de prendre corps en elles.
  • c- Je n’ai pris aucune décision précise. J’ai troqué mon appareil photo contre une caméra S8 sans y réfléchir. À 18 ans, j’avais la sensation d’avoir fait le tour de la photo (!). Filmer seul est venu intuitivement dans l’élan de mes essais picturaux. Sans m’en rendre compte, j’ai glissé de la peinture au cinéma
  • d- En équipe : Oui, j’ai fait trois films de fiction en équipe réduite : deux personnes à l’image et une ou deux au son pour mes courts, auquel il faut ajouter un assistant et une personne à la lumière pour mon unique long-métrage. Je désire et envisage un jour de faire une fiction seul avec les acteurs. Il me semble que je pourrais y trouver quelque chose de l’ordre de l’intimité et de l’intériorité, cette chose est, bien sûr, aussi de l’ordre documentaire.
  • e- Seul-e et avec d’autres ? Oui, mais je n’ai jamais envisagé de faire les choses en équipe en documentaire.

2- TOURNAGE

  1. La toute première fois
    • a- Un été, j’ai filmé les fenêtres d’une maison familiale en Super 8, l’acte était de l’ordre d’un désir assimilable à la photographie.
    • b- Une caméra muette Super 8.
    • c- Au moment de filmer, j’ai senti quelque chose d’assez puissant par rapport au temps du plan, à sa respiration propre. J’étais très jeune et tout ça est resté très intuitif.
    • d- J’ai monté et sonorisé ces images. À l’époque, on demandait au labo de coller une petite bande magnétique sur le film S8 et j’enregistrai des sons ajoutés directement sur le projecteur. Je n’ai pratiqué le son synchrone que plus tard.
  2. Différences et spécificités
    • a- L’intimité / la rapidité / la révélation / le silence… Un tournage invisible, presque intérieur.
    • b- Une résistance à la normalisation surtout.
    • c- Tout ça est juste.
  3. La caméra tourne
  1. Ce qui déclenche le geste de tourner :
    • a- Quand cette pratique était nouvelle pour moi, je crois que j’aimais voir le monde dans l’œilleton, le cadre de l’œilleton révélait une réalité invisible à l’œil nu et l’enregistrement une improvisation. Mon désir s’est construit ensuite en fonction des avancées et des réactions à mon propre travail (et bien sûr aussi avec la fréquentation de celui des autres, je n’avais aucune culture cinématographique quand j’ai commencé).
    • b- Je dirais plutôt capter… Voler parfois… Dialoguer dans un certain sens : correspondre, avec l’idée du temps que ça demande pour correspondre. J’aimais attendre le développement de la bobine et encore aujourd’hui j’ai besoin de laisser reposer les rushes numériques.
    • c- À mes débuts, j’ai filmé en tout innocence. Écrire ne me serait vraiment pas venu à l’idée. Je regrette beaucoup ce temps. L’importance prise par le scénario aujourd’hui, dans tous les domaines est une aberration, une atrophie qui nous coupe du véritable intérêt de filmer. Filmer doit changer la donne autrement ça n’a pas de sens.
      Je dirais la même chose de la thématique en pire… La thématique devrait se définir après le film ou encore une fois ce medium n’a pas de sens. Une envie de montage, une envie de son par rapport à une image et vice et versa sont de belles choses. Ce qui compte c’est l’ouverture et la réaction à ce qu’on filme, qu’est-ce qui en naît… Idéalement, il faudrait écrire un scénario / une préparation et la brûler juste avant les premiers enregistrements.
  2. Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
    • a- Empathie, face à face, etc. : Tout ça existe bien…
    • b- J’ai filmé pendant un an ma grand-mère dans sa chambre dans une maison de retraite. Je n’ai évidemment pas demandé ce droit, excepté à ma grand-mère…

3- L’IMAGE

  • a- En guise de caméra, j’utilise un appareil photo…
  • b- Mon appareil dispose d’un écran orientable. La plupart du temps, je le tiens contre mon ventre et tourne l’écran vers mes yeux, de façon à ce que ceux que je filme puissent voir mon visage et aussi, pour ne pas avoir l’air de trop les viser, s’il s’agit de personne. Oui, j’utilise certains réglages dans l’idée d’apporter une continuité dans le point de vue et dans le montage, une signature ?
  • c- Je dispose d’un petit pied, d’un monopod et d’un enregistreur pour le son, c’est tout.
  • d- C’est sans doute la façon de faire qui entraîne le plus de diversité esthétique. Une diversité presque invisible malheureusement, si on passe outre quelques grands noms, parce que les festivals, les médiateurs se copient les uns les autres et choisissent des films qui « font » cinéma… On comprend aussi qu’ils n’envisagent les nouveaux qu’avec les repères marqués par les anciens, mais j’ai la conviction qu’ils manquent généralement de recul.
    Du côté des filmeurs, on comprend bien que, quand on aime un montage, un raccord ou un plan, on veuille les imiter, mais ces copiages ne mènent à rien de très folichon, en tout cas la copie ne dépasse jamais le modèle. On le sait bien soi-même. Tout ça pour dire qu’il est évidemment plus facile de résister seul à notre instinct grégaire ou à ce genre de compromis. On passe toujours par une phase de copiage des « maîtres », mais dans le fond, il s’agit de se trouver soi, faire son propre ratage et essayer de se retrouver dans ces déséquilibres… L’originalité est sans doute plus évidente quand on œuvre seul.

4- LE SON

  • a- Un micro extérieur, indépendant. Il n’est pas placé au même endroit que la caméra (en tout cas pas dessus). Cette différence de point de vue est pour moi constructive. De même, je n’enregistre pas souvent le son et l’image de manière synchrone. Parfois, parce que je n’ai pas pu faire mieux, j’utilise le micro interne.
  • b- Stéréo.
  • c- Aujourd’hui, on peut faire seul le son et l’image synchro. Bien sûr, si on veut imiter ce que font d’autres en groupe et avec plus de moyens, les résultats sont décevants. Mais on peut bien évidemment retourner les manques pour des avantages. Tout dépend ce qui est visé.

5- LA PRODUCTION

  • a- Absence de production
  • b- Le visionnage des « ours » fait souvent suite à des discussions qui entraînent des remontages… J’ai besoin de retour sur mes montages, ne serait-ce que pour réagir à ces retours.

7- MONTAGE ET ÉCRITURE

  • a- Montage seul ? Oui.
  • b- Retravailler le « direct » : Oui, beaucoup.
  • c- cette pratique est tellement fondatrice que je ne peux pas répondre à cette question.

8- FIN DE LA SOLITUDE

  • a-b- Une productrice m’a beaucoup aidé, quelques amis bien sûr…

9- DIFFUSION

  • a-b- Je suis très isolé et n’ai pas l’honneur de présenter souvent mes films au public. Quand ça arrive je le fais seul. Mais malheureusement, je ne sais pas présenter mes films, je ne peux qu’avoir une conversation avec le public. Il me faut d’abord un avis, une critique, une question, sinon… Je pense qu’un film doit se présenter nu, sans plus de mot que son titre. Les résumés qu’on en fait sont toujours mauvais… Pourtant et cela est vrai dans les deux sens (filmeur ou spectateur), un article, une parole, un film peuvent sauver un homme. Je le crois.

Le fil de l’idiot

Filmer seul ne met pas le filmeur dans la réalité sociale du travail. Il ne gagne pas sa vie. C’est tout le contraire, il la perd. Il passe son temps à perdre sa vie et à la retrouver. En tout cas, il l’observe se fondre, se former et se déformer dans un perpétuel retour sur soi, retour de ses images, de ses cadres, de son souffle, dans un perpétuel va-et-vient des visages, des objets, des meubles et des immeubles, retrouvés, reconnus…

Il n’y a pas cette réalité sociale de l’équipe de tournage. Il y a l’absurdité de sa propre existence, l’absurdité de filmer, l’absurdité de vouloir retenir encore, l’absurdité de vouloir. Il n’est ni un patron, ni un chef d’équipe. Il ne donnera pas d’ordre aujourd’hui, il n’en recevra pas non plus, il ne sait pas si quelqu’un pense à lui. En tout cas ça pense entre l’œil et l’objectif, un fil s’agite dans le vent invisible. Il est un chômeur, un dilettante, un bon à rien ou tout simplement rien, qu’un objet, qu’un appareil, qu’un œil qui se fond dans l’être ou dans la chose qu’il a en face de lui. Il n’y aura donc pas de tournage, pas de discussion sur la manière de filmer, pas de commentaire sur le caractère de la scripte, du régisseur ou de la chef-op’, pas de blocage des routes, pas de P.A.T. (prêt à tourner), pas de petites histoires de tournage… Non.

Juste un homme qui va, les deux oreilles contre le vent. Un homme en fuite ?

Il n’y a donc pas cette réalité pyramidale du corps social cinématographique qui contamine malheureusement ce qui est filmé. Filmer seul le place en position d’égalité et même parfois d’infériorité par rapport à ce qu’il filme : l’objet, la maison, le lieu, la famille, les hommes avec travail ou sans, la campagne, la mer, la vaste mer. Il est un tout petit poids face au mouvement de ce grand monde. Il le sait. Il le sait bien et il veut marquer son passage. Ça ne sert vraiment à rien, ça aussi il le sait, mas il le veut quand même. Une sorte d’idiot ? C’est finalement son petit bonheur d’idiot, cette attention portée hors de soi. Il ne pleure pas, il ne rit pas, il n’a mal nulle part, il ne se sent plus. Il est concentré. Il ne se fait pas attendre, il est prêt à l’heure exacte, réifié, soumis, souvent il cherche même à faire oublier qu’il l’est. Il retient son souffle. Il devient une silhouette agenouillée, immobile, en prière dirait-on, la méditation d’un idiot peut-être ? Pas plus qu’un arbre qui réfléchirait à ses racines. Voilà pour dire un peu…

Je filme aussi comme ça, dans cette logique d’effacement, de ne plus exister, d’enfoncement, pour un instant passé seul à seul avec un autre visage, pour être un autre, ou autre et aussi pour le mystère du fil qui nous lie et qui nous reliera encore.


Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 295, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)