Réponses de Jean-Marie Teno

0- POURQUOI FILMEZ-VOUS SEUL-E ?

La réponse à cette question a varié au cours de ma vie.

J’ai commencé à filmer seul fin 1982, en apprenant à manier la caméra que je venais d’acheter. C’était une caméra 16 mm Arriflex ST avec une tourelle et 3 objectifs. À cette époque-là, je travaillais comme technicien vidéo à FR3 (France 3) ; les infos se faisaient encore en 16 mm sur de la pellicule inversible. Le tournage se faisait pendant la matinée et l’après-midi les rushes étaient développés et montés puis projetés le soir pendant le journal télévisé à travers un Télécinéma. Les cameramen utilisaient comme matériel des caméras Éclair Coutant et des caméras Éclair plus légères ACL.

Avec des bobines de film inversible de 30 mètres, j’ai appris à mesurer la lumière et à cadrer dans les rues de Paris. Avec l’inversible, les contrastes étaient élevés, les latitudes de pose étaient étroites et il fallait être précis, car la pellicule coutait cher.

À l’époque, bien qu’admiratif des cinéastes comme Joseph Morder, qui faisaient des films en Super 8, ma position privilégiée à FR3, qui me donnait accès au laboratoire et aux bancs de montage 16 mm, m’avait poussé à choisir de filmer en 16 mm, plus comme un hobby, par amour pour le côté manuel de la pellicule.

1983 était aussi l’année de mon premier voyage à Ouagadougou, au Fespaco, Festival Panafrican du Cinéma. N’ayant pas encore fait de film, je m’y rends comme critique pour le compte d’un journal que nous avions créé à Paris : Bwana Magazine. C’est pour moi l’occasion de rencontrer la première génération des grands cinéastes africains : Ousmane Sembène, Ababacar Samb Makharam, Paulin Soumanou Vieyra, TaharCheriaa, Med Hondo, Jean-Pierre Dikongue-Pipa, Djibril Diop Mambéty et Souleymane Cissé. Ayant pris soin de voir tout ce qui avait été produit sur le continent comme films et qui était disponible au bureau de la Coopération française à Paris, j’ai assisté aux débats parfois surréalistes qui avaient lieu pendant le festival. Il était question de définir le cinéma africain, de se le réapproprier et de sortir d’un certain nombre de clichés.

Nourri de ces débats et des encouragements de quelques cinéastes plus âgés, en phase avec les théories du « Third Cinema », et peu disposé à me laisser embrigader dans des carcans postcoloniaux qui assignaient des labels de qualité à des films d’observation, qui insidieusement perpétuent les rapports de domination dans la société, je suis reparti de Ouaga en 1983 bien décidé à me lancer dans l’aventure du cinéma.

C’est avec mon Arri ST, un magnétophone à cassettes Sony et un appareil photo Minolta CL – une copie bon marché du Leica CL – que j’ai fait mon tout premier film Hommage. Le son n’était pas synchrone et à chaque prise image que je faisais, Madeleine Beauséjour qui montera ce film ultérieurement, faisait une prise son équivalente. Hommage recevra le prix du Public au Festival de Nyon en 1985 (Suisse) et le prix du court-métrage au Cinéma du Réel en 1986.

Ce premier film s’est tourné quand le tournage d’un autre film Fièvre jaune Taximan, l’histoire de la journée d’un chauffeur de taxi, qui devait être tourné à Yaoundé avec une équipe de trois personnes – un caméraman, un ingénieur du son et un assistant –, a été retardé par des complications administratives. En attendant cette autorisation de tournage (qui ne sera livré qu’après mon départ du Cameroun), je suis parti dans mon village, où j’ai commencé à filmer la vie, les gens dans leur quotidien. C’est ainsi qu’est né mon tout premier film Hommage en 1985.

Avec Hommage (13 minutes), j’essaie une tentative autobiographique en construisant le récit autour d’une personnalité fragmentée, multiple, que les voyages successifs du village vers la ville au Cameroun, et de la ville camerounaise vers l’Europe, ont créé. Ce monologue-dialogue qui constitue la voix off de ce film est aussi une tentative de me démarquer des voix de “Dieu” impersonnelles qui ponctuaient et continuent de ponctuer certains films documentaires aujourd’hui. Je voulais répondre à la question « qui parle ? » à travers les films ?

Dans mon cas, la réponse était : « moi ». Et alors il devenait important de répondre aussi à la question : qui regarde/qui montre, donc qui filme ? C’est dans ce contexte que s’est posée pour moi la question de savoir si je filmais seul ou non.

Filmer à mes débuts était comme un jeu. Il y avait tout un cérémonial à respecter : charger sa pellicule dans le noir, sans être tout à fait sûr que ça ne bourrerait pas. Ensuite venait ce sentiment de joie quand le moteur se mettait en route sans anicroche. Tout de suite, il fallait se concentrer sur le sujet à filmer. A-t-on bien mesuré la lumière ? A-t-on mis le bon diaph ? Et le point sur qui le fait-on ? Et le sujet fait-il ce qu’on attend de lui ?

Toutes ces questions font monter l’adrénaline et vous mettent dans un monde irréel, le monde du cinéma que vous n’avez pas la certitude de capter avec votre caméra. Viennent ensuite des semaines d’attente, parfois des mois, pour voir enfin les images, car au Cameroun, il n’y avait pas de laboratoires pour le traitement du film. Et ces films faits sans budget attendaient parfois plusieurs mois au frigo en attendant de trouver les moyens pour le développement et le tirage des positifs.

Des plans voilés, des plans trop courts, un peu flous ; déception parfois, mais aussi souvent jubilation. Et finalement, il faut faire un film avec le matériau qu’on a. Et c’est le point de départ d’une nouvelle aventure intellectuelle, artistique et créative.

Avec des cameramen expérimentés, on est dans une situation différente. On s’attend à ce que tout soit parfait, et parfois ces images parfaites sont moins intéressantes car elles ressemblent à ce qu’on a déjà vu. Elles ont souvent la signature de l’opérateur qui place le spectateur dans une zone de confort qu’on peut aimer ou pas.

N’ayant pas de modèle, j’ai mis six ans pour trouver une forme qui allie mes questionnements sur l’état du monde et sur la place qui m’est assignée dans ce monde en tant qu’Africain, avec Afrique, je te plumerai…, un film dans lequel j’étais censé être à la fois derrière la caméra, le filmeur, et être aussi la voix qui amène le spectateur dans ce voyage dans le temps. Un film à la première personne.

Entre mes premiers films, où je filmais par plaisir, et Afrique, je te plumerai…, j’avais eu plusieurs expériences avec de nombreux opérateurs notamment Bonaventure Takoukam (paix à son âme), avec qui nous avons fait plusieurs court-métrages, Joseph Guerrin avec qui j’ai fait Bikutsi Water Blues (L’Eau de misère), Mohammed Soudani (Le Dernier Voyage), Denis Gheerbrant (La Gifle et la caresse) et Robert Diannoux qui a filmé Afrique, je te plumerai… Robert était un ancien de l’ORTF qui avait bourlingué dans le monde entier avec à l’épaule une Éclair Coutant. C’est pour cette raison que j’ai fait appel à lui pour filmer le chaos camerounais, la caméra à l’épaule. Il a accepté d’être mon regard pour le tournage principal. J’ai ensuite fait un autre voyage pour des images additionnelles que j’ai tournées avec l’Éclair Coutant équipée d’un Zoom Zeiss 10-100 F3 et d’une série 9.5. 12, 16, 25, Zeiss grande ouverture. Les choix des opérateurs pour ces films sont souvent orientés vers des personnes qui avaient une bonne expérience du documentaire.

L’année suivante en 1994, j’ai tourné La Tête dans les nuages dans des conditions spéciales. Bonaventure Takoukam, mon complice de toujours, travaillait pour la télévision camerounaise et n’avait pas pu se libérer pour travailler avec moi. Il s’était donc porté malade et nous avions commencé le tournage dans les rues de Yaoundé. Le lendemain, sur les ondes de la radio nationale, il y avait des communiqués officiels lui enjoignant de rejoindre son poste de toute urgence sous peine de sanctions graves. Alors j’ai continué le tournage en filmant moi-même. Quand Bonaventure finissait son travail, il nous rejoignait. Travailler avec Bonaventure, qui venait du même environnement culturel que moi, qui comprenait les enjeux, et qui pouvait anticiper sur certaines situations, me donnait une grande sérénité, car il comprenait les non-dits, les dangers et avait la parole adéquate pour désamorcer des situations qui risquaient parfois de dégénérer.

En 1995, pour mon premier long métrage de fiction, Clando, je suis allé au Cameroun et en Allemagne avec Nurith Aviv qui a fait l’image du film en S16 avec une Aaton. Je recherchais quelqu’un qui me donnerait une image brute, presque documentaire, une caméra souvent portée, peu de lumière en plus, des acteurs non professionnels à l’exception de Paulin Fodouop, Caroline Redl et Joseph Momo. Une magnifique expérience. Mon modèle dans le genre était Ken Loach des années 1970 et 1980 avec ses films inoubliables sur la classe ouvrière au Royaume-Uni.

Aux côtés des directeurs photos qui ont travaillés sur mes films, j’ai regardé et appris un certain nombre de choses qui ont contribué à me libérer de certaines astreintes techniques quand des caméras vidéo plus malléables sont arrivées sur le marché.

Pendant cette première décennie, alors que je continuais d’apprendre divers aspects du métier, j’essayais aussi de trouver les moyens de parler de ce qui ne trouvait pas sa place dans l’Histoire contemporaine de France.

Mes choix de travailler avec un caméraman étaient souvent liés aux sujets des films et aux budgets réunis. Avec un budget confortable, je choisirais toujours de travailler avec quelqu’un dont le métier est le cadre. Dans les conversations d’avant-tournage, les questions du chef opérateur m’aident à clarifier mes intentions et à poursuivre ma réflexion. Pour moi, un film est un matériau sur lequel je travaille parfois jusqu’au moment des tirages des copies de série. Combien de fois me suis-je retrouvé au labo avec les petites mains à couper dans mes négatifs pour améliorer les synchros de certaines bobines ou raccourcir certaines scènes ? Mais tout ça, c’est du passé, c’est fini, c’est bien fini…

La transition entre le film et la vidéo s’est faite en douceur. En 1997, je quitte France 3 pour me consacrer uniquement à mes films et notamment à la production de Vacances au Pays. Pour ce film, je mets en place un dispositif de tournage qui mélange le 16 mm et la vidéo. Les plans d’ensemble sont tournés en 16 mm et les interviews sont faites en vidéo avec une caméra que je porte à l’épaule et qui accepte des cassettes de trois heures. Ce qui me donne une autonomie appréciable.

Pendant les repérages de ce film, je tombe sur une scène de justice populaire que je filme de bout en bout et qui devient le point de départ du film Chef !, le second film que j’ai filmé, produit et réalisé. Ce film n’aurait pas pu exister à l’époque de la pellicule, et je ne pense pas que quelqu’un d’autre aurait pu filmer cette histoire pour moi.

Ce qui a déclenché le geste de filmer dans ce cas précis était la situation : un adolescent pris en flagrant délit de vol risquait de subir ce que l’on nomme communément au Cameroun la justice populaire. Je le savais d’expérience que dans plus de 80 % des cas ça se termine mal. J’ai pris la décision de filmer pour être témoin de ce comportement irrationnel et dangereux. Mais quand la violence a commencé, je n’ai pas pu continuer de filmer. Je me suis interposé pour sauver momentanément la vie de ce garçon.

De film en film, mon approche a commencé à se révéler. Mon désir était de regarder mon pays, de le décoder, d’analyser le comportement de mes compatriotes dans un cinéma à la première personne qui allait au-delà de l’observation pour réorganiser le réel, avec des images prises sur le vif, pour les réinscrire dans un récit parfois romanesque, mais souvent analytique.

Des films spontanés, j’en ai fait deux autres : Le Mariage d’Alex en 2002 et Une feuille dans le vent en 2013.

La caméra vidéo m’a permis, à certains moments, de prendre la décision de filmer pour constituer une sorte d’archive visuelle autour de laquelle pourrait ensuite se construire un film. Dans Chef !, par exemple, la décision de filmer est venue intuitivement. Cette intuition est le fruit d’un travail de l’intérieur et d’une connaissance d’un environnement dans lequel j’ai tourné plusieurs films et qui déclenche par moments un réflexe de chasseur qui inconsciemment sent la présence du gibier et se tient prêt. Dans Le Mariage d’Alex, certaines scènes entre les deux épouses m’ont surpris dans la salle montage. J’avais filmé les mouvements entre les trois protagonistes qui ont révélé la nature des rapports qui se mettaient en place dans ce mariage polygame. Ce tournage était fait à la demande de la famille qui souhaitait conserver un souvenir de cette journée « mémorable ».

1° novembre 2015


Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 304, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)