Béatrice de Pastre
Le film Prix et profits, (1932) 1 apparaît comme l’une des premières réalisations du groupe d’agit-prop, Octobre. Au générique, outre Yves Allégret son réalisateur et scénariste, on retrouve Jacques et Pierre Prévert, Marcel Duhamel, autres membres actifs du groupe jusqu’à sa dissolution en 1936. L’objectif du document est clair : expliciter pédagogiquement les fonctionnements du capitalisme et principalement les mécanismes de la distribution des produits agricoles qui affament les classes populaires. Le mouvement Freinet, commanditaire du film, avait souvent recours au cinéma dont il avait saisi la puissance pédagogique, pour vulgariser ses principes 2. Sous-titré La Pomme de terre, le film retrace l’itinéraire d’une pomme de terre, de sa récolte à sa vente en ville, et par là-même décrit les conditions de vie d’un paysan et d’un ouvrier, l’un et l’autre victime d’intermédiaires peu scrupuleux. Les moyens techniques sont simples et efficaces : des images documentaires montées au sein d’un argument fictionnel et démonstratif. La répétition de certains plans soutient le propos propagandiste. La « cible » est constituée des spectateurs qui fréquentent les réseaux pédagogiques et associatifs, ceux qui proposent alors avec le « cinéma des préaux », l’instrument d’une éducation populaire et politique.
Le récit s’ouvre par de beaux plans documentaires, à la lumière soignée, dus à la photographie d’Éli Lotar qui livre ici une image traditionnelle de la campagne française à l’époque où la machine n’a pas encore remplacé humains et animaux. Alors que les hommes guident l’attelage de chevaux dans les sillons, le soc fait remonter les tubercules d’entre les mottes. Femmes et enfants les ramassent puis les trient dans la cour de la ferme. La récolte est bonne et nombreux sont les sacs gonflés de pommes de terre qui prennent place dans le tombereau. Tel Perrette dans la fable de La Fontaine 3, le fermier imagine ce que « leur vente permettra » d’acheter : engrais pour la terre, vêtements, chaussures et chapeaux de paille pour les enfants. Le montage présente en alternance les biens usés de la famille et ceux qui pourraient les remplacer. Le prix de chaque produit apparaît sur l’étiquette qui les accompagne dans la vitrine des commerçants. Cette vision permet au paysan de faire une estimation du coût prévisible de ses achats. C’est donc 300 francs qu’il lui faudra tirer de la vente des pommes de terre. Mais chez le grossiste, le scénario prévu n’est pas celui qui se déployait dans ses rêves. « J’ai ici des stocks qui ne sont pas prêts d’être vendus ! » et la liasse de billets rêvée se restreint dans une succession de fondus enchaînés. Comme « veau, vache, cochon » de la laitière, chapeaux de paille, chaussures et vêtements s’évanouissent non du fait de la maladresse du rêveur, mais de celui d’un système qui permet la constitution de stocks pour faire grimper artificiellement les cours. Les 200 francs récoltés de la vente permettront seulement de changer le soc de la charrue et d’acquérir l’engrais indispensable à l’enrichissement des sols pour préparer la prochaine récolte. La séquence consacrée aux paysans se clôt sur un gros plan de la liste de « courses » d’où sont rayés les chaussures, le chapeau de paille et les vêtements. Les pommes de terre sont livrées en ville.
Comme pour la séquence campagnarde, la seconde partie du film est introduite par des plans documentaires d’ouvriers sortant de l’usine (de Billancourt ?), et du marché aux légumes des Halles qui s’étend dans les rues adjacentes aux pavillons de Baltard. On découvre ensuite la silhouette caricaturale de Monsieur Binet, sortant d’un immeuble bourgeois, cigare en mains pour monter dans sa voiture cossue. Il va visiter l’un de ses magasins en gros de pommes de terre aux Halles. Cette visite est l’occasion pour le réalisateur de brosser en un geste les rapports de classe entretenus par Binet avec le gérant de son magasin. Il lui arrache des mains un papier, marquant ainsi son mépris et son impatience à l’égard de son employé. Geste en accord avec le personnage, qui peut passer inaperçu, mais qui participe pleinement du message politique du film. Binet fixe le prix des pommes de terre à 300 francs les cents kilos 4. À cette marge, il faut ajouter celle que ne manque pas de prendre Pierre, le commis épicier qui vient s’approvisionner aux Halles. C’est à 0,50 francs le kilo qu’il vend les pommes de terre (soit 500 francs les 100 kilos). L’une de ces clientes est une femme d’ouvrier qui regagne, ses courses faites, une masure construite avec des matériaux de récupération. Une nouvelle fois, l’habileté d’Allégret à étendre son propos transparaît ici, au-delà de la seule démonstration pédagogique d’un mécanisme économique, c’est la condition ouvrière dans son ensemble qu’il tend à exposer. La préparation du repas en est une illustration. Pendant que la mère épluche les pommes de terre, sa fillette sortie de l’école, lui récite sa leçon d’histoire 5, en passant les doigts à travers le trou d’un de ses bas de grosse laine. Et tout comme le paysan avait imaginé remplacer chapeau de paille et vêtements de ses enfants, elle rêve de substituer aux chaussures percées les jolies bottines qu’elle découvre sur une publicité du journal dans lequel elle a mis les épluchures de pommes de terre. Au-delà de ce parallèle narratif, c’est une assimilation de la condition ouvrière et de la condition paysanne que suggère le réalisateur, l’une et l’autre victimes des intermédiaires inactifs qui s’enrichissent à leurs dépens.
Le rapprochement entre ouvriers et paysans est la solution qui apparaît au cours du repas de pommes de terre de la famille ouvrière. La profonde tristesse qui s’empare de l’ouvrier déprimé par la situation des siens est l’occasion d’un rappel didactique des causes de cet état. Le visage de l’ouvrier se fond dans l’image du paysan qui arrache au sillon un superbe tubercule. Celui-ci passe de mains en mains, grâce à une succession de plans rapides d’« hommes tronc » représentant successivement le paysan, le grossiste, Binet puis l’épicier. Outre le costume du porteur de la pomme de terre, change également l’étiquette indiquant son prix. De 20 centimes entre les mains du paysan, elle en vaut 30 chez le grossiste, 50 chez Binet pour atteindre un franc chez Pierre, l’épicier détaillant chez qui va s’approvisionner la femme de l’ouvrier. Quatre-vingt centimes ont donc disparu d’un bout à l’autre de cette chaîne, dépensés par l’ouvrier mais non gagnés par le paysan qui pourtant a produit la pomme de terre. Usant des ressorts de l’écriture propagandiste, Allégret met en scène la résolution de cette apparente aporie économique en présentant l’ouvrier non plus écrasé par un destin qu’il ne maîtrise pas (filmage en plongée) mais combatif, les poings serrés (présenté en contre-plongée). Ces images alternent avec des intertitres revendicatifs dont le graphisme lui-même participe au message : IL FAUT/LES SUPPRIMER/ QUI ?/EUX et de revoir dans des plans rapides les différents maillons de la chaîne d’exploiteurs. « Il n’y a qu’un moyen ! » affirme le carton précédent l’image de l’ouvrier endossant une attitude volontaire. La caméra nous le montre à la sortie de l’usine traversant des zones industrielles mal définies avant de se retrouver face au paysan dans une sorte de no man’s land entre ville et campagne. Leurs mains se serrent et l’objectif se rapprochant les cadre en gros plan, constituant ainsi une image slogan, plus forte que tout discours. C’est dans le rapprochement entre ouvriers et paysans et dans l’élimination des intermédiaires improductifs que les effets pervers du capitalisme marchand seront abolis.
- Yves Allégret, Prix et profits, Production des Films de la Coopérative de l’enseignement laïque, 1932.
- Le film issu des collections des Publications de l’Ecole Moderne Française, restauré en 1993 par le CNC, a été présenté à l’occasion du colloque « Le Cinéma des écoles et des préaux », mettant ainsi en lumière l’engagement du mouvement Freinet pour la pédagogie par le cinéma. De la fin des années vingt à la guerre, le mouvement Freinet fut à l’origine d’une vingtaine de films dont certains réalisés par Célestin Freinet lui-même.
- Jean de la Fontaine, « La Laitière et le pot au lait », Livre VII, Fables, 1678.
- L’un des employés du grossiste est joué par Jacques Prévert.
- Cette page du livre d’histoire récitée par la petite fille alimente elle aussi le propos du réalisateur, telle une provocation car si elle accrédite le rapprochement entre ouvriers et paysans, elle les associe à la bourgeoisie ce que les images contredisent : « Ouvriers et paysans vivent mieux qu’autrefois et se rapprochent de la bourgeoisie. Les diverses classes de la société se sont aussi rapprochées par la manière de vivre. De nos jours, on lit le journal, des romans ; bourgeois et ouvriers fréquentent le théâtre et le cinéma, les seconds comme les premiers ont des vacances qu’ils passent à la mer ou à la campagne. ». Ces quelques lignes sont issues du manuel de Gauthier et Deschamps, Histoire de France, pour cours moyen, et préparation au certificat d’études de chez Hachette.
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Prix et profits
1932 | 20’
Réalisation : Yves Allegret
Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 45, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0045, accès libre)