Paroles et écritures

Lejaby, Carnet de bord et Les Dessous d’un conflit

Michèle Blumental

Le film ou plutôt l’« opération » Lejaby — ou je ne sais comment l’appeler — a été un enchaînement d’« objets » qui sont nés les uns des autres. C’est en fait une sorte de projet-gigogne dont les éléments sont interdépendants : d’abord un projet de documentaire sur l’histoire industrielle de la région —Mémoires industrielles —, puis le « Carnet de bord », puis le blog de Libération, puis le film de la lutte, puis la participation à un spectacle (en cours) sur les paroles de femmes, puis la finalisation du documentaire originel (en cours). Mais revenons un peu en arrière.

En janvier 2012, le tribunal de Commerce de Lyon prononce la liquidation de l’entreprise Lejaby et la cession de la marque à un fond de pension pour 1 € symbolique. Ce qui entraîne la fermeture du dernier atelier de production à Yssingeaux (Haute-Loire). À cette date, les salariés (quatre-vingt-dix femmes et trois hommes) votent l’occupation de l’usine. Je travaille à ce moment-là sur un projet de documentaire, Mémoires industrielles. Je décide de tenir un « Carnet de bord » de cette occupation, jour après jour, via internet, en déposant sur Dailymotion des vidéos brutes, les moins « triturées », les moins montées possible.

Avec quelques journalistes présents chaque jour sur le site, nous faisons le constat que quelque chose se joue là qui va bien au-delà de l’occupation de l’usine. Et pour nous, rendre compte de ces enjeux devient nécessaire. C’est sur ces réflexions qu’une journaliste de Libération me propose de tenir une chronique sur le site internet du journal, sous la forme d’un blog dédié. Je propose aux « filles » 1 de Lejaby de rédiger les textes avec moi et que cet espace soit le leur. Qu’elles répondent aux commentaires postés par leurs lecteurs et qu’elles m’apportent les textes qu’elles souhaitent publier.

Dont acte. Et le Carnet de bord vidéo devient un élément de la chronique écrite — intitulé Les Dessous d’un conflit —, une sorte d’aller-retour entre écrits et images.

Avec le documentaire, cela faisait trois projets, trois supports différents. A cela s’est ajouté le film de la lutte, qu’on appelle documentaire mais qui effectivement ne correspond pas aux critères d’écriture que l’on suppose et que l’on attend pour un documentaire aujourd’hui.

Je me suis tout de suite aperçue que je ne pouvais pas filmer de la même manière pour chacun des supports. Mon interlocutrice à Libération me reprochait la longueur des vidéos ou leur ton non adapté à un quotidien. Il aurait fallu couper, monter, ce à quoi je me refusais. Et j’ai donc dû réfléchir et ajuster le mode de captation à la destination.

Dans ce cas précis, la question essentielle était celle du temps. Le temps de la lutte, de l’événementiel au quotidien, le temps de la parole de ces femmes, face au temps du documentaire. Le temps de l’histoire se heurtant au temps de l’« Histoire ». Filmer c’est aussi faire exister le temps. Et cette question, si je ne suis pas sûr de l’avoir résolue, en tout cas, nous nous la sommes posée de manière chaque fois différente, plus ou moins directement, avec les filles, avec mes collaborateurs occasionnels, et je me la pose encore, mais chaque fois avec une problématique différente.

Pour les Lejaby, il fallait que ce travail soit utile à la lutte, qu’il en « rende compte ». C’est le quotidien qui prévalait, mais également une lutte plus globale qui était induite : ce sont elles qui ont posé la question du « fabriquer français », fabriquer en France, par opposition à la réglementation du Made in France, largement galvaudée. C’est également autour de Lejaby que le débat sur le travail des femmes s’est catalysé. Et d’autres questions encore. Notamment celle de leur parole. Venir raconter sa vie ou apporter un texte, un poème, est un geste individuel. Alors que la lutte, c’est une parole collective. J’ai donc décidé que chaque jour, chaque texte, chaque vidéo devait aborder une problématique différente, que chaque élément devait être une pièce du puzzle. Tout devait donc se répondre et se compléter. Je voulais inscrire cette lutte dans l’histoire de l’industrie sur laquelle je travaillais et travaille toujours. Et cette question de l’inscription dans l’histoire est venue très vite à l’esprit. Notamment avec les responsables syndicaux. Raymond Vacheron, (le responsable textile-CGT qui les a accompagnés et que l’on voit intervenir dans les vidéos) est aussi historien et dès les premiers jours de l’occupation, cette question de l’« Histoire » faisait débat.

Comment résoudre ces diverses représentations du temps ? J’ai tenté de répondre en faisant des « objets » inscrits différemment. Et pour la captation, il fallait dissocier également ce qu’on filmait pour le présent, l’immédiat et ce qu’on filmait pour le documentaire. Et avec le jeune cadreur, Rudy, qui est venu en renfort, nous discutions chaque jour de la manière de « rendre » le temps, comme on « rend compte ». Le choix du travelling, du panoramique ou du gros plan devait être porteur de ce temps. Autant dire que je n’ai pas répondu à cette question. Chaque soir en regardant les rushes, nous constations plus souvent les erreurs que les réussites. De même, au montage. J’ai décidé de faire un film — un objet de plus — qui « rende compte » de la lutte, pour la mémoire, pour le vécu de ces deux mois, pour l’exemplarité de ce combat. Il en existe aujourd’hui plusieurs versions, selon le lieu ou le moment de la diffusion, les festivals où il est invité. Aujourd’hui le film va accompagner un spectacle qui est en création sur la parole des femmes. Et par conséquence, une nouvelle version de ce film verra le jour, adaptée au moment.

Depuis que ce film existe, les remarques sont nombreuses sur le fait que ce serait un film « militant », un « acte militant », que je serais trop, ou pas assez, « militante ». Rarement dit comme un compliment 2. Le film n’aurait pas sa place ici ou là parce que considéré comme un film militant. De même, il serait normal que nous ne soyons pas payée (Libération ne nous a pas payé) puisque considérés comme militants. Je réponds d’ailleurs dans le dernier texte du blog.

Florence Rochefort 3 faisait remarquer dans un festival où nous étions toutes deux invitées que c’était là une réflexion courante. Quand une femme parle des femmes, on considère cela comme un acte militant, pas de la « création ». On reconnaît toujours difficilement l’acte de création d’une femme et surtout lorsqu’elle parle des femmes. Pourtant pour moi, c’est bien de cela dont il s’agit, d’un acte artistique. Un film est un acte artistique, créatif, l’écriture est un acte créatif, même s’il n’est pas que cela. Mais une part de créativité et d’artistique est nécessaire, indispensable, même pour parler de lutte sociale, d’économie ou de politique. On est dans le domaine du sensible, de l’émotion, de la pensée. Et pour les Lejaby, le fait de parler d’elles, d’écrire était réellement un acte créatif. Et pour les responsables syndicales, qui devaient chaque jour écrire des textes syndicaux, des communiqués de presse, des comptes rendus, le passage au blog était compliqué. On ne passe pas d’un style d’écriture à un autre facilement.


  1. Dans ces métiers, on a toujours minoré les femmes. Un homme monte dans la hiérarchie en devenant contremaître, puis cadre. Dans les métiers dits féminin, une femme ne devient pas cadre. Chez Lejaby, les chefs d’équipe n’étaient pas cadres, mais des « monitrices ». Et s’interpeller par « les filles » était une façon de rappeler cette situation. Plutôt une marque de connivence, de complicité, un terme de reconnaissance. Voir certains vidéos sur le blog : http://lejaby.blogs.liberation.fr/dessous/ et les textes intitulés « Occupation », ou « Il faut juste garder le rythme », ou encore « Nuit noire pour une nuit blanche ».
  2. « Gare aux ragots ». Ce terme de militant que l’on m’oppose en permanence, je le réfute totalement. Il est une façon de marginaliser ce travail et, globalement, beaucoup de films qui mettent en scène le champ social.
  3. Florence Rochefort : Chargée de recherche au CNRS, GSRL (EPHE/CNRS), responsable d’un programme transversal Genre Laïcités Religions au GSRL. Co-directrice de la revue CLIO, Femmes, Genre, Histoire, membre du comité d’administration de Mnémosyne, association pour le développement de l’histoire des femmes et du genre. Présidente de l’Institut Emilie du Châtelet pour le développement et la diffusion des recherches sur les femmes, le sexe et le genre. Auteure de nombreux ouvrages et études sur l’histoire des genres et histoire des femmes.

  • Lejaby, carnet de bord
    2013 | 1h40
    Réalisation : Michèle Blumental

Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 123, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0123, accès libre)