Peindre un corps avec son corps

La vie est une goutte suspendue

Hormuz Kéy

Dans le film que j’ai réalisé, “La vie est une goutte suspendue”, j’essaie de montrer comment un personnage peut “peindre” un corps – son corps – avec son propre corps comme s’il était un pinceau. Une peinture dans un espace et dans le temps. Et il s’agit de Christian de Rabaudy. 1

Le personnage peint son corps vivant comme objet, comme s’il était une évolution visuelle dans un espace, dans un volume – dans un volume “l’espace”, et plus encore dans “l’espacement”. J’utilise ici le terme “espace” dans le sens d’un volume quelconque : un carré, un rectangle, un rond ou un ovale, une ville, un bazar, un temple ou une maison… Et le mot “espacement” dans le sens d’un lieu occupé par des objets – des objets qui ont de l’espace entre eux et peuvent à leur tour avoir de l’espace à l’intérieur d’eux-mêmes.

La force d’un corps humain sensible, c’est sa présence ; la force sensible d’un corps humain vivant, c’est sa présence en déplacement qui se traduit en mouvement dans notre cerveau. Dans son rapport avec “du beau naturel”, le corps humain, selon Hegel, occupe un rang beaucoup plus élevé que les autres 2. Ainsi, chez l’homme, il y a un “rapport magique” entre le corps et l’esprit, la sculpture grecque a voulu et a pu faire “un rapport secret et une correspondance cachée” 3 du corps et de l’esprit. Le rapport corps-esprit n’est-il pas engendré par le corps, et même les corps sensibles ? La réponse est positive, car il y a un corps sensible qui émet – l’émission, et l’autre qui reçoit – la réception.

Le déplacement d’un corps humain dans l’espace, en l’occurrence le personnage, est assimilable à une chorégraphie, ou à une architecture que l’individu respecte consciemment ou inconsciemment. Cette conscience et cette inconscience sont séparées, selon moi, par une sorte de “rideau” invisible. Ce rideau est flexible, il peut aller plus ou moins vers l’un ou vers l’autre.

Tout individu qui vient au monde est trois fois “personne”. Une personne qui est née à telle date, de madame Y et monsieur X dans la Ville de Z… Cette personne est médecin, ingénieur, roi ou mendiant… Donc, elle est une “personnalité”. Mais elle est aussi un personnage qui, selon moi, se construit à travers son comportement dans l’espace, l’espacement, et dans le temps.

Dans ce film, cette personne, ce corps, c’est Christian de Rabaudy Mont Toussaint, né en 1945 et mort en 2002, à Paris. Il fut professeur de philosophie, écrivain et diabétique. Mais ce qui m’a intéressé le plus dans son histoire, c’est son aspect “personnage”. La façon dont il se comporta dans l’espace et l’espacement. La façon dont il se combina avec son corps, avec ses vêtements, avec les objets qui l’entouraient, dans sa ville, dans son appartement parisien… Comment Christian est arrivé à peindre son corps avec son corps dans le domaine du sensible… On peut dire : la vie est une goutte suspendue. Mais où la goutte suspendue est un corps humain sensible qui se traduit en émotions dans notre cerveau.

La rencontre avec l’Homme-Oiseau

J’avais écrit un livre, Poupak, en langues persane et française qui raconte l’errance d’un Homme-Oiseau dans le désert d’un Iran ou d’une Perse antique et mythique. Pour les besoins de l’édition, je cherchais quelqu’un qui puisse en relire la version française.

Une amitié, celle de Natacha, l’ancienne élève de Christian de Rabaudy, m’a conduit à une autre amitié, celle de Christian, avec qui je pris rendez-vous. Lorsque je le vis sur le boulevard de Strasbourg dans le 10ème arrondissement de Paris, j’eus la confirmation de ce que j’avais ressenti en entendant sa voix au téléphone : j’étais devant quelqu’un de singulier, d’une étrangeté qui allait croiser celle de l’énigmatique Poupak. Ce fut comme si Christian avait surgit directement de mon livre en Homme-Oiseau. Un livre écrit dix-huit ans auparavant. J’ai été fasciné par Christian et j’ai essayé d’approcher cet être.

Je serrais sa main, une main étrangement froide – ce fut presque un choc thermique. Il eut cette phrase surprenante : “Cela fait longtemps” 4 ! Que voulait-il dire ? J’ai senti que j’avais affaire à un homme seul, tragiquement seul. Alors je l’ai embrassé. Après un long monologue de son côté et quelques mots du mien, je l’ai quitté, lui laissant le texte Poupak. Tout au long du parcours qui me ramenait à mon domicile, j’étais bouleversé tant cet homme irradiait un mélange déroutant de comique et de tragique dans une enveloppe à la fois élégante et clocharde, laissant apparaître une sorte de lumière à travers cette boule noire que représentait son existence. Tout chez lui était atypique : sa voix, sa silhouette son comportement dans l’espace et l’espacement, dans sa ville, son arrondissement, son appartement et ce qui l’encombrait, le tout donnant naissance à une originalité rythmée.

Une semaine plus tard, je lui ai proposé de le filmer. Il en a été enchanté. Et simultanément, il a exprimé sa peur de la caméra. Dans son visage je lisais un clair-obscur de désir et de crainte. Dans cette lutte qui opposait le désir et l’appréhension de la caméra j’ai constaté la naissance, malgré lui, d’une gestuelle que j’appelle une gestuelle de séduction. C’est comme s’il me réclamait de le convaincre, de le persuader que ce futur film était l’accomplissement des échecs de toute sa vie ! Ou peut-être l’ultime réponse, cette fois positive, à tous ses vœux non exaucés. C’est dans cette urgence d’existence qu’on peut voir la “suspension de la goutte”, une alchimie du besoin de Christian d’être filmé. Etre filmé.

La Caméra : invitée ou intruse ?

Le jour où je devais commencer le tournage, le 13 février 2002 à 9h 15, alors que j’étais sur le point de sonner à sa porte, mon téléphone portable a vibré. C’était Natacha, qui m’annonçait que Christian voulait renoncer à ce tournage. J’ai néanmoins sonné à sa porte comme si je ne savais rien, et après quelques minutes de conversation banale, j’ai prétexté un dégât des eaux dans mon appartement pour annuler la séance. Je pris immédiatement congé, et simulant la précipitation, en signe de confiance j’ai laissé ma caméra, une caméra prête à tourner. Lorsque je suis revenu deux heures plus tard, j’ai découvert un Christian en colère : “En réalité tu n’es pas un vrai réalisateur ; un vrai réalisateur, c’est celui qui prévoit tout, y compris l’inondation possible de chez lui, y compris la grève du métro, y compris le suicide sur les rames du métro qu’hypocritement on appelle incident voyageur, tandis qu’en réalité tout le monde sait que c’est la société qui tue…”. Je lui ai demandé : “Pourquoi sans cesse vous dîtes ‘en réalité’ ?” et il m’a répondu : “Parce qu’il y a trop de choses autour du réel, le réel est toujours encombré par des irréels. Je te signale que par exemple tu croyais que tu étais un réalisateur, mais en réalité et jusqu’à un nouvel ordre tu ne l’es pas … et l’histoire de ton inondation – et pour te faire plaisir – en réalité j’arrête…” Il venait d’abandonner le vouvoiement. Un vrai revirement pour pouvoir me dire ce qu’il avait envie de dire avec plus de franchise. Après mon stratagème, décidé à l’instinct, j’avais devant moi un Christian furieusement frustré de son premier jour de tournage. Un Christian qui avait manipulé et déclenché “involontairement” la caméra et dans laquelle furent enregistrées 42 minutes d’auto-filmage “inconscient” d’un Christian égrenant une litanie de griefs et de regrets : “Qu’est- ce qu’il veut de moi cet Iranien ? Est-ce qu’il est un vrai réalisateur ? Est-ce qu’il est un Iranien ? Il me dit qu’il est aussi Français, est-ce qu’il est Français ? Il n’a pas encore commencé qu’il a déjà abandonné. L’inondation de son appartement, mon œil, je suis sûr que c’est une invention ! C’est encore Natacha qui lui a soufflé cette connerie… Mon Dieu ! C’est ma faute, j’aurais pas dû téléphoner à Natacha… J’espère quand même qu’il va me filmer, qu’il fera son film…avec moi”. Puis il se mit à chanter une sorte d’opéra lyrique. Ce face à face solitaire avec la caméra pendant mon absence avait fait son œuvre. La caméra s’était insérée en douceur, non seulement dans l’appartement, mais aussi dans l’intimité de Christian. Dès lors le tournage pouvait commencer. Et à sa demande. Une demande réitérée à maintes reprises et parfois durement.

Savait-il que la caméra avait été déclenchée ? Un jour Christian m’a dit “Tu sais, les pauvres fous portent en réalité le fardeau d’accusations de gens dit normaux, qui les accusent d’aliénation et de gens qui en réalité parlent tout seuls, tandis qu’en réalité tout le monde parle seul, fous et non fous, car comme disait Pascal “les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie, de n’être pas fou soi-même”. En réalité tout le monde parle pour soi, sauf s’il y a une caméra, en réalité, à ce moment-là tout change, on parle pour soi et pour les autres…” J’ai conservé longtemps ces 42 minutes, les regardant souvent avec beaucoup de plaisir. Une nuit, à trois heures du matin, j’ai effacé ces premières images. Christian n’en a jamais eu connaissance.

Qui est Christian ?

Christian de Rabaudy, professeur de philosophie, a publié une dizaine de livres de philosophie. Le dernier s’intitule Du positivisme métaphysique ; physique classique, classique quantique, classique subquantique5. Est-ce un testament prémonitoire ? C’est en tout cas un livre qui lui ressemble. Un livre difficile. Tous les jours il me demandait si je l’avais lu et si je pouvais lui faire un compte-rendu. Je le sentais frustré ! Alors je l’ai lu, découvrant un labyrinthe de pensée. Un ami philosophe, après la lecture, m’a dit : c’est “une intelligence débordante et débordée”. Finalement je répondis à Christian que son livre était très intéressant, mais qu’il m’était bien difficile de tout comprendre, que non seulement je devais le relire plusieurs fois, mais que je devais le recopier à la main ou à la machine !

Pour moi, Christian est toujours un point d’interrogation. Même son physique, dans l’espace, dessine ce point d’interrogation. Une interrogation qui a la forme de son corps. Malgré son diabète, il ne titubait pas, il était droit, il était rapide, il était très intelligent, très assidu et très exact, d’une méticulosité quasi obsessionnelle : “Tu comprends ! En réalité, un instant de distraction, un instant d’inattention égale à ma disparition et à celle de mon corps… Et alors tu n’as plus rien à filmer”. Christian s’était inventé une gestuelle propre qui traduisait à sa façon une “insoutenable légèreté de l’Être”. Lors d’une prise, il m’interpelle devant son voisin : “En fait quel est le titre de ton film ?” Moi : “La vie est une goutte suspendue”. Lui : “Je vais faire comme Buster Keaton, je vais faire rire tout le monde sans jamais rire”. Il mettait ainsi à nu l’essence de son être : son corps et son intelligence. Christian affirmait qu’il ne croyait pas. Un jour il se mit à me parler de sa croyance. Je lui fis part de ma surprise et lui de dire : “Tu as une bonne mémoire mais pas une intelligence supérieure. Car tous les croyants et tous les incroyants sont instables, ils flottent entre deux bords… De plus, j’ai décidé de croire car en réalité je peux imaginer la destruction de mon corps que tu vois et que tu filmes, mais en réalité je ne veux pas imaginer la pulvérisation ou si tu veux la “poussiérisation” de mon corps… Et si tu vois que je suis exigeant, c’est parce que je n’ai pas beaucoup de temps… Alors en réalité, comme disait le poète de ton pays, Omar Khayyâm 6, mon avenir est maintenant ! Car mon corps est là et sent, alors, avant que ce corps ne soit plus là et ne sente plus, j’en profite en acceptant tes séances cinématographiques…”.

Son dernier livre dit de la croyance : “La croyance n’est pas une connaissance, cela ne l’assimile pas au non-être. Fait-on une place à la croyance en assignant des limites à la science ? On la réduit au contraire. Une phénoménologie (au sens de Husserl) suffisait.” La croyance “reposant sur l’expérience mentale peut en appeler sans savoir à une physique qui n’existe pas encore à condition qu’elle ne tombe pas dans l’illusion de s’opposer à elle. La relation métaphysique-physique ne doit pas être traitée en fonction de l’a priori sensible, c’est-à-dire à partir d’un principe de causalité…” 7. Ainsi, l’idée de savoir et de connaissance ne peut pas supprimer la possibilité de croire : “L’idée de connaissance ne supprime pas la croyance ou l’opinion et permet au contraire de les rapporter au sujet psychologique, lequel n’est jamais totalement indépendant du sujet transcendantal. Même la physique peut avoir besoin du sujet psychologique : est-ce le sens de l’idée rationnelle psychologique ?” 8. Pour de Rabaudy, la croyance et l’incroyance communiquent et l’on peut croire un jour et ne pas croire un autre jour et vice-versa.

L’image, le sensible et la création artistique sont en corrélation mais en même temps en contradiction avec les croyances monothéistes. Les textes sacrés sont souvent de forme poétique et en même temps, la Forme Poétique, comme la création, sont condamnées, voire interdites. Ce n’est pas par hasard que certains fondamentalistes de certaines religions interdisent l’Image, l’assimilant à de l’idolâtrie et la poésie à une folie habitée par les diables 9. Christian soutient qu’il a décidé de croire : “C’était une erreur de te dire que je ne croyais pas. Parce qu’au fond, je crois qu’au moment où je te disais que je ne croyais pas, je croyais quand même…”. Comment peut-on “décider de croire” ? Cette “décision de croire” et non pas “croire tout court”, n’est-elle pas acception du “Poïétique”, acception de l’Image ? Cette volonté de Christian d’avoir son image ne nous dit-elle pas deux choses essentielles :

  1. Que je sais qu’avec le temps tout disparaît (donc aussi mon corps sensible) et qu’alors je le fais vivre aussi longtemps que possible pour que le filmeur me filme, pour que je puisse me dire que j’existerai après moi et que même j’ai été drôle.
  2. Que le poïétique (l’art, la création, la poésie et surtout l’Image) est le rival de la religion (même si elle-même utilise une forme artistique pour s’exprimer), et que l’arrivée de l’un fait annuler l’autre et vice-versa ? Que veut dire cette ambiguïté de la “décision de croire” de Christian ? Est-ce qu’au fond Christian n’a pas peur du “mensonge” et de “l’éternité”, du caractère éphémère de la vie, de son corps sensible ? N’est-ce pas pour cette raison qu’il se fie à l’éternité de la caméra ? Tout en “décidant” de croire malgré son incroyance ? On y voit les traces de Blaise Pascal !

Urgence de vie, urgence d’image

La maladie, son physique, son abandon, sa solitude… Christian vivait une sorte d’urgence existentielle à l’égard de son poids et du temps. Parfois avec ses doigts, il décomptait les instants tout en disant qu’il vivait dans une intemporalité existentielle ! Moi : “Comment expliques-tu tout cela ?” Lui : “Regarde-moi, suis-moi et tu comprendras tout”. Cette obsession du temps était tellement forte qu’il regardait sans cesse son réveil. Il l’avait dans la main, dans sa grande poche ou dans son sac de voyage ; à l’hôpital, il l’avait aussi sur son ventre. En ce qui concerne son poids, il se pesait sur la balance pratiquement toutes les heures. Il disait même à sa balance, “Je ne te fatigue pas, hein ! Toujours un peu moins qu’hier… Maigrir oui, mais en réalité enlaidir non…”. Cette urgence existentielle poussait Christian à une extrême précision dans tous les autres domaines. Parfois, à trois heures du matin, il me téléphonait pour préciser ou corriger un texte de Nietzsche, de Spinoza ou autres. Pour l’argent, il calculait au centime près, de même le nombre de pommes, de poires, le prix du café, des légumes et des fruits. Cela tenait d’une poétique mais aussi d’une rhétorique, se mêlant à sa structure mimique et comportementale, à l’intonation de sa voix, au débit de sa parole… Et pour distinguer cette poétique de cette rhétorique, il était souvent dans une attitude de tractation, justifiant et argumentant, à travers la caméra, avec moi et au-delà avec tout l’univers.

Ce goût pour la précision ne venait pas seulement de sa maladie, il venait aussi de sa vocation professorale. Tous les étudiants de Christian que j’ai croisé m’ont confirmé son souci de précision pendant ses cours. Ce n’était pas un professeur ordinaire. Il y a eu chez lui, en permanence, une oscillation, une hésitation, entre une extrême banalité et une extrême originalité. Toute sa personnalité était dans cet entre-deux. Et d’ailleurs, même sa banalité n’était pas une banalité ordinaire, au sens où cette banalité est une modélisation de ce que peut être la banalité. Je pense que l’art consiste à faire, à créer avec ce qui n’est pas et avec ce qui est, c’est-à-dire des ingrédients existants mais qui n’existent pas initialement dans le sens du Beau. Comme le dit Alain Badiou du cinéma : “le cinéma, c’est transformer du déjà vu en du jamais vu” 10. Christian fait cela en permanence. En transcendant l’ordinaire, il réhabilite l’ordinaire dans ce qu’il a d’exotique et d’étrange. Son quotidien relève de la pure banalité, mais, à travers le prisme de son personnage, cette banalité mute en du jamais vu.

En effet, parce qu’il pèse entre 30 et 40 kilos, le physique de Christian est déjà en soi le vecteur de cette mutation. Dans ce sens, il était un artiste, un créateur et surtout un esthète. C’est saisissant de voir comment il a créé, à partir de sa personne et de sa personnalité, son personnage. Un corps filiforme, un bonnet de femme en laine qu’il avait trouvé dans la rue, des baskets pointure 48, “abandonnées par un Pakistanais qui retournait au Pakistan, trop grandes mais ça ne fait rien” (sa pointure était du 36). Tous les autres vêtements et beaucoup d’objets provenaient de récupérations. Avec tous ces ingrédients, il s’était inventé comme “philosophe oiseau”, comme un clown avec le pouvoir de faire rire et comme un “acteur diabétique”, selon ses propres termes. C’est ce personnage composite de philosophe oiseau, de clown triste, d’acteur diabétique que révèle la caméra, et ce à travers des banalités des plus ordinaires comme le prix du café “Folie Noire” – entendons la marque Carte Noire en promotion – l’apologie du boudin Leader Price ou d’autres inventions encore, d’une originalité prodigieuse. À cela il faut ajouter ses discours hautement littéraires et philosophiques, par exemple, juger Nietzsche sur ses idées philosophiques, idéologiques et politiques, parler de Pascal et de sa pensée sur la croyance et la folie, arbitrer sur le lien de parenté entre Maupassant et Flaubert ou, contredisant Platon, “Tu sais ce que disait Platon à propos de la philosophie ? Il disait la philosophie est née de l’étonnement devant l’originalité des choses. Et moi, j’ajoute le contraire, c’est-à-dire, c’est l’étonnement devant la banalité des choses”.

Il va du tragique au comique et du comique au tragique en permanence. Et cette forme comique de sa personnalité n’est elle-même pas uniforme. Elle a une telle multiplicité de formes qu’on a le fort désir de le voir encore. Le rire que son personnage provoque n’est pas le rire habituel du cinéma comique. Une femme, lors d’un festival, m’a même parlé de rire intérieur. Un homme qui se disait philosophe à Montréal m’a dit “J’ai été comme un gibier dans la gueule de votre film”. On peut dire que Christian, avec la pluralité de sa personnalité, est en quelque sorte un héros transversal. Un héros de l’ordinaire. Un cavalier sur ses jambes tremblantes.

Dans tous ses actes et son comportement Christian semble “impudique”, mais il n’est pas impudique, ou comme dit Jean-Claude Carrière, “un philosophe n’a pas à être pudique, la mise à nu de Christian n’est nullement gênante…” 11. Le fait de couvrir ne désigne pas la pudeur. La nudité de Christian est “l’exposition” de son “œuvre” en quelque sorte. Une œuvre qui n’est que son corps. Pour dire que je suis encore ! Avec ce corps d’acteur diabétique qui souffre sans cesse, sans repos, brûlé, meurtri, maigre mais vivant et beau. “C’est mon œuvre”, dit-il avec ses gestes, ses attitudes. Pour Jean-Luc Nancy, “La vie est une goutte suspendue est un film très attachant. À la fois son héros ou sujet – les deux termes sont inappropriés – est d’une originalité rare, et sa réalisation en épouse très bien la singularité. En fait, il me semble que ces deux aspects se rejoignent dans ce qui me fournit, à la réflexion, le mot juste pour remplacer le ‘héros’ autant que le ‘sujet’. Ce mot ‘l’ acteur’ : celui qui agit (l’actant, si tu veux, comme on dit dans certaine théorie de la littérature) et celui qui joue. Car ton ‘personnage’ (employons ce mot, il est juste aussi) se désigne lui-même comme acteur, et avec lui le film comme film et lui comme s’adonnant à cette mise en scène de lui-même – dont on voit bien, en même temps, qu’elle a précédé chez lui, de longtemps, l’arrivée du cinéaste et de son projet de film…” 12.

L’existence de ce personnage est rythmée par des mouvements extrêmement agréables, c’est comme s’il dansait pour se déplacer dans l’espace (et l’espacement) dans lequel il se trouvait. Le rythme de ses mouvements m’a fait penser à un oiseau-danseur que j’ai vu en Inde, dans un village très peuplé. Un homme avec un turban orange, une moustache qui ressemblait à deux queues de serpent et des yeux très noirs et minces venait tous les jours sur la place de ce village. Avec son fils de 7 ou 8 ans qui lui ressemblait beaucoup, il traînait un petit chariot et des boîtes. D’abord ils installaient un rideau noir et préparaient le spectacle. Puis, d’un coup, le rideau tombait. Surprise ! On voyait des serpents qui dansaient au rythme de sa flûte. Mais le plus extraordinaire c’est qu’un petit oiseau, dans une cage non ordinaire, surmontée d’un bidon d’essence, se mettait à danser aussi au son de la flûte. À mes yeux, ceci était une énigme. Je m’approchais plusieurs fois pour comprendre, mais l’homme me chassait. Finalement, un jour, une tempête a soulevé beaucoup de poussière et j’ai pu m’avancer : j’ai compris alors que l’oiseau ne dansait pas au son de la musique ! Non ! Sous le plateau qui faisait office de sol de la cage il y avait une lampe, un feu, une flamme, et le pauvre oiseau, pour ne pas se brûler, sautait d’une patte sur une autre ! Pour rester en vie…

J’ai reconnu cet oiseau en Christian 13 dans son extraordinaire mobilité chorégraphique. Ses gestes ne sont pas seulement fonctionnels et pratiques mais aussi esthétiques, un télescopage de tragique, de comique, de poétique et d’absurde. Christian va dans tous les sens, pas seulement à droite et à gauche, mais comme un oiseau curieux, il va aussi vers le bas et vers le haut, sans désordre. Christian est un vagabond sphérique, gardant toujours le cap sur le “Beau” il fait de son errance intérieure une chorégraphie esthétique très complexe. Une chorégraphie que j’appelle existentielle parce que créée par lui-même consciencieusement, puis mise en évidence avec une naturelle subconscience. Christian en symétrie à son allure particulière, il a, dans la profondeur de son être, un autre mouvement. Il doit composer entre la fragilité de son être et les traits de sa personnalité : le professionnel, le scientifique, le professeur, le philosophe… Dans un va-et-vient incessant entre toutes ces composantes, il utilise son corps comme matière d’expérimentation. Tantôt, c’est le professeur qui domine, et quelques minutes plus tard, c’est l’homme sensible qui prend le dessus. Cette mobilité de personnalités, qui pourrait paraître pour de l’instabilité, est du grand art. C’est le rythme qui domine. Une pulsion de rythme. Il ne reste jamais dans le même état psychique. Christian, caressant sa moustache, me disait que Friedrich Nietzsche soignait bien sa moustache et ne croyait qu’en un dieu qui dansait 14.

Une comédie humaine

L’histoire de Christian dans ce film relève d’une comédie humaine !

Son visage a été brûlé par la soude caustique. Il a perdu un œil. On a pris la peau de son ventre pour refaire son visage. Et pourtant il a réussi à réinventer une magnifique beauté à son visage. Une Lumière ! Je lui ai dit un jour : “Ce que le bon dieu t’a épargné, tu l’as créé toi-même”. Christian a réussi à projeter sur le masque de son visage l’extraordinaire lumière humaine qu’il possède en lui. C’est comme si sur la terre brûlée de son visage l’arbre de vie avait repoussé.

La vie est une goutte suspendue est une sculpture évolutive du personnage dans l’espace et dans le temps mais aussi un film sur un personnage complexe qui utilise son corps comme un pinceau. Un pinceau qui peint sa propre existence, son propre “être”. Le film n’est qu’une partie des réalités qu’on peut saisir de Christian. Pendant le tournage j’ai été le premier spectateur du film en train de se tourner. Comme j’ai assuré seul le tournage, prise de vue et son, mon propre rire, partie intégrante de la scène en train d’être tournée, a été enregistré. Une interaction entre filmeur et filmé qui se répercutait forcément sur le comportement quotidien de Christian, pourtant imperturbable. Notre interaction provoquait chez moi un rire que je contrôlais, ce qui déclenchait une douleur au thorax. Parfois je riais tellement que je voyais flou ou alors plus rien. Il m’arrivait aussi de pleurer. Je pense que Christian, tout comme moi ou comme le spectateur, nous sommes des funambules, des danseurs qui, avec une chorégraphie précise, traversent des ponts en lame de rasoir pour se retrouver, sans tomber ni se blesser. Pour se rencontrer. Une sorte d’apprivoisement de l’existence, mais aussi une sorte de domestication de la mort. C’est pour cette raison que l’on peut dire que ce film est une vulgarisation de l’impossible. Christian était très conscient, conscient de sa tristesse, mais aussi de son pouvoir de provoquer le rire. Il m’a dit un jour devant la caméra : “En réalité le principal défaut d’une personne dans la vie, c’est de ne pas pouvoir rire et plus encore ne pas pouvoir faire rire l’autre… N’oublie pas que ‘pouvoir rire’, en réalité, c’est un pouvoir, et puisque je ne peux pas rire, ou que je ne veux pas rire, alors je sais que je fais rire ! En réalité il y en a qui ont un rire sarcastique et qui ne rient pas seulement avec le visage mais avec tout le corps. En réalité il faut se méfier de ces gens-là, les gens qui rient avec leur corps…”.

Le mot “réalité” ne se détache pas de Christian et de son discours. Pour lui la réalité est non seulement encombrée par beaucoup de choses qui la voilent mais est aussi un sentiment résultant de la composition de tout ce qui l’entoure. Christian a répondu aux questions de Natacha son ancienne élève et aux miennes : “Qu’est-ce que c’est que la réalité ?” “En réalité, c’est une question difficile. La réalité c’est essentiellement quelque chose d’intérieur…Et c’est vrai qu’en réalité j’ai mangé parce que je vous attendais, j’étais heureux de vous voir… Et ça m’aurait intéressé de voir au moins quelqu’un de ma famille venir me rendre visite à l’hôpital de Creil.” Je pense qu’il est intéressant de comparer les propos de Christian sur la perception de la réalité avec ceux d’Emmanuel Levinas : “La réalité donnée à la réceptivité et la signification qu’elle peut revêtir, semblent se distinguer. Comme si l’expérience offrait d’abord des contenus – formes, solidité, rugosité, couleur, son, saveur, odeur, chaleur, lourdeur, etc. – Et comme si, ensuite, tous ces contenus s’animaient de métaphores, recevaient une surcharge les portant au-delà du donné” 15. Christian de Rabaudy et Emmanuel Levinas tiennent des propos mutuellement reconnaissables, l’un dans un contexte réel, verbal, l’autre, selon une conceptualisation et une théorisation écrites.

Christian, je dois dire que je l’aimais beaucoup. Je l’aimais beaucoup pour ce qu’il donnait à l’autre dans l’échange humain, pour sa personnalité, ses savoirs et ses connaissances. Il m’a appris beaucoup et il continue, au-delà de sa disparition, à m’apprendre encore. J’éprouvais pour lui une profonde empathie. Empathie qui m’a d’ailleurs été reprochée par une importante institution lors du dépôt du projet et avant le montage du film. Cependant Christian était extrêmement difficile, très capricieux. Une sorte de diamant tranchant à manipuler avec précaution et précision. Si par exemple, à la suite d’une dispute, je décidais d’interrompre le tournage pendant une heure ou une semaine, il se sentait menacé. Et j’avais droit à son argument massue : “Tu n’es pas un réalisateur digne de ce nom”. Une fois, alors que je ne l’avais pas vu depuis quinze jours, il est allé jusqu’à affiner son attaque : “J’ai la preuve que tu n’es pas un vrai réalisateur. J’ai fait la connaissance d’une réalisatrice dans la rue. Je lui ai dit que je faisais un film avec un certain toi. D’abord, elle ne te connaissait pas, puis elle m’a expliqué qu’un vrai réalisateur, c’est celui qui filme tous les jours son personnage. Quoi qu’il arrive. Alors tu vois bien que tu n’es pas un vrai réalisateur… Prouve-moi le contraire : si tu veux faire un film, un vrai, tu dois me suivre comme on file un suspect”.

Un soir de confidence, Christian m’a dit ce que j’étais pour lui : “Espèce de connerie monumentale, tu es mon élève, tu es mon ami, tu es mon fils, tu es mon frère, tu es même mon père… Cela fait trois semaines que je ne suis pas allé chez toi !”. Vers la fin du film, alors qu’il ne pesait plus que 30 kilos, j’arrivais devant sa porte et sonnais. En ouvrant, de l’entrebâillement de la porte, il me gronda d’être en retard de trois minutes et me demanda si j’avais ma caméra. Elle était dissimulée dans un sac sur mon dos et il ne pouvait soupçonner sa présence, alors il referma la porte en me lâchant sa fameuse phrase : “Je vais mourir et enfin je n’ai pas pu faire de toi un réalisateur, un vrai !”. Je calai mon pied dans la porte disant que j’avais ma caméra mais en ajoutant qu’il n’allait pas bien, qu’il n’y avait rien à filmer, et qu’il valait mieux passer le temps à discuter. Je sortis ma caméra – je ne le filmais pas – mais croyant que je le filmais, il changea ses vêtements, me montra son corps maigre. Puis constatant que je ne le filmais pas, avec une incommensurable volonté, il retrouva une énergie pour me dire : “Ne me prends pas pour un fou, déclenche ta caméra, suis-moi et tu comprendras …”. Il prit son sac-poubelle habituel jaune Gibert-Jeune et descendit jusqu’au local à ordures de son immeuble pour en vider le contenu. Il n’y avait dans son sac qu’un ticket de métro ! En remontant, il changea de nouveau ses vêtements. Tandis que je le filmais, il se mit presque nu. Puis avec un geste de ses deux mains il offrit son corps à la caméra. C’est comme s’il disait “voilà mon œuvre, voilà ma sculpture”. Voilà aussi la finalité d’une vie, et voilà peut-être la fin d’une bataille. Puis il me dit “C’est dingue de filmer comme tu le fais…”. Je le rassurais en lui disant que je ne filmais pas le bas de son corps. Pendant 18 mois de tournage, Christian m’avait demandé de le filmer. Christian m’a-t-il donné mon diplôme dans cette dernière séquence ? En analysant le faux et le vrai réalisateur, Pierre Sorlin dit “… Au fond parce que vous êtes cinéaste… Vous officialisez son existence à travers votre film” 16.

Et le sac-poubelle jaune qu’utilisait Christian traduit l’aspect écologiste du personnage, mais pas seulement. Pendant tout le tournage, il utilisa toujours, en guise de poubelle, ce même sac. Une fois vidé, il le réutilisait ! Parce qu’il achetait un nombre incalculable de livres par semaine, là aussi il utilisait toujours le même sac. Et esthétiquement un sac-poubelle provenant d’une librairie était plus beau. Il faut savoir que cette distance écologique au monde l’habitait sans cesse et partout, y compris en allant à pied sur des distances très longues ou en utilisant son vélo lorsqu’il allait mieux. Il considérait que “la terre était vivante, sensible à nos comportements, que la vie a été avant nous et qu’elle doit continuer après nous”.

Fiction ou documentaire ?

Au départ, le film reposait sur un scénario. J’allais chez lui avec mon scénario. Il le lisait, souvent il s’exaltait… Un petit jeu s’était instauré entre nous : lorsque j’évoquais son œil de verre, il répliquait immanquablement que c’était un œil “insensible” et en plastique qui, par contre, provoquait une sensibilité ! Le détail était d’importance, car, dans le scénario initial, il devait mourir et je devais brûler son corps dans la cheminée avec le scénario. C’est à ce moment que cette polémique autour de son œil prenait tout son sens : glissant de la cheminée, l’œil ne se consumait pas, roulant sur les parquets, une main le récupérait. C’était la main de Christian ! Il aimait cette scène car selon lui on bluffait le spectateur. Christian devait me dire : “Je t’avais dit Hormuz que c’est un œil en plastique, mais enfin… !”.

Comme Christian diminuait physiquement de plus en plus, j’ai compris qu’il serait impossible de faire une fiction. Quelle que soit la nature du film, fiction ou documentaire, pendant le tournage, je pensais sans cesse au montage. Jean-Claude Carrière, qui a été une des premières personnes à avoir vu le film, me dit qu’il est cent pour cent documentaire et cent pour cent fiction. Comme je lui demandais pourquoi il me répondit que l’on pouvait avoir deux regards différents sur ce film en le voyant deux fois : une fois dans une perspective documentaire et une autre avec une vision fiction. Probablement il a raison. “La vie est une goutte suspendue” est un conte documentaire 17.

Le mariage céleste

Dans le scénario originel, j’avais écrit une scène dans laquelle Christian se mariait. Il l’avait lue, l’avait beaucoup appréciée et il m’avait confié qu’en raison des blessures qu’il portait au visage, aucune femme n’avait voulu de lui. Un jour, chez moi, après avoir abandonné le scénario, Christian eut un contact avec Anne et Alexandre, mes amis et voisins, par la fenêtre par laquelle j’arrose leurs plantes au début du film.

À l’âge de trois ans, Christian a été brûlé au visage par de la soude caustique. Il en avait conçu un rapport au feu pour le moins ambivalent : tout en ayant peur il en était amoureux. En plein été, il me demandait de lui faire du feu, tout en me disant qu’il mettait sa vie entre mes mains, et ceci en toute confiance aussi pendant qu’il dormait devant le foyer. Ce jour-là, Christian plongea dans un doux sommeil devant le feu de la cheminée. Il rêva que je réalisais “pour de vrai” son mariage. Que la cérémonie se faisait à l’Église Saint Laurent avec Anne et qu’Alexandre portant son bonnet le filmait ! En réalité, pour moi, ce mariage, qui est la réalisation du “rêve” de Christian, est une ouverture à la fin du film, une ouverture de Christian vers la Vie.

La mort de Christian

L’empathie que j’avais pour lui me conduisit à aller jusqu’au bout. L’objectif n’était pas de le filmer jusqu’au stade terminal, mais de montrer, outre sa situation désespérée, l’amour infini qu’avait développé Christian pour la caméra devenue pour lui un moyen de survie, un lien avec la vie qui s’enfuyait. Car Christian n’était pas un observateur passif du temps qui le précipitait vers sa chute. Il aidait le temps qui participait à la sculpture de son corps, qui l’accompagnait dans son vieillissement, jusque même dans son anéantissement – Christian participait à une sorte d’éternisation, une momification de son corps comme s’il réalisait son propre enterrement dans la caméra. Tout cela me donnait la volonté de continuer jusqu’au bout du bout.

Dès le début du tournage, Christian, sur un coup de tête, dit une phrase qui est souvent répétée “Arrête de me filmer !”. Alors j’arrêtais et lui de “Tu vois que tu n’es pas un vrai réalisateur ; un vrai réalisateur, c’est celui, qui, même si son personnage le gifle, il continue à le filmer”. Il avait peur de la caméra, mais très rapidement il avait réussi à apprivoiser l’objectif jusqu’à entretenir avec lui un lien fusionnel, presque cannibale. Néanmoins Christian n’a jamais cessé de douter que le film puisse arriver à exister et ce jusqu’à la fin. Mais Christian fut un formidable manipulateur : pour me stimuler, il rêvait à haute voix à l’avenir du film. “Tu sais, j’ai rêvé que l’affiche de ton film était partout sur les devantures des cinémas de Paris !”. Une autre fois, il avait imaginé qu’avec mon père, il avait regardé le film dans une salle de cinéma. En tous les cas, il disait faire souvent des rêves de ce genre. Au tout début du film, il était curieux de savoir où j’habitais. Une crainte non dénuée d’arrière-pensées, car il possédait des toiles de maître de grande valeur chez lui, et je n’étais qu’un inconnu. Il ne m’a accordé véritablement sa confiance qu’après être venu chez moi et avoir visionné les premières scènes du film. Il surveillait avec obsession son poids, il avait peur de dégonfler, selon son propre terme. Au fond, je pense que la mort, tout en lui faisait peur, le fascinait. Aussi voulait-il absolument laisser non seulement une trace, mais il voulait accompagner, s’occuper de sa propre disparition, conduire lui-même sa propre mort à l’aide du cinématographe, pour créer en fin de compte une “chose”, une image en soi. Conjoint et disjoint en même temps avec sa propre personne. Avec cette idée peut-être que l’on peut adopter la thèse de Jacques Rancière et donner une indépendance totale à l’image de Christian. Aujourd’hui, elle existe en soi. Ce n’est ni le regard, ni l’imagination, ni l’art qui la constituent, elle n’est pas une représentation de l’esprit, non plus. Elle est matière-lumière en mouvement. Une matière-lumière qui a une idée, un art, et un cinéma 18. Dans ce cas le cinéma n’est-il pas un outil capable de momifier – apparemment – presque tout ce qui est kinesthésique, non ? Le mouvement et la voix, le goût et l’odeur, le touché et l’émotion d’un individu, d’un corps sensible, d’une ville et d’une vie ?

Dans Au fond des images, Jean Luc Nancy décrit ainsi : “L’image me jette à la figure une intimité qui m’arrive en pleine intimité – par la vue, par l’ouïe ou par le sens même des mots. En effet, l’image n’est pas seulement visuelle : elle est bien musicale, poétique, et encore tactile, olfactive ou gustative, kinesthésique, etc.” 19. Avec l’aide de la caméra et du filmeur que j’étais, d’un coup, Christian avait encore plus compris l’importance de l’image. C’est à ce moment précis que la caméra est devenue son unique interlocutrice, une interlocutrice qui ne peut trahir. Car l’objectif est Objectif. Grâce à l’objectif et à la caméra, il pouvait à nouveau sortir de la solitude à laquelle la maladie et l’abandon le condamnaient : communiquer avec les autres, tous les autres, même avec ceux qui ne sont pas encore nés, et même si ce n’était que sur le mode indirect du média film. Une communication qui prenait à ses yeux la dimension de l’ubiquité. Ou comme écrivait Roland Barthes sur la photographie, le fait d’être filmé c’est un certificat de sa présence20, plus encore une attestation de son existence. Le fait qu’il se définissait comme “acteur diabétique”, son univers devenait une scène et une atmosphère de théâtre. Un acteur qui avait, comme disait Mikhaïl Tchekhov, “le sens et le goût de l’atmosphère dans un spectacle, et qui savait bien quel genre de lien puissant celui-ci établit entre lui et le public” 21. Pourtant Christian mettait tout son pouvoir et son artifice en œuvre pour éliminer l’artifice et rester naturel. Bien qu’“acteur diabétique”, le personnage semble n’avoir aucun sur-jeu, aucune grandiloquence. Comme selon les souhaits d’Anton Tchékhov, l’acteur diabétique n’avait pas l’air de jouer ; et que même s’il jouait le drame de sa vie, son jeu n’était pas manifestement dramatique22.

Conclusion

La vie est une goutte suspendue n’a pas d’histoire, son histoire est non-histoire. L’histoire d’une goutte, une vie suspendue qui, inéluctablement, va chuter. Mais pendant cette suspension son jeu est de ne pas jouer – et pourtant c’est un jeu. Elle danse, elle déambule, elle vire, elle résiste dans l’apparente résistance au zéphyr, à la brise, au vent, à la tempête et au temps, elle résiste aussi au soleil, pour faire continuer le plus longtemps possible cette suspension pour ne pas tomber, ne pas sécher, et surtout ne pas être oubliée. Pour tout cela, Christian “imite” son personnage, son meilleur de lui-même, pour prêter son corps à son personnage, pour se fondre en lui, pour réaliser une sorte de co-fusion, tout en restant lui-même, un homme de tragédie dans sa propre tragédie. Aristote dans la Poétique écrit : “…La tragédie est l’imitation d’hommes meilleurs que nous, il faut imiter les bons portraitistes ; ceux-ci, en effet, pour rendre la forme particulière de l’original, peignent tout en composant des portraits ressemblants, en plus beau.” 23. Ainsi Christian, en imitant son personnage, transcendait sa “laideur” en beauté et en comique, sa tristesse en tragique et son court temps à vivre en poétique, avec véracité. Réinventer une éternité artificielle en ayant un regard résolument positif envers la vie. Pour ces raisons, ce personnage était à la fois un clown triste, un Buster Keaton, un clochard céleste, un Diogène en son tonneau, un vagabond sédentaire, le fils spirituel d’Artaud, un Léautaud moderne (sans les chats), une vie sans exemple24. Un Sénèque, un Socrate25 . Vu par l’œil objectif de la caméra, Christian fut un véritable personnage qui allait dans le sens de la définition que donnait Constantin Stanislavski d’un acteur et d’un personnage : “Peu importe que le jeu soit bon ou mauvais, ce qui importe, c’est qu’il soit vrai” 26. Christian fut un personnage-peintre qui peignait son corps avec son corps dans l’espace, et en tant que filmeur, je filmais sa peinture.


  1. Portrait de Christian de Rabaudy
    Une vie sous le signe de la maladie : La surveillance de son poids est depuis six ans le thermomètre de l’existence de Christian de Rabaudy, depuis que le diabète l’a contraint, à 51 ans, à une retraite anticipée de son métier de professeur de philosophie. Mais la maladie a déjà fait partie très tôt de son univers. La soude caustique a brûlé son visage lorsqu’il avait trois ans et demi. Il a hérité d’un œil en plastique, prothèse dont il célèbre obstinément l’existence.
    Mais néanmoins un homme très drôle
    Doté d’un physique atypique qui frappe le regard, Christian de Rabaudy n’hésite pourtant pas à mettre un point d’honneur, alors qu’il ne manque pas de moyens, à se vêtir exclusivement de vêtements trouvés dans la rue. Le résultat est évidemment comique, mais cela ne le gêne nullement : des vêtements inévitablement trop grands ou trop petits. Comique, il l’est aussi par cet œil en plastique trop large, sa gestuelle burlesque, sa silhouette tordue et par sa façon de hanter les rues de Paris à la recherche de nourriture spirituelle et matérielle également gratuite.
    Un homme de contact
    Sa vie se confond avec une perpétuelle répétition de tentatives de connaître l’autre par la voie de la communication. Des tentatives, qui sans qu’elles subissent systématiquement l’échec, n’aboutissent pas non plus. Ces tentatives, jouant de stratégies différentes, sont autant de combats pour vaincre sa solitude, obtenir une étincelle d’amour et retrouver son adolescence perdue.
    Un homme verbeux
    La parole, ou plutôt un flot tumultueux de paroles, aide Christian de Rabaudy à donner un sens à sa vie. Car en fait, il est dans une impasse : il n’a d’autre perspective que de moins souffrir à chaque minute de sa vie. Les mots dont il enivre lui et les autres sont son antidote. Il les puise dans le réservoir de son savoir, la philosophie, l’art, la littérature. Mais une particularité colore chacun de ses propos d’une note comico-tragique : un bruit de bouche dont il a seul le secret ainsi qu’une diction inspirée de Louis Jouvet.
    Ses deux muses Natacha et Alessia,
    Elles ont toutes deux 22 ans. Natacha est une ancienne élève de Christian. Leur relation est riche en soubresauts. Outre la différence d’âge, celle-ci est rythmée par des discussions et des disputes souvent très vives, mais leur relation y survit. Thème récurrent de la conversation de Christian de Rabaudy : un voyage mythifié d’une semaine avec Natacha en Italie suivi d’un autre de cinq jours en Irlande. Et pour les sceptiques : des photos à l’appui. Alessia est une jeune mannequin rencontrée dans la cage d’escalier de son immeuble. Celui-ci est en effet voisin d’une école de mannequinât où Christian ne perd jamais une occasion de dire un petit bonjour. Il est tombé évidemment amoureux d’Alessia et, depuis, la bombarde de poèmes. Mais la belle doit bientôt repartir vers l’Italie, son pays… La présence de chacune de ces filles à ses côtés évoque l’ambiance étrange de La Belle et la Bête, une bête faite de finesse, de légèreté et d’intelligence.
    Un rapport narcissique avec l’image
    Christian de Rabaudy a une relation très intense avec l’image, en particulier avec son image. Il est très photographié tout au long du film par Natacha et son ami Hervé, photographe de studio. Christian a lui-même un appareil photo, qu’il utilise tout au long du film. Il photographie Natacha et Alessia et moi-même. Christian prend également en photo la caméra et lui parle comme si elle ne faisait qu’un avec moi. Tout au long du film s’établit ainsi un jeu de miroir narcissique entre lui et la vedettisation de son personnage que lui offre ma caméra. L’objectif de ma caméra devient pour lui une façon d’interroger le monde et de sublimer sa solitude par un dialogue interposé avec lui-même via les autres.
    La sacralisation de la cuisine
    La cuisine, l’art de préparer et de manger des plats, occupe une place centrale dans la vie quotidienne de Christian de Rabaudy. C’est une relation presque maladive qui révèle derrière la méticulosité du cérémoniel de la table son combat contre la mort : manger à cause de son diabète est à la fois un acte de mort et de vie. Acte qu’il cherche chaque jour dramatiquement à partager avec quelqu’un. Mais trop souvent son immense solitude ne lui fournit aucun invité.
    L’évasion par la culture
    Christian de Rabaudy possède des milliers de livres, des centaines de disques vinyles et de CD dans son grand appartement de Paris et dans sa petite maison de campagne. Christian vit aussi entouré de beaucoup de tableaux, les siens et ceux des autres. Mais aucun de ses artefacts de la culture ne parviennent à calmer son impérieux besoin de rencontre humaine, le seul vrai élixir de sa vie.
  2. “Sous ce rapport, [Du beau naturel] le corps humain occupe au contraire un rang beaucoup plus élevé, parce qu’il est partout et à tout moment manifeste en lui que l’homme est une unité animée, sensible. La peau n’est pas recouverte de végétations inanimées, la pulsation du sang apparaît sur toute la surface, le cœur pulsant de vie est pour ainsi dire omniprésent, et apparaît aussi dans la manifestation extérieure comme une véritable animation, ce qu’on peut appeler le gonflement général de la vie, turgor vitae. De même la peau se révèle partout sensible, et laisse voir la morbidezza, le teint naturel propre à la chair et aux nerfs, qui fait le tourment des artistes. Mais même si le corps humain laisse apparaître à l’extérieur sa vitalité, à la différence du corps animal, on peut cependant apercevoir également dans cette surface l’indigence de la nature à travers la peau qui se détache, les entrailles, les rides, les pores, les poils, les petites veines, etc. la peau même, dont la transparence rend visible la vie intérieure, n’est cependant qu’une enveloppe destinée à se préserver de l’extérieur, au service d’une indigence naturelle. L’immense avantage que conserve toutefois l’apparence du corps humain consiste dans la sensibilité qui s’y manifeste, sinon toujours par une sensation réelle, au moins comme capacité en général de sentir.”
    Hegel, Esthétique, tome I, Classique de la Philosophie, Le Livre de Poche, 1997, p. 217.
  3. Hegel, Esthétique, tome II, Classique de la Philosophie, Le Livre de Poche, 1997, p. 185.
  4. Toutes les citations de Christian de Rabaudy sont tirées du film La vie est une goutte suspendue, des rushes ou de cassettes audio.
  5. Christian de Rabaudy, Du positivisme métaphysique ; physique classique, classique quantique, classique subquantique, Monades, Paris, 1990.
  6. Omar Khayyâm, mathématicien, astronome, philosophe et poète persan (1050-1123)
  7. Christian de Rabaudy, idem, p. 100.
  8. Christian de Rabaudy, idem, p. 101.
  9. Le Coran, sourate 26 versets 221 à 226
    “Vous apprendrai-Je sur qui les diables descendent ? Ils descendent sur tout calomniateur, pécheur. Ils tendent l’oreille… Cependant, la plupart d’entre eux sont menteurs. Et quant aux poètes, ce sont les égarés qui les suivent. Ne vois-tu pas qu’ils divaguent dans chaque vallée, et qu’ils disent ce qu’ils ne font pas ?”
  10. Texte publié sur Internet : “http://www.lacan.com/dernier.htm”.
  11. Jean-Claude Carrière, propos tirés d’un entretien et recueillis par Myriam Bourguignon, DVD du film, septembre 2010, Edition “La vie est belle”.
  12. Lettre de Jean-Luc Nancy à mon attention, Strasbourg, le 8 mars 2006, voir la revue de presse sur le site du film : http://www.lavieestune-gouttesuspendue.com
  13. Christian de Rabaudy m’a dit un jour qu’Albert Einstein a écrit quelque part “Nous dansons tous sur un air de flûte mystérieux, joué par un flûtiste inconnu.” Je n’ai pas réussi à trouver la référence exacte de cette phrase mais son croisement avec les dits, les écrits et le comportement de Christian de Rabaudy me semblent très intéressants.
  14. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra : “Ces petites âmes légères, folles, élégantes, mobiles, à les voir qui voltigent – Zarathoustra est entraîné aux larmes et aux chants ! Je ne croirais qu’en un dieu qui à danser s’entendît”, Gallimard, Folio, 2008, p. 58.
  15. Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme, Livre de Poche, Paris, 1990, p. 17 et 123.
  16. Pierre Sorlin, propos recueillis lors d’un entretien édité dans le DVD du film, octobre 2010, Édition “La vie est belle” : “… Un cinéaste, c’est un autre regard, c’est, d’une façon un peu naïve pour lui, quelque chose d’“officiel”. Vous officialisez son existence à travers votre film… Il vous est reproché de ne pas être un cinéaste. Si vous n’étiez pas un cinéaste vous n’aviez aucun droit de le filmer et tout ce que vous filmiez n’avait aucun intérêt. Vous ne trouvez pas que c’est très intéressant cette idée ? Qu’est-ce que cela veut dire un cinéaste ? Il y a 100 formes différentes d’être un cinéaste. Donc je trouve que sa réflexion ne s’adressait pas au cinéma en soi mais à la relation qu’il voulait établir avec vous. Je veux une reconnaissance, cette reconnaissance, je ne l’obtiendrai que si vous êtes autorisé, si vous avez l’autorité nécessaire pour me filmer. Si vous ne l’avez pas, si vous êtes un amateur, un faux cinéaste, alors non, vous n’avez pas le droit de me filmer”.
  17. Propos recueillis par Myriam Bourguignon, DVD du film, septembre 2010, Édition “La vie est belle”.
  18. Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Librairie du XXIe siècle, Seuil, 2001, p. 148 et p. 244.
  19. Jean-Luc Nancy, Au fond des images, chez Galilée, 2003, page 16.
  20. Roland Barthes, La chambre claire, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, Paris, 2010, p. 135 et p. 193.
  21. Mikhaïl Tchekhov, Être Acteur, Pygmalion, Paris, 1980, p. 74 et p. 241.
  22. Lee Strasberg, Le travail à l’Actors Studio, Gallimard, Paris, 2006, p. 73 et p. 364.
  23. Aristote, Poétique, traduction : J. Hardy, Gallimard, 1990, p. 106-163.
  24. Par ordre : Jeanne Delafosse, Journal du réel,17 mars 2006, publication festival Cinéma du réel de Paris ; Le Monde 10/10/2007, Libération 10/10/2007 ; Jean Roy, l’Humanité ; Francis Dubois, Le Sens 12/10/2007 ; Jean-Luc Porquet, Le Canard enchaîné, 10/10/2007 ; http://www.laviees-tunegouttesuspendue.com/
  25. Jean-Claude Carrière, entretien, DVD du film.
  26. Citation sur internet : http://fr.wikipedia.org/wiki/Constantin_Stanislavski

  • La Vie est une goutte suspendue
    2006 | France | 1h25 | Vidéo
    Réalisation : Hormuz Kéy

Publiée dans La Revue Documentaires n°24 – D’un corps à l’autre (page 149, Août 2011)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.024.0149, accès libre)