« En forme de riposte aux discours dominants »

Entretien avec Nicolas Stern

David Faroult

Nicolas Stern est réalisateur, ancien membre du collectif Cinéthique et co-réalisateur du film D’un bout à l’autre de la chaîne.

En 1978, tu es étudiant à l’IDHEC et membre du groupe Cinéthique. Comment entreprends-tu de faire ce film ? Est-ce une décision collective ? Avec quels moyens matériels est-il réalisé ?

Nicolas Stern : Mai 1978 : la bourgeoisie célèbre les événements de mai 68. Frédéric Serror et moi-même avons pris la décision d’entreprendre ce film en forme de riposte aux discours dominants. Bien entendu le fait que nous soyons tous les deux membres du conseil de rédaction de la revue Cinéthique a influé sur notre choix. D’autres éléments ont eu une influence sur ce choix : d’abord les combats politiques, les luttes sociales et anti-impérialistes qui, pendant dix ans, ont été menés de manière collective. Ces combats étaient aussi les nôtres. Étudiants à l’IDHEC, nous étions tous deux très imprégné des films dits de « déconstruction » : les films de Marcel Hanoun, ceux, de la période post-soixante-huitarde de Jean-Luc Godard (Luttes en Italie), ceux de Jean-Daniel Pollet, de Gérard Leblanc (Quand on aime la vie, on va au cinéma) et de Jean-Pierre Lajournade (Le Joueur de quilles, La Fin des Pyrénées). Un autre cinéma a certainement joué un rôle important dans notre formation et dans nos engagements dès les premiers films que nous avons réalisés. Le cinéma de Fritz Lang, celui de Rossellini, le cinéma de Georges Franju, de Jacques Tati, de Jean-Pierre Melville, des films documentaires (Alain Resnais, Chris Marker), le meilleur du cinéma militant : celui de Joris Ivens jusqu’au film Oser lutter, oser vaincre de Jean-Pierre Thorn, ont profondément marqué nos manières de faire. Le premier court-métrage fabriqué collectivement à l’IDHEC en 1976 (Marc Huraux, Frédéric Serror et moi-même) était une remise en cause du film de Louis Malle Lacombe Lucien. Nous avons tenté de régler nos comptes avec les représentations de la résistance, avec les formes dites « narratives » des récits dominants. Ce film tract nommé par inversion « Lucien Lacombe » nous a permis d’expérimenter une autre façon de faire du cinéma.

Peux-tu évoquer le film (probablement perdu) Agfa, la vie est bien organisée ?

N.S. : La même année, le même trio (Marc Huraux, Frédéric Serror et moi-même) a décidé de mettre en chantier un autre film sur la création d’une image. Nous voulions aller à la source même de l’objet que nous manipulions et nous opposer à certaines dérives d’un cinéma prétendu militant qui courait derrière les luttes sans aucun regard, sans écriture et souvent sans point de vue. Après avoir été refusé de tournage chez Kodak, nous avons filmé l’usine Agfa-Gevaert de Seclin dans le Nord et ses environs. Nos intentions étaient de représenter la vie quotidienne de l’entreprise tant du point de vue social qu’économique. Confronter les différentes classes, le travail et le loisir, tel était l’ambition de ce film. Le film est devenu au fil du repérage, du tournage, puis du montage : La Vie est bien organisée. Le montage s’est étalé sur plusieurs mois. Notre tentative était de représenter la multiplicité du réel sous l’aspect d’un cycle centré autour de l’usine elle-même. Les ouvriers de l’usine Agfa travaillaient en 3 x 8 : 8 heures dans l’entreprise, 8 heures dans leurs anciens champs, et le reste du temps à la fabrication de leurs maisons en briques rouges. Nous avons tourné dans une briqueterie proche de l’usine où les ouvriers usinaient les briques nécessaires à la fabrication de ces mêmes maisons. Nous avons suivi ces mêmes ouvriers durant leurs loisirs ; leurs promenades dans la forêt, leurs queues devant les salles de cinéma de Lille, leurs prières le dimanche à l’église, les cours de leurs filles transformées en majorettes et s’entraînant dans la salle des fêtes sous le portrait d’Adolphe Thiers… Un long entretien filmé avec le responsable du personnel, que ce même personnel surnommait « Hitler », alternait avec les propos des ouvriers recueillis lors d’une grève sauvage. Le dernier jour de tournage nous avons décidé d’aller filmer vers 6 heures du matin la rotation des salariés. Il ne nous restait plus qu’une bobine de 16 mm. Une grève spontanée — la première dans cette usine paternaliste — s’est déclenchée ce matin-là. Nous sommes resté quelques jours de plus avec le Nagra pour enregistrer les voix en colère des employés. Quelques-uns de ces ouvriers et paysans nous connaissaient déjà et nous faisaient confiance. La plupart des autres étaient méfiants. Lorsque nous tournions dans l’usine, leurs regards étaient fréquemment suspicieux, parfois haineux. Durant ces derniers jours de tournage, un retournement s’est produit. Nous n’étions plus ressentis comme les « alliés » du patron et de ses acolytes mais comme des « témoins » de leurs revendications. Le fait de n’avoir pas plus de pellicule pour filmer ce conflit nous a finalement servi. Leurs voix enregistrées alternaient avec les images filmées de leur travail quotidien enchaîné et exploité dans l’usine et avec notre commentaire.

Peux-tu raconter comment fonctionnait le collectif Cinéthique ? Quel était l’équilibre entre ton travail de réalisation et la collectivisation du travail au sein du groupe ?

N.S. : Nous étions quelques-uns à venir nous insérer dans le comité de rédaction de Cinéthique à la fin des années 70 (Marc Huraux, Frédéric Serror, Tobias Engel, moi-même, etc.). D’autres étaient déjà partis : Jean-Paul Fargier après certains des fondateurs. La revue était encore distribuée par les Messageries. Les réunions étaient, me souvient-t-il, assez régulières : d’abord chez Gérard [Leblanc], puis chez Michel mais aussi chez Marcelle et chez d’autres. La plupart des textes précédaient et accompagnaient la fabrication de films. Gérard montait son film : Bon pied, bon œil et toute sa tête, Alain, Michel et Marc travaillaient à Tout un programme sur le programme nucléaire en France. D’autres thèmes étaient traités en liaison avec la sortie de livres comme, par exemple, celui de Gérard sur le cinéma d’entreprise : Quand l’entreprise fait son cinéma édité par Cinéthique. Quand la revue s’est trouvée en difficulté à cause de la désaffection des lecteurs et des Messageries, il a fallu trouver d’autres solutions pour pérenniser Cinéthique. Nous avons cherché quelqu’un qui disposait d’un ordinateur et d’un logiciel de traitement de textes. Gérard a acheté une photocopieuse. Une fois les textes collectés, relus et parfois amendés, il fallait les faire taper à la machine. Les choses se sont compliquées lorsque nous avons dû photocopier, plier, relier la revue et ensuite la placer dans certaines librairies. Les derniers numéros de la revue traitaient principalement des représentions télévisuelles — les jeux, les émissions scientifiques — mais également du clip, de la publicité, du cinéma et du journal télévisé. Gérard Leblanc a entre-temps sorti des livres qui sont le produit de son propre travail : 13 Heures/20 Heures : Le monde en suspens et Scénarios du réel et font écho au travail de Cinéthique de cette époque. C’est dans cette mouvance, que Frédéric et moi-même avons, en 1978, commencé à concevoir le film : D’un bout à l’autre de la chaîne.

Peux-tu décrire le film tel qu’il se présentait dans sa version « longue » ? Pourquoi n’avoir retenu pour la diffusion qu’une partie du film ? Comment se fait le choix ?

N.S. : Nous avons monté, en profitant des moyens de l’IDHEC, un double film : l’officiel, entièrement tronqué et le nôtre. Après plusieurs mois de recherches d’archives, de collectes de documents de toutes sortes, nous avons commencé à tourner. Dans sa version longue, le film faisait presque deux heures. Nous voulions aller à l’encontre de toutes les fausses approches des évènements par les idéologues établis : les prétendus nouveaux philosophes, les trafiquants d’idées, les vrais faux témoins, nous opposer aux représentations dominantes : celles des politiciens, celles des médias… et évidemment, commencer par celles que véhiculaient le cinéma et la télévision. Il nous semblait que, dix ans après, une analyse politique et historique était possible. Le film, après avoir évoqué la manière dont les différents médias malmenaient le soulèvement de Mai 68, traitait de l’occupation des usines, des mouvements menés par les paysans travailleurs. Il montrait les velléités burlesques des socialistes saisis par l’illusion de la vacance de pouvoir pour profiter du mouvement afin de prendre ce pouvoir à leur tour, mais aussi les connivences entre les dirigeants de la CGT et du PCF avec le cabinet du premier ministre Georges Pompidou formé par Jacques Chirac, Michel Jobert et Édouard Balladur pour en finir avec la grève.

Sur les listes de films en diffusion par Cinéthique publiées dans la revue, D’un bout à l’autre de la chaîne est daté de 1982 : n’a-t-il pas été diffusé avant ? Pourquoi cette date de 1982 ?

N.S. : Le film a été peu diffusé. Nous l’avons présenté dans des universités, dont celle de Vincennes, avec une copie de travail 16 mm double-bande. Il était difficile de faire mieux.

En quoi les « commémorations » de mai 68 nous informent-elles autant ou davantage sur la conjoncture idéologique du moment de la commémoration que sur 68 ? Quels sont, à ce titre, les caractéristiques que tu as pu repérer en 2008 ?

N.S. : Tous les dix ans on célèbre les « événements de Mai et Juin 1968 ». C’est un exercice imposé qui s’applique également à d’autres anniversaires : la mort d’une célébrité, la naissance d’un état, le décès du dernier Poilu etc. Dans cet exercice de commémoration se révèlent le plus souvent les situations présentes, l’état d’esprit ou d’aliénation de l’époque. J’ai écrit en 1998 un article où je parlais des différentes façons de célébrer ces événements depuis 30 ans (Voir le texte Les Stèles de mai ci-après). En 2008, la seule parole « théorique » et idéologique délivrée par le nouveau Président a concerné mai 1968. Ce rejet de l’héritage de Mai 68 était déjà largement préparé par les Socialistes qui, après la défaite de Lionel Jospin, sont devenus intarissables sur les méfaits du mouvement. La « prodigieuse » déferlante de produits concernant mai 68 est inédite. Certains de ces produits : livres, vidéos, compilations de musiques de cette période répondent à une seule logique : celle du marché. Pour la plupart, ces marchandises sont anecdotiques, les témoignages sont souvent des redites, des embellissements ou, pire, des travestissements de la réalité. La télévision qui n’est jamais en reste, a ouvert le ban sur France 3 avec une émission préparée par Marie Drucker. Un montage d’archives recyclé au goût du jour accompagné d’un commentaire maison, se mêle aux entretiens avec quelques anciens combattants des événements. Au centre de ce magazine nous découvrons la nouveauté de ce quarantième anniversaire : les CRS sont désormais les stars de mai 68. Sous cet intertitre se trouve l’un des sens profonds des paroles exprimées par Nicolas Sarkozy sur la liquidation de l’héritage de 68. Derrière les carottes sucrées qui inondent le marché se cache la grande matraque de l’ancien ministre de l’Intérieur. L’apparence, la recherche d’une place sur l’échiquier social domine le monde riche. L’appât du gain, la concurrence et la hantise de la pauvreté devient la grande affaire de ce début de siècle. Le journal Le Monde tente de nous faire croire que presque tous les leaders de 68 se sont convertis à la religion. Tous les journaux éditent leurs mai 68. Les mensuels patronaux, d’actualité, musicaux, culturels, cinématographiques, syndicaux sont unanimes : vive mai 68 ! Les revues de photographie, de BD ressortent leurs vieux fonds de photos et de dessins humoristiques. La publicité s’empare de cet anniversaire, les inventeurs de la philosophie marketing, selon les mots de Gilles Deleuze sont de nouveau de la partie, les débats télévisuels miment la confrontation. Une matière indifférenciée recouvre de cendres le sens de l’histoire. Il y a fort à parier que le prochain anniversaire de mai 68 sera voué à la recherche des derniers poilus de ces événements.

Comment s’est organisé ton travail depuis ce film ? Où as-tu pu faire tes films ? As-tu pu faire les films que tu voulais ?

N.S. : Les films que j’ai réalisés après 1978 ont été marqués en partie par ces premières expériences. En 1984, j’ai travaillé pour Antenne 2 sur La Boutique infernale de Denis Diderot. Donner à voir et à entendre cet écrivain, militant de la philosophe matérialiste, à la télévision a été pour moi un enjeu très important.

Par la suite, j’ai réalisé des documentaires sur les architectures troglodytes, sur Buffon, sur Roger Caillois pour la série Un siècle d’écrivains.

Avec Jean Lassave, nous avons répondu à une commande de la CGT concernant un film d’accompagnement pour des stages de formation ouvrière. Il s’agissait de montrer les processus de la formation du profit. Nous avons décider de tourner dans un lieu unique : un supermarché. Ce film nous a donné l’occasion unique de traiter de la lutte des classes, de la plus-value, du profit, de la marchandise, du capital. C’est un sujet qu’aucune chaine de télévision n’aurait accepté. Une aubaine, en somme.

La Cité des Courtillières à Pantin est l’endroit où j’ai passé mon enfance. En 1996, j’ai senti l’impérieux désir de faire un retour sur mes souvenirs et de construire un triple récit. D’abord, j’ai voulu rencontrer ceux qui vivent aujourd’hui dans la cité et confronter leurs rêves et leurs espoirs aux nôtres. Les archives de l’architecte des Courtillières, Émile Aillaud et le témoignage de son coloriste, Fabio Rieti, leurs utopies de l’époque se mêlent avec la réalité de la situation actuelle de la cité. Trois histoires se croisent, celles des architectes, celles des habitants de la cité aujourd’hui et la mienne. J’ai tenté de montrer la banlieue autrement, loin des représentations dominantes. Je n’ai pas filmé de voitures incendiées, de dealers, de délinquants mais plutôt la vie au quotidien. Le film est marqué par le décès de ma propre mère, par la fin d’une époque où les habitants de la cité partaient le matin travailler, par la mort de nos propres rêves de transformations du monde, par l’état de notre cité en ruine.

En 2000, j’ai réalisé en collaboration avec Françoise Dumas, un film documentaire sur un siècle d’arts ménagers : « Les Fées du logis » avec L’INA pour France 3. Le film retrace plus l’histoire d’un siècle de ménagères que l’on a tenté d’enfermer dans leurs cuisines et leurs salons que sur les mésaventures des appareils ménagers. Comme dans les usines, on a voulu automatiser les cuisines. Le Taylorisme est le maître mot des premières années du vingtième siècle où l’électricité apparaît dans les maisons et appartements bourgeois. La prétendue libération de femmes par les appareils ménagers est évoquée en confrontant les images avantageuses des Salons d’Arts Ménagers et celles des intérieurs des appartements populaires démunis de tout confort, des HLM des années soixante. La maison informatique, rêve moderne et publicitaire, est mise en relation avec les images actuelles des ouvrières enchaînées dans les usines de fabrication d’appareils. Enfin, le film interroge la notion de progrès en laissant chaque téléspectateur libre de répondre à sa validité.

Comme tu le sais, Sarkozy a déclaré vouloir « liquider l’héritage de 68 » : selon toi, s’il y parvenait, qu’est-ce qui serait « liquidé » au cinéma ?

N.S. : On peut assassiner des hommes, on peut ruiner des monuments, on peut détruire des documents, on ne liquide ni l’Histoire ni la mémoire. Des fantômes par centaine de milliers hantent les couloirs des forteresses ouvrières mises à la casse, des fermes abandonnées, des coursives des prisons, des hôpitaux, des cellules des asiles psychiatriques, des centres de rétention… Ce sont eux, les véritables héritiers de l’Histoire et en particulier de mai 68. Le résultat ou plutôt l’échec politique de mai 68 fut l’élection de Mitterrand en 1981. Quatorze ans de socialisme et de consensus mou ont permis à la bourgeoisie d’éradiquer, dans ce pays, toute conscience politique. La parenthèse Chirac et l’arrivée de la droite libérale et autoritaire au pouvoir menée par Sarkozy ne font que parachever ce travail de sape. Pour ce qui concerne le cinéma, le documentaire de création est déjà en grande partie supplanté par les magazines de reportages, les talk-shows et les émissions de télé-réalité devenues le credo de la plupart des chaînes de télévision. Comme dans la société, le spectacle, l’apparence dominent les produits cinématographiques. Le divertissement rime aujourd’hui le plus souvent avec effets spéciaux. Le cinéma redevient une attraction foraine. Des résistances à cette déferlante sont sûrement à inventer.

Face au bruit assourdissant des médias capitalistes produits par d’innombrables bretteurs et journalistes télévisuels, des prétendus spécialistes convoquées dans tous les domaines de la société, des trafiquants d’idées, des professionnels de la communication, de la politique, de l’entreprise et de la finance, il nous faudrait peut-être opposer : la recherche du sens, le silence de l’expérimentation, de la poésie et de la création mais aussi, imaginer une autre vision du monde et d’autres manières de contester, de lutter et, pourquoi pas, de vaincre.


  • D’un bout à l’autre de la chaîne
    1978 | France | 20’ | 16 mm
    Réalisation : Nicolas Stern

Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 81, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0081, accès libre)