Formes du pamphlet cinématographique

Panorama autour de Mai 68

Nicole Brenez

« Le Parti de la guerre à outrance, de la guerre pour la libération des peuples, a eu constamment raison.», Friedrich Engels, La révolution française : le prolétariat et la guerre de propagation révolutionnaire, Lettre du 4 décembre 1889.

In medias res : cinéma, factualité, théorie

En 1970, le groupe Medvedkine de Sochaux réalise un film destiné à commémorer la mort de deux ouvriers, Pierre Beylot et Henri Blanchet, assassinés par les brigades de CRS envoyées par les patrons de l’usine Peugeot le 11 juin 68. Le résultat s’intitule factuellement : Sochaux 11 juin 68. Dans ses Journées de juin 1848, Friedrich Engels décrit heure par heure et quartier par quartier les journées d’insurrection ouvrière à Paris entre le 23 et le 25 juin 1848 1. Dans les deux cas, il s’agit d’une esthétique du fait et d’une politique de l’incontestable, lorsque rapporter le plus simplement possible un acte ou un ensemble d’actions équivaut à établir une théorie de l’histoire.

Quels sont les faits ? La commutation immédiate de l’oppression ordinaire (le travail en usine) en répression féroce (« 150 blessés, 2 morts »). La lutte ouverte révèle la puissance de l’appareil industrialo-militaire et sous ses deux formes, latente (le travail) ou déclarée (la grève), le combat s’avère sans merci. Le militant italien d’extrême-gauche Oreste Sealzone bien plus tard le formulera parfaitement, « Qu’est-ce que la paix sociale, sinon une guerre à basse intensité ? ». En vingt minutes, Sochaux 11 juin 68 met au service de la description de ces deux formes de combat nombre des ressources stylistiques du cinéma : plan-séquence, montage court de photographies, cartons, images Super 8 en couleurs, musique percussive 2, banc-titres en noir et blanc, témoignages en gros plan, images noires finales, silence, multiplicité des registres de parole, du bavardage patronal au slogan mural et au témoignage documenté d’un ancien ouvrier devenu paysan (« en a 18 000 chez Peugeot qui font ça tous les jours, y en a 18 000, 18 000 »).

La diversité des ressources plastiques renouvelle chaque fois la même tentative : attester, rendre présent, établir le fait non comme simple information mais comme événement tenace. Que la mort des deux ouvriers à jamais discrédite cette légende que Mai 68 n’aurait pas été une insurrection violente ; que la description du travail en usine explique jusqu’où l’exploitation attaque les corps (Bruno Muel circonstanciera la description dans un autre chef d’œuvre, Avec le sang des autres, en 1974) ; et que ces deux faits, le crime d’État et l’attentat quotidien, soient montés ensemble, comme l’envers et l’avers d’une même situation politique supposée socialement acceptable et, de fait, humainement inadmissible. « Les ouvriers du 23 juin luttent pour leur existence, la révolution de Juin est la révolution du désespoir, les ouvriers savent qu’ils mènent une lutte à la vie et à la mort » (Engels 3). Envers : mort par balles, pied arraché, ventres matraqués, corps sanglants ; avers : bal des cars qui à 3 heures du matin mènent les ouvriers au lieu de la mutilation de leur existence, cœurs broyés d’angoisse, estomacs tordus, corps exsangues (« vous en avez l’estomac tout retourné, vous avez deux jours dans la semaine où vous mangez plus rien »).

Comme Engels, Bruno Muel établit, consigne, expose, met en rapport. Et comme Engels son article, il termine son film sur une évocation de ce que représente le drapeau rouge et sur un calme appel au combat. Sochaux 11 juin 68 sans le savoir peut-être commémore un anniversaire plus lointain : « Dans la nuit du 23 au 24, la Société des Droits de l’homme, qui avait été reconstituée le 11 juin, décida d’utiliser l’insurrection au profit du Drapeau rouge et, par conséquent, d’y participer. Elle a donc tenu une réunion, décidé les mesures nécessaires et nommé deux comités permanents » (Engels 4).

La vie ouvrière revient à choisir entre deux types de mort, à grand ou à petit feu. Alors, contre la logique criminelle qui engouffre les corps dans l’usine comme elle engloutit les morts dans l’histoire, Sochaux 11 juin 68 monte ses images de telle sorte que non seulement « Le refoulé politique » revienne au jour (l’usine-citadelle enfin pénétrée et montrée en plan-séquence, les bobines des charges de CRS retrouvées chez un chauffeur de taxi et soigneusement refilmées) mais aussi qu’à la présence la plus fugitive, un témoin, une ombre, le sourire d’un syndicaliste qui rit en écoutant le discours filandreux du patron, soit rendu l’hommage de sa particularité. Ici chaque gros plan de visage devient un tract en faveur de l’humanité : l’empreinte cinématographique devient, en tant que telle, combat.

Le pamphlet : définition, principes, questions

Qu’il relève de la fiction, du documentaire, de l’essai, du poème ou de la chanson, qu’il procède à un travail de rétrospection critique ou s’élève dans l’urgence de la contre-information immédiate, que sa véhémence se montre lyrique ou emportée, le pamphlet possède quelques caractéristiques essentielles :

  • il réfute d’autres images ;
  • il invente sa propre logique d’argumentation, de sorte qu’il apparaît comme un site essentiel pour éprouver les puissances de l’image ;
  • il cherche des moyens pour articuler représentation et action.

L’entreprise pamphlétaire par définition réfute toute règle, toute norme, que ce soit en termes de genre ou d’inscription dans le réel. En termes d’écriture, le pamphlet refuse la division qui a tant nui au cinéma d’avant-garde entre cinéma politique et cinéma de recherches plastiques, fondé sur une fallacieuse distinction entre forme et contenu. Herbert Marcuse écrivait : « Le potentiel politique de l’art réside seulement dans sa propre dimension esthétique. En ce sens, il se peut qu’il y ait plus de potentiel subversif dans la poésie de Baudelaire et de Rimbaud que dans les pièces didactiques de Brecht » 5. La forme du pamphlet lève l’hypothèque du renoncement : Brecht + Rimbaud, induction + déduction, esprit de finesse + esprit de géométrie, et on y ajoutera Éros + Massacre, Joie + Révolte, le refus de la soustraction mutilante produira en fait toujours une multiplication et le pamphlet invente les jouissances de la raison critique. Formidable accélérateur formel, le pamphlet déploie une protestation dans une forme hérétique. Il conteste l’organisation admise des phénomènes ; les catégories établies — par exemple : la distinction entre littérature et philosophie, entre philosophie et cinéma — ; les dispositions instituées du savoir : préjugé, croyance, opinion, science. Il considère le savoir (établi) du point de vue de la connaissance (processus). Le pamphlet visuel suppose donc d’inscrire le travail des images dans une perspective didactique qui considère le film comme une argumentation à vocation contestataire. D’où, de nombreuses possibilités et questions esthétiques : en quoi un complexe d’images et de sons fait-il argument ? Qu’argumente-t-il ? Comment ? Que remet-il en question, en mouvement ? Dans l’économie de la démonstration, quelles sont les parts respectives de l’image et du son ?

1 – Cinéma de contre-information : le compte-rendu et le rapport visuels

Préfigurée par l’expérience du collectif de contre-information News-reels aux États-Unis (au travail depuis 1966, initiée notamment par Robert Kramer) ou celle de Loin du Vietnam en France, contemporaine des Cinegiornali liberi de Cesare Zavattini en Italie, l’ère des Collectifs prend son essor à partir d’un événement, les États généraux du cinéma, ouverts le 19 mai 1968. Les États généraux réunissent jusqu’à 1500 personnes, professionnels ou non du cinéma, soucieuses de « faire politiquement des films politiques » et qui remettent en cause tous les aspects de la pratique cinématographique, production, réalisation, diffusion. Les États généraux servent de point de repère dans l’une des périodes les plus inventives formellement de l’histoire du cinéma : la propagation de ce que l’on pourrait appeler le Grand Style révolutionnaire, dont une composante essentielle est l’internationalisme. Inspiré des exemples soviétiques, des Frontier Films de Paul Strand et Leo Hurwitz, de Santiago Alvarez à Cuba ou de Fernando Solanas et Octavio Getino en Argentine, inspiré plus profondément encore par l’exemple héroïque du peuple vietnamien, un même style protestataire traverse les continents et irrigue les particularismes : les films de contre-information sont rédigés comme des tracts, avec témoignages vécus en guise de développement argumenté, graphisme constructiviste, usage du banc-titre, montage court, chansons populaires, iconographie de la lutte et urgence de l’ici et maintenant.

Chaque collectif adapte de tels stylèmes 6 à ses objectifs propres : investigation sur le terrain, pamphlet documenté ou démonstration théorique. Les Ciné-Tracts, par exemple, entreprise collective toujours à l’initiative de Chris Marker et qui associe de nombreux protagonistes de l’avant-garde française tels Jean-Luc Godard, Alain Resnais, Hélène Chatelain, Jacques Loiseleux et beaucoup d’autres, constituent une forme simple 7 du compte-rendu visuel. Chaque ciné-tract consiste à refilmer des photographies de Mai 68 et de l’actualité dans le monde en créant un bref collage visuel de trois minutes ; hormis l’un d’entre eux, tous sont muets et hormis le « n° 1968 » hors-série, tous sont en noir et blanc. Selon leur protocole, les ciné-tracts doivent « contester-proposer-choquer-informer-interroger-affirmer-convaincre-penser-crier-rire-dénoncer-cultiver » afin de « susciter la discussion et l’action » 8. Ce travail de Compte-rendu se transforme en Essai sous les mains de Jean-Luc Godard pour les Ciné-Tracts 7, 8, 9, 10, 12, 13, 14, 15, 16 (ainsi que 23 et 40). Les deux formes tombent évidemment sous la notion de « Rapport » : au sens militaire, Rapport visuel sur une situation de guerre sociale (les Ciné-Tracts de contre-information conformes au protocole markerien) ; au sens godardien contestant le caractère déjà donné du réel, du fait et de l’événement avant analyse et reconfiguration, investigation provocante sur les rapports entre les images, rapports entre les images et l’histoire, rapports entre le symbolique et le performatif, ce qui deviendra plus tard le titre de l’un des essais les plus systématiques, Le Rapport Darty (1989).

2 – La Pointe visuelle

Le ciné-tract hors-série numéroté « 1968 », fruit de la collaboration entre le peintre Gérard Fromanger et Jean-Luc Godard, constitue la version filmique d’une affiche créée par Fromanger dans le cadre des Ateliers Populaires de l’École des Beaux-Arts, d’où sortirent les emblèmes les plus célèbres de Mai 68 : le rouge du drapeau français déborde sur les deux autres couleurs jusqu’à tout envahir (depuis plusieurs années déjà, Gérard Fromanger travaillait sur les coulures rouges, qui constituèrent l’affiche de son exposition à la galerie Parti-Pris de Grenoble en juillet-août 1966). C’est aussi une « pointe » visuelle, une figure d’acuité, selon l’expression de Baltasar Gracian, jésuite espagnol aimé des Situationnistes. Et puis, c’est un prêté pour un rendu, une réponse somme toute courtoise et rieuse à d’autres peintres et cinéastes engagés, Pommereulle, Erro, Stämpfli : en 1967, ceux-ci venaient d’organiser une exposition intitulée « la Peinture en action » qui consistait, non pas à montrer des tableaux, mais à programmer des films de Fritz Lang, Eisenstein… et Godard. En 1969, Gérard Fromanger en réalise une version augmentée à la demande de Marin Karmitz, pour servir de bande-annonce au film Camarades, histoire d’un jeune ouvrier qui monte à Paris et y découvre les nécessités de la lutte révolutionnaire. Fromanger reprend le même motif de drapeau, y ajoute une bande-son enregistrée dans l’usine Renault de Boulogne-Billancourt et une série de sérigraphies qu’il commente ainsi : « Dix images de juste colère ouvrière devant la sauvagerie policière et dix images de drapeaux qui sur un mur crèvent ce mur comme au cinéma crève l’écran une image belle et dure » 9.

Les Ciné-tracts, la série Nouvelle Société, la série On vous parle de renouent avec les pratiques inventives de l’agit-prop, des Kino-Pravda de Vertov, des agit-films d’Alexandre Medvedkine ou des sketchs des Blouses Bleues, collectifs théâtraux soviétiques qui improvisaient sur l’actualité ; en ce sens, bondissante beauté de l’histoire des arts, les années 70 mettent à jour les années 20. De nombreux auteurs se fondent, au moins provisoirement, dans l’anonymat des collectifs ; d’autres naissent en tant qu’auteurs au sein des groupes : Tobias Engel, Nicole et Félix Le Garrec, Jean-Louis Le Tacon… D’autres inlassablement tournent, produisent, diffusent, assurent le lien entre les collectifs, les auteurs, les medias (photographie, cinéma, télévision, journaux) : Chris Marker et Roger Pic, exemplairement, que l’on peut voir remerciés sur la pancarte tenu par l’un des camarades de Holger Meins et de Harun Farocki manifestant contre la guerre du Vietnam au festival EXPRMNTL de Knokk le Zoute dès 1967. Quant à Philippe Garrel, il tourne, selon Godard, « Le plus beau film sur Mai 68 », en 35mm, pour l’instant perdu. Trois grandes tendances, non exclusives bien sûr, se dessinent : favoriser l’autonomie des protagonistes des luttes en les formant au maniement des instruments cinématographiques (Groupes Medvedkine, Front paysan…) ; travailler sur la description des conflits (Iskra, Cinéma Libre, l’UPCB, Cinélutte, les Cahiers de Mai, le Grain de Sable, Cinéma Politique…) ; inventer et enrichir les formes cinématographiques de questionnement et d’argumentation (Groupe Dziga Vertov, Groupe Cinéthique). Rarement le cinéma aura autant approfondi collectivement ses puissances descriptives et analytiques ; et les années 1967-1975 constituent l’une des rares périodes dont les historiens pourront établir l’histoire à partir de nombreuses sources audiovisuelles qui pour une fois n’auront dépendu d’aucun pouvoir, ni économique ni étatique.

3 – Cinéma d’intervention sociale : l’œuvre de René Vautier, un éventail formel

Au cours de son investigation sur la nécessité et la relativité des images, la recherche de René Vautier consiste à explorer les solutions formelles d’articulation entre document et argumentation visuels. Énumérons ses principales initiatives.

  • Le poème factographique (J’ai huit ans, 1961, co-réalisation Yann et Olga Le Masson, montage de dessins d’enfants algériens traumatisés par la guerre, Le Glas, 1970, poème sur des condamnées à mort en Afrique du Sud).
  • Le fabliau didactique (Les Ajoncs, les Trois Cousins, tous deux de 1970, sur l’immigration).
  • La fiction documentée (Avoir 20 ans dans les Aurès, 1971, La Folle de Toujane, co-réalisation Nicole Le Garrec, 1974, sur la guerre d’Algérie).
  • L’enquête à vocation méthodologique (Mourir pour des images, 1971, sur les liens qui unissent filmeurs et filmés).
  • L’allégorie pamphlétaire (Le Remords, 1974, charge satirique à haut pouvoir burlesque où René Vautier interprète lui-même un personnage de cinéaste qui résume la position de bon nombre de metteurs en scène français succombant à l’autocensure).
  • Le documentaire polémique (Transmission d’expérience ouvrière, 1973, sur l’organisation d’une grève, Quand les femmes ont pris la colère, co-r. Soizig Chappedelaine, 1977, sur une grève menée par des femmes, Marée noire et colère rouge, 1978, sur la désinformation gouvernementale, Hirochirac, 1995,).
  • Le témoignage pur : À propos de l’autre détail (1988) juxtapose une série d’entretiens avec les victimes algériennes torturées par le lieutenant Le Pen alors présidentiable et constitue une déposition à charge utilisée dans un procès.
  • Le document brut : un film sans titre, mais que l’on peut nommer Destruction des archives (1988), montre René Vautier marchant dans l’amas de ses films, de ses archives détruites et couvertes de pétrole par un commando à ce jour non-identifié. Filmé par Yann Le Masson, Destruction des archives, dans sa simplicité factuelle absolue, résume le destin réservé aujourd’hui au cinéma engagé : dispersé, détruit, en lambeaux dans les mémoires des générations pour lesquelles il voulait assurer un sort meilleur.
  • L’essai : Vous avez dit français ? (1985) trace une autre histoire de France, celle des vagues d’immigration successives qui ont constitué le supposé creuset national et questionne la notion d’identité collective. L’essai réflexif : on trouvera nombre d’instruments pour analyser l’œuvre de René Vautier lui-même dans Et le mot frère et le mot camarade (1995), qui décrit la fonction de l’écriture et plus particulièrement de la poésie dans l’histoire de la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale. Dialogues d’images en temps de guerre (travail en cours) argumente sur pièces la nécessité de réaliser et confronter les images au nom de toutes les parties en présence lors d’un conflit, que celui-ci soit local ou national — il s’agit donc évidemment d’abord d’une histoire de la censure politique, militaire et économique, alimentée par l’expérience de René Vautier en la matière.

Une telle entreprise constitue l’épine dorsale du cinéma conçu selon « La plénitude de sa responsabilité » 10. René Vautier a déployé le plus largement l’éventail des formes cinématographiques en matière d’investigation polémique.

4 – Logistiques du collectif : deux esthétiques de la polyphonie

L’œuvre de René Vautier et celle de Chris Marker, en dépit de leurs différences stylistiques, connaissent nombre de points de jonction. Issues de la même culture de Résistance, toutes deux dialectisent un cinéma de la factualité (réaliser concrètement l’image que l’histoire officielle n’autorise pas) et un cinéma de la méthodologie (réfléchir aux fonctions des images dans l’histoire). Engagement physique, esprit collectif (fonder les ciné-pops puis l’Unité Production Cinéma Bretagne pour Vautier, fonder Slon/Iskra pour Marker), origines politiques (le haut communisme de la lutte héroïque, qui renvoie à Gracchus Babeuf et Joseph Bara plus qu’à Lénine et Trotski), terrains communs (le colonialisme en Afrique, la classe ouvrière en France…), cinéphilies mitoyennes (Dziga Vertov, Eisenstein), stylismes de l’essai et de la contestation caractérisent ces deux cinéastes, qui partent du même principe formel : celui du « dialogue d’images », pour reprendre l’expression de René Vautier. Ils se trouvent ainsi à l’origine de deux des grands films polyphoniques de l’histoire du cinéma, traitant collectivement d’un problème collectif : pour Vautier, Peuple en marche (1961), sur la première année d’indépendance en Algérie ; pour Marker, Loin du Vietnam (1967), qui réunit 150 cinéastes et techniciens au service de la cause vietnamienne, parmi lesquels Resnais, Godard, Ivens, Varda, William Klein… Dans l’écart de conception entre ces deux films majeurs se révèle une première dissemblance entre les deux cinéastes : là où Vautier pratique la polyphonie fusionnelle (les séquences, filmées par des cinéastes et opérateurs différents, ne sont pas signées et raccordent entre elles, de même que Vautier donne ses plans, ses films, ses copies sans contrepartie à qui peut en avoir besoin), Marker préserve la polyphonie différentielle, chaque épisode reste signé et autonome. La 6e partie du monde de Dziga Vertov, matrice commune aux deux films (et au montage de Marker en général), engendre ainsi deux options formelles : la description plurielle (Vautier) ; la pluralité descriptive (Marker). Là où Vautier revendique la partialité engagée (prendre parti aux côtés de ceux qui n’ont pas droit à l’image), Marker cultive la subjectivité problématique. Point de vue, mémoire, fonctionnement général du psychisme, chaque film de Marker travaille sur la représentation de la conscience, la façon dont celle-ci associe ou délie les phénomènes, les organise en réseaux, en strates et en stases, en nœuds et en boucles. Si les premiers films de Marker sont construits comme des cartographies subjectives transformant les motifs en signes et les signes en signaux (Description d’un combat, Cuba si !, 1961), à partir de La Jetée (1962) les signaux deviennent symptômes, la description se complexifie et se problématisé de plus en plus, jusqu’à la structure hantée de Sans soleil (1982) où le film effectif se confond avec une pure hypothèse de film. Cependant, explorer le rôle de l’image dans les tours et détours de la pensée, les plis et replis de la mémoire, ne s’apparente pas à un subjectivisme : aussi intimement mélancolique ou utopiste qu’elle soit, chez Chris Marker l’histoire reste collective, et l’internationalisme mental qu’il a inventé nous donne avant tout des nouvelles des états successifs de l’universalisme au XXe siècle.

5 – La protestation réflexive

Plusieurs essais se consacrent à une analyse politique du cinéma lui-même : Quand on aime la vie, on va au cinéma du Groupe Cinéthique (1975), développe une analyse implacablement concrète des déterminations idéologiques qui président à la production massive des clichés : « Pas une seule image, pas un seul son, qui ne soit lié à la réalité d’un point de vue de classe ». Admirable apogée de l’essai didactique, Quand on aime la vie, on va au cinéma systématise les propositions lancées sur un mode pulsionnel et affectif par Michel Desrois dans sa Lettre à mon ami Pol Cèbe, en 1971, road-movie révolutionnaire. On y voit les techniciens Medvedkine (Michel Desrois, Antoine Bonfanti) réfléchir en toute liberté à leur pratique de cinéastes sur le trajet entre Paris et Lille où ils vont présenter Classe de lutte, dans une voiture-kamikaze lancée contre le mur de l’industrie pour pulvériser toutes les règles de bonne conduite. Le film refuse de s’adresser à ce nombre abstrait nommé « le public », qui signifie en réalité « le profit possible » et écrase sous son concept le peuple et la culture populaire. Contre l’inculture de masse et les films pour personne, Desrois adresse son film à un seul, Pol Cèbe, et multiplie les noms familiers sous forme d’allusions incompréhensibles pour qui ne ferait pas partie de la tribu Medvedkine : Yoyo, Zedet, Jo… Cette transgression du contrat tacite de compréhensibilité déchaîne la possibilité des autres, un cauchemar de producteur, un rêve de cinéaste : un film de pure fabrique, du constructivisme euphorique, jouant des entorses aux supposées règles du cinéma comme Schönberg de la gamme diatonique. Illisibilité, inaudibilité, coulisses, termes techniques, simulacre d’accident, sous-exposition, surexposition, tunnels narratifs, musique infantile récurrente et « putain les droits d’auteurs ». À cette grammaire plastique de la transgression systématique, Michel Desrois superpose le son des pensées rouges et fraternelles de celui que l’asservissement de ses frères ouvriers rend fou de chagrin et oblige à une révolte vitale.

Lors d’une table ronde à Hollywood, où il se trouvait en février 1968, avec pour interlocuteurs Samuel Fuller, King Vidor, Roger Corman et Peter Bogdanovich, Jean-Luc Godard avait eu cet échange :

— Le public : « M. Godard, préférez-vous réaliser un film ou produire un discours social ?

— J.-L. Godard : Je ne vois aucune différence entre les deux.

— Le public : Voulez-vous dire que vous essayez de changer le public ?

— J.-L. Godard : Eh bien, oui ! Nous essayons de changer le monde ». 11

Porté par l’énergie révolutionnaire qui enflamme les cinéastes partout dans le monde, avec son épisode « Caméra-œil » de Loin du Vietnam, avec Le Gai savoir, One+One (1968), puis avec les films du Groupe Dziga Vertov (British Sounds, Pravda, Vladimir et Rosa, Vent d’Est, Letter to Jane, réalisés entre 1968 et 1972), Godard met sans cesse le cinéma à l’épreuve de son efficacité historique, donc l’observe à l’aune de sa limite la plus manifeste. Quand René Vautier va arracher l’image au réel, au prix de blessures, condamnations, enfermements, grèves de la faim, quand Chris Marker parcourt le monde pour dégager et commenter les liens qui secrètement s’établissent d’un phénomène à un autre, Godard, lui, accueille les images déjà existantes pour en observer les rapports, les logiques et les limites. Tous les textes, les sons, les plans, les raccords chez lui sont citationnels et, si on les croit originaux, c’est simplement que l’on n’en a pas encore rencontré la référence. Mais le dispositif d’ensemble, alimenté par cette somptueuse plastique de la convocation, reste totalement original puisqu’il s’agit de la plus vaste entreprise de questionnement de l’image développée par le cinéma en termes cinématographiques. À défaut de changer le monde sur le terrain des luttes, Godard l’aura effectivement changé en luttant avec la notion même d’Histoire. Accomplissement formel d’une vie de réflexion sur l’image, les Histoire(s) du cinéma (1988-1998, prolongées en 2004 par les Moments choisis des Histoire(s) du cinéma) dialoguent face à face avec la notion même d’Histoire, à la manière de Hegel, Nietzsche ou Marx. Les rapports entre l’individu, l’image et l’histoire s’en trouvent entièrement reconfigurés, un peu comme le philosophe allemand Schelling avait refondu le concept d’histoire à la lumière d’une philosophie de la mythologie. Ce travail spéculatif s’accompagne d’interventions violentes sur le terrain, avec par exemple Le Rapport Darty (1989), aujourd’hui encore interdit de diffusion par la firme commanditaire, magistral essai sur le commerce ; Je vous salue, Sarajevo (1993), mise en accusation des institutions européennes face à la guerre en Yougoslavie ; ou les deux Prières pour Refuzniks (2004), lettres de soutien aux appelés israéliens refusant de servir dans les territoires occupés. Aussi critique soit-elle, l’œuvre de Godard manifeste une foi continuée dans les pouvoirs de l’image, elle travaille à l’investir de fonctions, de puissances, de questions. À lui seul, Godard a rempli le programme fixé par Pierre Restany aux artistes contemporains : « L’une des caractéristiques de l’avant-garde au XXe siècle est précisément celle-ci : l’autocritique du fait visuel, par ses inéluctables réactions en chaînes, a été déterminante dans tous les autres secteurs de la création. Les spécialistes du langage visuel ont une responsabilité capitale : ils conditionnent plus ou moins directement l’évolution et le renouveau de l’entière structure du langage contemporain » 12.

6 – Décoloniser le cinéma : hurlements visuels

Les entreprises de René Vautier, de Chris Marker, de Jean-Luc Godard ou des Collectifs, chacune à leur manière ont développé des formes critiques de façon méthodique. Il existe aussi des essais qui, pour rester isolés, n’en sont pas moins majeurs. Trois d’entre eux se dérobent aux logiques discursives occidentales et proposent d’autres rythmes, d’autres logiques, un autre régime d’imagination. Traversés d’une énergie anti-coloniale, ils ne se replient pas pour autant sur des modèles culturels identitaires (c’est la solution contemporaine, plutôt régressive), mais déploient une énergie totalement singulière, déduite des propriétés discontinues du cinéma. Vite, du plasticien Daniel Pommereulle (1970), élabore une danse d’exécration au cours de laquelle l’artiste traverse des mondes symboliquement opposés à l’Occident, le désert africain, le ciel, un lac, en cherchant les gestes, les vitesses, les enchaînements et les sensations qui n’auraient plus rien à voir avec un rationalisme : l’exorcisme, la répétition, le non-raccordement, l’accès à l’impossible (mettre la galaxie en accéléré). Si Rimbaud avait fait du cinéma en Abyssinie, il aurait tourné Vite. Deux films tout aussi uniques portent à leur apogée les recherches formelles polémiques propres à la radicalité des années 70 : Yaa Bôe (1975) de Dominique Avron et Jean-Bernard Brunet, joyeux petit pamphlet démontrant à la seule force de son invention plastique le caractère prédateur d’une puissante technique occidentale de conquête visuelle du monde, le dispositif cinématographique. Et Ali au pays des merveilles (1976), relève du séminal À propos de Nice de Jean Vigo où, à propos de l’immigration algérienne à Paris, Djouhra Abouda et Alain Bonnamy opposent aux dénis racistes l’éloquence brillante d’un conflit documenté, conflits entre les plans, conflits entre les sons, conflits entre les discours, déflagration générale dont la violence symbolique constitue une réponse proportionnée à la violence oppressive du réel.

7 – Le pamphlet biopolitique

Une autre voie protestataire engage les ressources de l’autobiographie. Il ne s’agit plus d’argumenter une vision critique du monde, mais de créer ici et maintenant un monde visionnaire, à partir d’un point de vue unique et singulier capable de refonder une communauté humaine, en phase avec les réflexions qui à l’époque refondent le concept de Sujet et les conceptions du Je et du Moi (Michel Foucault, Jacques Lacan, Gilles Deleuze, Félix Guattari). Avec Voyageur diurne (1966), Homéo (1967), Chromo Sud (1968), le franco-canadien Etienne O’Leary inaugure la flamboyante tradition des journaux filmés hédonistes et utopistes : son exemple inspire Pierre Clémenti (Visa de censure n° X, 1967, New Old, 1978), Alain Montesse (USS, 1970, les Situs heureux, 1970-76), Ahmet Kut (Pour faire un bon voyage prenons le train, 1973)… Tous utilisent la même technique, un tournage du quotidien au quotidien, en 16 mm ou en Super 8, un montage court en surimpressions multiples, souvent des couleurs saturées, des effets graphiques somptueux, toujours de la musique, parfois créée par le cinéaste lui-même (Pierre Clémenti jouait en direct lors de la projection de ses films). Deux œuvres cruciales constituent les deux bornes à la fois historiques et plastiques de cette forme : Visa de censure de Pierre Clémenti (1967) et Ixe de Lionel Soukaz (1980). Sur un versant intime, les deux cinéastes prennent en charge la même protestation collective contre la censure sociale et l’autocensure privée, tous deux exposent leur vie et leur corps jusque dans les moindres replis de son plaisir et de sa souffrance, tous deux selon la même plastique d’un collage généralisé en montage flash nappé de musique pop, tous deux avec le même « mot de désordre », Vivre, selon le titre du film de Kurosawa affiché par Lionel Soukaz sur les murs de sa chambre, un vivre compris au sens rimbaldien du dérèglement de tous les sens. Visa de censure et Ixe accomplissent pleinement les termes de la définition du cinéma comme « perpétuelle révolution romantique » établis par Jean Epstein : « ce ne fut que dans le cinéma que certains produits mentaux, non encore raisonnés ou non raisonnables, rencontrèrent enfin une technique d’expression [quasi] intégrale […], du cinéma extra-fluide, extra-mobile, aussi irrécupérable, irretraçable, que le mouvement du regard » 13. De sorte que, dans la différence de ton entre ces œuvres pourtant si proches, se résume de façon anthropologique le déroulement des années 70 : en 1967, la psychédélie euphorique de Pierre Clémenti intègre les images de mort, de luttes, d’exorcismes dans une énergie radieuse à haute densité mystique qui les absorbe et les transcende en chanson d’amour ; en 1980, chez Lionel Soukaz, en dépit de l’amour, de la beauté et du rire corrosif, un mouvement inéluctable emporte le protagoniste vers la mort, le plaisir y devient convulsion, le flash devient explosion atomique, le chant échantillonné devient ricanement sardonique. Ixe liquide les années 70 et annonce de façon prophétique les pandémies diverses (le SIDA mais pas seulement) qui intoxiquent déjà l’ensemble du vivant mais ne seront identifiées qu’à partir de 1985. Entre 1967 et 1980, le désir, moteur de libération, s’est cruellement mué en facteur à risques, il ne lui reste plus ensuite qu’à se voir réduit, au cours des décennies suivantes, en argument publicitaire. Parions qu’une telle confiscation du désir se lit à livre ouvert dans le journal filmé de Lionel Soukaz, entreprise fascinante en cours depuis 1991 et à ce jour inédite, intitulée Les 1001 heures, Journal/Annales.

8 – Readymade et readystroyed

La forme radicale de l’esthétique critique est bien sûr le readymade ; la seconde moitié du siècle voit proliférer les readymades filmiques (les films ou performances de Giovanni Martedi, de Nicolas Villodre…). Réalisée en 1968, Une œuvre, de Maurice Lemaître, s’est intitulée d’abord La Poubelle du labo puis l’Enfer du cinéma, on peut l’apercevoir sur quelques photogrammes du film. Mais opter pour un titre généraliste, même moins amusant, décolle le film de ses origines pratiques et en indique mieux les enjeux. Sur deux cartons, en fin de film, Maurice Lemaître décrit les principes de son travail : collage bout à bout de chutes de pellicule, dans l’ordre de leur récupération, avec décalage technique entre l’image et le son, ce qu’il appelle le « polyautomatisme ». Une œuvre opère la synthèse dynamique de quatre traditions emblématiques de l’art moderne : le collage ; l’esthétique du rebut ; le readymade ; la confiance accordée au hasard créateur plutôt qu’à la maîtrise. Ces quatre gestes artistiques, qui datent de la première décennie du XXe siècle et appartiennent essentiellement au dadaïsme, ont pour antagonisme commun une conception surmoïque de l’art. À sa manière, chacun de ces gestes affirme que l’art, 1°, n’est pas un ensemble de lois complexes voire inaccessibles au profane, donc que l’art, 2°, n’est pas un ailleurs de la vie, et que, 3°, il a pour but la libération des consciences et non pas la production d’objets à très haute valeur ajoutée. Comme Tristan Tzara, Marcel Duchamp ou Kurt Schwitters, Maurice Lemaître ne conçoit l’art que comme exercice critique, comme explosion vitale et comme acte inappropriable. Mais, à la différence de ses prédécesseurs écrivains ou plasticiens, Maurice Lemaître pose ses bombes dans le champ d’un art qui est surtout une industrie dont la fonction de calmant social, de propagandiste politique et d’inlassable représentant de commerce mondial s’exerce au quotidien sur nos imaginaires en tablant sur des techniques d’hypnose dont le caractère fruste ferait rougir de honte Robert Houdin ou Georges Méliès, magiciens authentiques. Alors il faut soulever plus de poids, l’exercice est bien plus difficile, monsieur, et cela explique peut-être pourquoi, comme l’écrit Lemaître dans un autre de ses films, « Le cinéma est l’art le plus en retard ».

Pourtant, à observer le film de plus près, peut-on parler de chutes montées simplement dans l’ordre de leur récupération lorsque la même séquence revient trois fois en boucle ? Peut-on parler de hasard lorsque les ressources plastiques propres à la cinématographie font à ce point l’objet d’une recension exhaustive ? (Négatif, positif, envers, endroit, haut, bas, noir et blanc, couleur, format, reformatage, plans, amorces, mires, China Girls, graffitis, plans figuratifs, plans abstraits, plans graphiques, monochromes, sans parler de toutes les formes de montage.) Peut-on parler d’automatisme lorsque le film finit, en tout classicisme, par un feu d’artifice en montage court ? Lorsqu’il intègre des fragments de films peints, ce qui ne doit pas se trouver souvent dans les poubelles de laboratoire industriel ? Lorsqu’il intègre des cartons sur la création musicale, et renvoie ainsi au genre historique auquel il s’affilie le plus, le « Quolibet », accumulation d’éléments musicaux disparates ? Lorsqu’il se trouve rempli d’allusions sophistiquées, par exemple « carte retournée » sur la bande-son, cartes à jouer plus loin sur la bande-image, ces cartes qui apparaissent parmi les premiers objets du réel que Braque et Picasso ont directement collées sur leurs toiles en 1912 ? Le geste artistique ici n’est pas suspect, mais il s’agit du hasard souverain par lequel le peintre Apelle, au IVe siècle av. J-C, jetant avec colère une éponge mouillée de couleurs sur son tableau parce qu’il n’arrivait pas à représenter l’écume d’un cheval, vit soudain que la trace ainsi produite donnait la parfaite ressemblance de la bave sanglante. La maîtrise de Lemaître n’a rien à voir avec la culture du contrôle, elle relève de cette souveraineté de l’aléatoire qui l’indexe directement et violemment sur la création du monde, le monde comme œuvre non pas d’un dieu mais œuvre de lui-même : « L’univers, un tas de gravats jetés au hasard », selon une traduction possible d’Héraclite. Une œuvre de Maurice Lemaître est ce traité, joyeux et profond, où le cinéma se voit enfin intégralement reporté à la liberté créatrice.

La fin des années 60 voit aussi apparaître la version dysphorique du readymade, le « readystroyed », si l’on peut avancer ce terme. À la différence du readymade duchampien qui, par la seule force de sa modeste présence, laisse tranquillement s’écrouler une logique institutionnelle (celle du Musée) sur ses fondements (la conception fétichiste de l’art), le readystroyed ajoute, à l’insolence de l’objet trouvé comme refus du faire, le refus du maintien même de l’objet. Avec Graphyty (1969), Jean-Pierre Bouyxou porte le readystroyed à son apogée jubilatoire : pendant un an il monte de façon aléatoire des plans trouvés, il les peint, les rature, leur adjoint en direct diverses bandes-son et grave sur le celluloïd une rafale de graffitis dessinés ou verbaux : femmes nues, phallus, « mort aux vaches », « film vomi », « film excréments », « merde »… « Ce film n’est pas dédié à la mémoire d’André Bazin ». « Nous voulions que nos films soient au cinéma ce que les graffitis de chiotte sont à la grande littérature », expliquera Bouyxou quarante ans plus tard. Simultanément, il assiste à la décomposition de son film au hasard des projections, les collures amateurs n’étant pas faites pour résister aux tractions des machines industrielles. D’une durée maximale de 45 minutes, le film aujourd’hui, destruction généralisée des formes, de la syntaxe, de tout idéal du moi comme de l’art et de lui-même, dure encore vingt minutes, vingt minutes de pure beauté infantile, convulsive et enragée.

9 – Une machine de guerre totale contre l’institution cinématographique : le Syncinéma

Cinquante-ans ans après Le Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou et Le Film a déjà commencé ? de Maurice Lemaître (1951), on constate ce phénomène exceptionnel et à l’aune duquel il faut écrire l’histoire des formes artistiques : un mouvement d’avant-garde aura duré un demi-siècle et dure encore aujourd’hui sans avoir jamais rien perdu de sa radicalité ni esthétique ni éthique (deux termes synonymes dans le cadre du Lettrisme). Comment est-ce possible ? En deux films, Isou et Lemaître ont établi les termes du programme esthétique qui gouverne consciemment ou non la vie artistique de la seconde moitié du siècle. Bien sûr, ils ne l’établissent pas ex nihilo : ils renouent, par-delà la Seconde Guerre mondiale, avec les inventions dadaïstes ; mais dans une autre perspective, puisque le Lettrisme frappe d’abord par son esprit de système, la globalité de son projet qui concerne l’ensemble des disciplines, des arts à la psychanalyse et de l’économie à la pédagogie.

Pour ce qui concerne le cinéma, en 1951 l’essentiel est posé. Inversion des valeurs plastiques : privilège de la réflexivité critique, privilège de l’inachevé, privilège de la destruction, donc plastique du discontinu, de la négativité, du détournement. Fusion asymptotique de l’art et de la vie grâce à la création, donc reprise en charge de tous les paramètres du dispositif (ce que l’on appellera très mal plus tard expanded cinema et que les Lettristes nomment le « syncinéma »). Quadrillage notionnel programmatique des inventions formelles grâce à un lexique approprié : cinéma discrépant, amplique, ciselant, supertemporel, infinitésimal, esthaïperiste 14… Après le Traité de bave, Isidore Isou délaisse à peu près le cinéma ; mais à partir de 1962, Maurice Lemaître reprend l’initiative dans ce champ, et les créations filmiques ne cesseront plus. Pour Maurice Lemaître, chaque œuvre filmique doit être simultanément une proposition plastique nouvelle (par exemple, sur les rapports entre image et son, ou entre image et corps, ou entre film et projection, etc…) ; une invention en matière esthétique (sur le statut de l’œuvre dans la vie) ; et une affirmation sur l’histoire de l’art (sa dimension dite « méca-esthétique »). Sur la base de cette triple exigence, les œuvres se multiplient : citons, parmi la quarantaine de films répertoriés et qui par définition ne recouvrent pas l’ensemble de l’œuvre cinématographique, Chantal D, Star (1968), le Soulèvement de la jeunesse (1969), la série des 6 Films infinitésimaux et supertemporels (1967-1975), 50 bons films (1977), la série hyperautobiographique Vies de M.B. et notamment l’épisode VI, Tunisie Tunisie (1985-1990), l’hommage à Erich Von Stroheim (1979), l’Ayant-Droit (1991)… Un jour hélas les films lettristes seront montrés sans leur protocole lettriste, c’est-à-dire sans leur articulation nécessaire au spectacle vivant, présence de l’auteur, participation des spectateurs, déplacement général du dispositif cinématographique. Selon le syncinéma en effet, chaque élément peut et doit s’animer : le traditionnel écran blanc est remplacé par un écran humain (Un soir au cinéma), par un écran en flammes (Montage, 1976), par des feuilles distribuées aux spectateurs… ; le spectateur doit devenir créateur, soit qu’il participe à la séance, soit qu’il fasse lui-même l’œuvre (cinéma supertemporel), soit qu’il se voit empêché de la faire (cinéma anti-supertemporel), et donc obligé de se libérer (cinéma anti-antisupertemporel) ; le cinéma sort de la salle, le film est projeté sur les façades, sur le ciel, partout ; le film quant à lui peut être projeté par intermittences, montré (dans sa boîte) mais pas projeté, réalisé au cours de la séance, il peut équivaloir à la somme des images que les spectateurs ont en tête, portent sur eux, se montrent capables de fabriquer sur place… ; la séance se transforme en happening, en tombola, en discussion critique, elle peut ne pas avoir lieu, elle peut avoir lieu n’importe où et n’importe quand, le film se peut être la rencontre du cinéaste et d’un spectateur dans la rue, ou le simple fait d’y penser… Avec les Lettristes (Isou, Lemaître, mais aussi Roland Sabatier et beaucoup d’autres), le cinéma devient une expansion infinie de possibles organisée dans une perspective pourtant simple : que l’art se confonde avec la vie, que l’art ne reste pas la propriété de quelques-uns mais participe à la libération de tous. Dans la grande tradition ouverte par Dada, le Lettrisme a opposé au culte de l’objet, donc de l’art comme funeste emblème du fétichisme (ressort de la plus-value, faut-il le rappeler), le culte de la création. Comme le formule Lemaître, il faut que « la révolution poétique » ne devienne pas « une révolution romanesque » 15.

10 – Le cinéma littéraire : forme classique de l’essai pamphlétaire

L’exigence créatrice et la virulence polémique des Lettristes les protègent contre toute récupération institutionnelle, leur véhémence s’est beaucoup exercée aussi contre les cinéastes qui, consciemment ou non, ont travaillé les mêmes formes qu’eux : la désynchronisation du son et de l’image (discrépance), la destruction plastique du photogramme (ciselure), la recherche graphique (hypergraphie), l’absence d’image, le détournement, le cinéma élargi… Tour à tour Jean-Luc Godard, Alain Resnais, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet et tant d’autres se sont entendus traiter « d’escrocs et plagiaires généralisés ». Mais la polémique la plus fratricide s’est déroulée entre les Lettristes et leur principale branche dissidente, celle des Situationnistes. Pour ce qui concerne le cinéma, l’œuvre de Guy Debord, d’abord très proche dans les années 50 de la plastique abstraite et déchirée de François Dufrêne, Gabriel Pomerand ou Gil Wolman à la recherche des formes ultimes de destruction esthétique, adopte un autre style dans les années 60 et 70 : Critique de la séparation (1961), la Société du spectacle (1973) ou In girum imus et consumimur igni (1978) représentent aujourd’hui la forme classique du pamphlet cinématographique. Pourquoi ? Pour trois raisons corollaires : le détournement visuel y actualise le dédain cinéphile envers le cinéma, dans la société du spectacle il n’est plus temps de faire des images ; la bande-son, presque entièrement occupée par la voix de l’auteur, ponctuée d’extraits musicaux tristes et beaux, ne rabat jamais rien de l’exigence spéculative propre à la théorie critique ; et l’ensemble réserve une place nouvelle à la manifestation du sentiment dans la réflexion. Là où les Lettristes cherchent toujours plus de radicalité artistique (« Toujours à l’avant-garde de l’avant-garde et au-delà », selon le titre de Lemaître) pour ouvrir à toujours plus d’inventions plastiques et conceptuelles, Debord approfondit une seule et même forme, l’essai pamphlétaire. Les films de Guy Debord résultent de la rencontre entre un montage lettriste simplifié et un texte d’Adorno qui aurait été traduit par La Rochefoucauld, la beauté qui en émane provient de la tension ainsi établie entre l’élégante ironie du collage visuel hétéroclite et le caractère apodictique du commentaire souverain, souligné par le calme parfait de la diction 16. Comme les Dadaïstes et les Lettristes, Debord conçoit son œuvre dans un après de l’art, c’est-à-dire en cherchant les formes grâce auxquelles l’art ne sera plus ni un symptôme de la division entre la vie et la création, ni un simple instrument de destruction de la société divisée. La solution pour Debord consiste à infléchir la théorie critique (« négation de la négation ») vers la méditation mélancolique. L’essai peut en effet devenir le lieu d’une affirmation subjective lorsque, dans le « monde faux » (Adorno), tout travaille à priver l’individu de lui-même et à ne lui enseigner que l’intelligence de son malheur. À ce titre, c’est chez Debord ou chez le Maurice Lemaître de Tunisie, Tunisie que l’on trouvera la seule réhabilitation formelle intégrale du sentiment : loin de tout pathos arbitraire, le sentiment enfin ne représente plus l’origine obscure d’une expressivité individuelle mais résulte logiquement d’une revendication de souveraineté spéculative, d’une dignité critique chèrement défendue.

Cinéma pamphlétaire et mutation disciplinaire

Comme toujours, on s’aperçoit rétrospectivement que le devenir d’une discipline s’est joué dans ce qui fut au présent vécu comme périphérique, si ce n’est ignoré comme extravagant. La proposition lettriste sur le syncinéma, qui consiste simplement à respecter la nature de dispositif hétérogène caractérisant le cinéma et à l’enrichir de multiples croisements disciplinaires, notamment avec le spectacle vivant, est aujourd’hui devenue une évidence institutionnelle. Dans les musées désormais on accroche les films comme des tableaux, dans les galeries, la vidéo pétrit les films comme un matériau naturel, dans les films eux-mêmes les supports argentiques et numériques, les formats (Super 8, 16 mm, 35 mm…) et les textures s’empilent comme autant de couches et de sous-couches produisant de nouvelles textures, de nouvelles plasticités. Certains films magistraux appartiennent autant à l’histoire de la vidéo qu’à celle du cinéma : Sombre (Philippe Grandrieux, 1998), Ile de beauté et Gold (Ange Leccia et Dominique Gonzalez-Foerster, 1996 et 2000), Il n’y a rien de plus inutile qu’un organe (Augustin Gimel, 1999), les Histoire(s) du Cinéma et la fin de Éloge de l’amour (Godard, 2001)… Les tournages deviennent des expositions (ainsi Philippe Jacq en 2001 invite-t-il les visiteurs du Frac des Pays de Loire à regarder le plateau de son film Ophélie et Marat), le film se prête à des versions installées comme à des versions projetées (Chantal Akerman, D’Est, 1995), une entreprise de renouvellement formel du cinéma se parachève en dispositif d’esquisse totale (l’exposition Voyages en utopie, Jean-Luc Godard 1946-2006)… L’articulation entre formes littéraires (poétiques, philosophiques) et travail filmique qu’introduit le pamphlet au cinéma alimente le champ désormais bien identifié qu’est devenu l’essai filmique qui, dans le prolongement des pionniers des années dix et vingt (la coopérative du Cinéma du Peuple, Alberto Cavalcanti, Rien que les heures, 1926, Dziga Vertov) et du bouillonnement des années soixante, voit émerger de nouvelles pièces majeures, tel Le Profit et rien d’autre ! ou Réflexions abusives sur la lutte des classes de Raoul Peck (2001), essai mélancolique sur la mondialisation et le rôle concret du cinéma dans l’histoire de l’injustice. Au tournant du millénaire, le cinéma, en perpétuelle exportation de lui-même, est devenu un échangeur disciplinaire, il a envahi les autres arts et accueille toutes les greffes plastiques. Avec le cinéma en effet, le support ne fait pas loi : des chronophotographies d’Étienne-Jules Marey aux installations multi-média de Chris Marker (en particulier Silent Movie, 1995), le cinématographique ne se subordonne pas plus à la projection qu’au celluloïd mais à l’art d’organiser ou de désorganiser des composantes, au montage donc, pris en son sens le plus ample. D’art impur, le cinéma est-il devenu dissolu ? S’agit-il d’un âge de platine répondant à l’âge d’or de ces années 20 qui se terminèrent par le Bal Blanc animé par Man Ray projetant des films de Méliès coloriés sur les danseurs transformés en écrans mobiles, maquette de nos fêtes d’images ? S’agit-il d’un feu d’artifice final avant la dévoration de l’argentique par le numérique ? En plus d’une iconographie industrielle, le cinéma léguera-t-il à l’imaginaire collectif quelque chose de sa richesse logistique et de sa puissance de feu spéculative et polémique ?

Marcel pour mémoire. La fiction comme onde de choc

Seul, loin de Paris, débordant de créativité comme toujours, Marcel Hanoun réalise en juin 1968 l’un de ses plus beaux films : L’Été, qui transforme la vibration des cris et les coups de matraque en raccords dissonants et en chuchotements fulgurants d’amour.


  1. Friedrich Engels, Les Journées de juin 1848 (1848), in Karl Marx, Les luttes de classe en France (1848-1850) (1850), Paris, Éditions sociales, 1974.
  2. Sous réserve de vérification, le morceau de percussions monté sur les images Super-8 en couleurs de la répression policière filmée par un chauffeur de taxi provient de la bande-son de Angela : Portrait of a Revolutionary de Yolande du Luart, film monté par Jacqueline Meppiel, organisatrice de la commission Production des États généraux du cinéma, monteuse de nombreux films militants (notamment pour Chris Marker), et co-auteur avec Armand Mattelart de l’essai polémique La Spirale (1976).
  3. Id, p. 174. Souligné par l’auteur.
  4. Id, p. 178. Nous soulignons.
  5. Herbert Marcuse, La Dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste, 1977, tr. D. Coste, Seuil, 1979, p. 9.
  6. Sur le modèle de phonème, le stylème est une abstraction sensée représenter une corrélation fonctionnelle possible entre des éléments du langage, une combinaison de stylèmes serait censée définir un style. (NDLR)
  7. Au sens d’André Jolles, Formes simples (1930), tr. A. M. Buguet, Seuil, 1972.
  8. Mode d’emploi distribué à l’époque, anonyme et sans date.
  9. Cité par Laurent Danet in L’Art du mouvement, Jean-Michel Bouhours (éd.), Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 167.
  10. Ainsi qu’il est dit du personnage sublime du « terroriste » en lutte contre le nazisme dans le film éponyme de Gianfranco De Bosio (1963).
  11. Table ronde reproduite in Cinéma/Politique, Bruxelles, Labor, 2005, p. 32.
  12. Pierre Cabane et Pierre Restany, L’Avant-Garde au XXe siècle, Paris, Balland, 1969, p. 10.
  13. Jean Epstein, « Alcool et cinéma » (sd), in Écrits sur le cinéma, vol. 2, Paris, Seghers, 1975, p. 257.
  14. On pourra trouver des définitions de ces termes in Maurice Lemaître, Cinéma, Cinéma, Paris, Centre de Créativité, 1979.
  15. Anarchie et cinéma, entretien avec Maurice Lemaître par Isabelle Marinone, mars 2002 (inédit).
  16. L’autre cinéaste situationniste, René Viénet, procède à l’inverse, il garde la continuité d’un film matrice et fait varier la bande-son : La Dialectique peut-elle casser des briques ?, 1972, Les Filles de Ka-ma-ré, 1974.

Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 111, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0111, accès libre)