Note sur Fils de Lip

David Faroult

« Il fallait sans doute le temps passé, une position privilégiée dans l’arbre généalogique de la lutte, et un tempérament exceptionnel de cinéaste, mais le fait est là : voici le film le plus vivant, le plus juste et le plus nécessaire sur la saga des Lip. Et dont les réflexions qu’il va provoquer devraient s’étendre bien au-delà d’une seule histoire et d’une seule époque. », Chris Marker

Thomas Faverjon est chef opérateur image et réalisateur de cinéma. Ses travaux, tel son court-métrage Mon ventre, sensibles et avant-gardistes, témoignent d’une quête pour trouver, dans des formes cinématographique singulières, la résolution de souffrances intimes et subjectives d’un être qui vit en société. Le poids d’avoir à se présenter aux autres, pour un sujet qui souffre, crée une tension entre le subjectif et le social à laquelle Thomas Faverjon cherche, et trouve, une forme cinématographique inédite qui en propose un mode de résolution.

Le titre, Fils de Lip, en même temps qu’il désigne la place subjective délicate qui conduit Thomas Faverjon à enquêter pour élucider les causes d’un tabou familial, les termes du titre opèrent allusivement, inconsciemment peut-être. Fils de Lip, peut évoquer l’insulte, « fils de… » et nous conduire dans les méandres d’une chaîne d’associations d’idées peut-être pertinentes, finalement. Après 68, Lip aura peut-être été la « pute » des gauchistes, incarnant plus d’espoir qu’une usine ne peut en contenir, dépositaire d’une survivance des années rouges à l’heure du début de leur déclin. Restée dans les mémoires comme une grande lutte emblématique, Thomas Faverjon nous en révèle la partie devenue taboue : pourquoi Lip fut surtout une grande défaite, la répétition générale de la trahison réformiste qui culminera dans les années Mitterrand, bradant les espoirs d’une génération ou deux au profit d’un cynique réalisme économique.

Lip : la « pute » des gauchistes ? abandonnée aux « socialo-traîtres » ?

Sans doute, mais Thomas Faverjon ne dit ni n’assène rien de tout cela. Selon une impérieuse nécessité pour (re ?)trouver enfin sa place dans sa famille, il lui faut élucider les causes de l’amertume, du silence qui pèsent sur cette lutte dont, à l’extérieur, on ne lui renvoie qu’une évidente fierté à devoir être relié.

En effet, la leçon que Thomas Faverjon est contraint de découvrir, au terme de son étude sur ses propres racines, c’est que la fin du conflit Lip, en 1979, fut l’abandon imposé par les réformistes (Piaget, CFDT, PSU, PS) de l’unité dans la lutte contre tous les licenciements qui avait prévalu depuis le début du conflit de 1973. En privilégiant la légalisation de la coopérative sur l’unité du collectif ouvrier, en se soumettant à l’injonction étatique du respect du droit plutôt qu’à la nécessité de mettre la solidarité au-dessus de tout, la direction réformiste de la lutte a trahi l’esprit de six ans de luttes, les espoirs des ouvriers, les espoirs aussi de tous ceux qui regardaient Lip comme un modèle et un symbole.

Mais cette leçon politique si éclairante, surtout pour nous après les années Mitterrand, après les années Jospin, pour nous qui peinons à comprendre comment les espoirs de 68 ont pu être si facilement déçus, oubliés, piétinés, méprisés, raillés, cette leçon, donc, Thomas Faverjon ne l’a pas cherchée. Il l’a trouvée parce qu’un parcours nécessaire l’y contraignait. Son film relate ce parcours.

En définitive, Fils de Lip se révèle articuler plusieurs enjeux complexes, dans une articulation politique et formelle exemplaire : il révèle l’histoire de Lip dans l’après-68, célèbre, mais dont la part d’ombre avait toujours été tue ; il mène une recherche nécessaire pour trouver enfin sa place dans sa propre famille ; il nous donne une leçon politique sur les conséquences du réformisme qui menacent les luttes contre les licenciements. Finalement, à la recherche de son propre héritage et ne le trouvant pas, il le fabrique à travers ce film, comme s’il devait ainsi le confier à ses parents pour qu’ils puissent, enfin, le lui léguer. N’est-ce pas là le sort réservé aux fils d’ouvriers que de devoir renoncer à tout héritage à moins de se le construire soi-même ?

On pense au Derrida de Spectres de Marx, qui attirait si fort notre attention sur le nouage de la dette et de l’héritage pour reconstruire nos subjectivités politiques insoumises d’aujourd’hui et de demain 1. Thomas Faverjon, loin des débats théoriques et philosophiques, engage pratiquement le travail sur ce terrain et en commençant par le plus difficile, c’est-à-dire par lui-même, ce qui donne aussi à son film la portée d’un acte (quasi ?) psychanalytique. C’est là sans doute le mérite le plus rare, le plus nécessaire, le plus complexe et le plus puissant de sa démarche : en toute innocence, en toute candeur, Thomas Faverjon nous instruit singulièrement sur l’entrelacement du politique et du subjectif. Sa quête douloureuse d’un héritage filial rencontrait la politique dès lors qu’il put mesurer ce que signifiait d’être « fils de Lip ». Mais pour comprendre le silence qui entourait la transmission de cet héritage, ou alors le refus de cette transmission, il lui a fallu faire œuvre d’historien à proprement parler, pour rassembler les éléments, analyser les faits, tirer les leçons qui conduisaient à ce silence. Il fallait mesurer la violence de ce qui fut la conclusion réformiste de cette lutte : des ouvriers, en lutte depuis plusieurs années contre les licenciements, se résignant par un vote majoritaire au licenciement de certains d’entre eux. Puis, trouvant la perle rare, le texte du « groupe C », les licenciés, les trahis, les exclus, les licenciés de Lip dont sa mère faisait partie, il a pu enfin le lui lire, lui offrir la réparation symbolique nécessaire de ses efforts et espoirs brisés, et rompre, enfin, le silence.

Le film de Thomas Faverjon, à travers des visages et des êtres singuliers, tous filmés avec une immense tendresse et une très grande douceur, nous montre comment la lutte s’occupe de nous. Il nous montre les leçons que nous devons retenir pour nous occuper d’elle quand il est encore temps, si on ne veut pas que, sans fin, se répète le scénario de la trahison de nos espoirs et de nos luttes par les sociaux-démocrates.

En définitive, inéluctablement, malgré lui peut-être, le film de Thomas Faverjon est un nécessaire film de lutte. Pas de ceux où l’on agite le drapeau rouge pour continuer d’y croire encore, le temps d’une projection de plus. Fils de Lip est le film de lutte qu’on attendait, qui, sans complaisance, mène la lutte, aussi, en son sein.


  1. DVD disponible auprès de TS Productions, 73 rue Notre Dame des Champs, 75006 Paris
  2. « … aucune politique, révolutionnaire ou non, ne paraît possible et pensable et juste, qui ne reconnaisse à son principe le respect pour ces autres qui ne sont plus ou pour ces autres qui ne sont pas encore là, présentement vivants, qu’ils soient déjà morts ou qu’ils ne soient pas encore nés. », Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, Paris, 1993, p. 15.

  • Fils de Lip
    2007 | 51’
    Réalisation : Thomas Faverjon
    Production : Anthony Doncque pour TS productions
    Image : Gertrude Baillot, Thomas Faverjon
    Son : Emmanuelle Yillard, Claire-Anne Largeron
    Montage : Florence Jacquet

Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 233, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0233, accès libre)