Les territoires du sonore

Séminaire de Lussas 2006

Daniel Deshays

L’ensemble de ce séminaire de deux journées et demie qui vous est restitué ici a été construit chaque jour au fil de la pensée. Ceci en constitue la retranscription corrigée de l’enregistrement vidéo ; certaines parties sont manquantes, notamment les nombreux commentaires fournis durant les projections qui n’ont pas été enregistrés en raison de l’interdiction de filmer les œuvres.

Forcer l’écoute.

Des sons du cinéma et du documentaire en particulier.

I – Fondamentaux comme préliminaires

En traversant une quarantaine d’extraits, nous allons visiter la “matière sonore” filmique pour y observer les modalités d’ancrage et de circulation des sons. Nous allons démonter les différents états de mise en scène du sonore cinématographique, pour en distinguer séparément les trois couches constitutives :

  • les ambiances et les sons.
  • les voix.
  • la musique.

Dans chacun de ces trois domaines, j’ai choisi de présenter des exemples qui permettent d’observer des états sonores simples qui cependant présentent des qualités singulières. Nous allons considérer les raisons de telles singularités.

Tout d’abord il faut commencer par dire, abusant du langage, que le problème du son est son “invisibilité”. En effet, tout s’oppose à son discernement : on ne se rend jamais compte de son existence. On sort de la projection d’un film comme s’il n’y avait pas eu de son, sans comprendre que tout ce qui nous a affecté, ce qui a “pris” notre corps, lui revient. Serait-ce parce qu’à l’âge adulte, toute perception sonore, comme toute perception tactile ou gustative, s’effectue seulement dans un arc réflexe, sans avoir besoin de le réinscrire en mémoire profonde, où tout est déjà présent, gravé depuis notre plus jeune âge ? Plus encore, le sonore –objet fugitif– ne nous permet pas de bénéficier du temps d’analyse liée à une durée de contact, comme c’est le cas pour l’image.

Il va donc falloir, durant ces journées de séminaire, accepter cet état de fait et forcer l’inscription dans la mémoire, à chaque instant. Pour cela je n’hésiterai pas à désigner toutes les occurrences sonores durant les projections, en signalant à quel endroit et comment elles fonctionnent et cela, séparément pour chaque territoire. C’est pourquoi je parle de forcer l’écoute.

J’ai appelé ce séminaire “Les Territoires du sonore” car, en effet, le cinéma est constitué de territoires, qui sont autant de mondes distincts et séparés, dont certains sont pré-construits sur le papier, dans une écriture préalable : ce sont les dialogues et la musique.

Si nous considérons, par exemple, le premier niveau d’écriture du sonore, la prise de son de la musique, celle des dialogues ou celle des sons, nous pouvons constater que ces trois territoires relèvent d’écritures fondamentalement différentes. Pour exemple : la mise en espace perspectiviste de la prise de son musicale d’une musique de film n’a rien à voir avec les codes de représentation (découpage de l’espace) de la prise de son et de la prise de vue cinématographiques. Hormis quelques exceptions (enregistrement d’une musique qui est filmée), la musique est enregistrée comme elle le serait pour une édition discographique : les micros fixes font face à un dispositif orchestral donné. Au contraire, au cinéma, la perche qui se déplace révèle l’espace dans une grande diversité de points de vue faisant varier les valeurs de plans.

Ces territoires du cinéma et de la musique demeurent distincts et autonomes.

S’il existe des croisements des méthodologies de prise de son et notamment de mise en espace, elles s’opposent cependant par leur simple appartenance à des territoires éditoriaux différents : les territoires du sonore.

En un mot, la prise de son de la musique de film répond aux règles et aux normes de l’édition discographique qui n’ont rien à voir avec celles de l’édition cinématographique. Ces territoires rassemblés dans l’espace sonore filmique ne se fondent jamais et demeurent côte à côte. Cela n’est pas sans engendrer des conséquences quant à la normalisation des formes et leur rigidité, et cela freine mutuellement leurs évolutions.

Nous allons tenter de faire surgir, par des extraits sélectionnés, les variants propres à chaque territoire : autant d’outils qui permettront peut-être, de mettre à jour des moyens d’acquérir plus de liberté dans l’écriture sonore cinématographique.

De fait, ce séminaire aurait un double objectif, dans la modestie qu’il convient de lui conserver : il nous donnerait l’occasion de faire apparaître des outils nouveaux, tant pour penser le son que pour le pratiquer. Pour y parvenir, on ne doit pas se placer à l’écart des pratiques, au contraire, le son ne peut se penser qu’à partir de celles-ci : depuis les pratiques et même dans les pratiques. Penser le son hors des pratiques peut avoir lieu assurément, mais c’est là considérer un objet au passé, dans une analyse de faits qui ne se situe ni dans le phénomène, ni dans la problématique prospective d’un “comment faire ?”. La prise de son se construit au présent. Le son, qui n’a pas d’état arrêté, nous oblige de le penser au présent, dans les instants de son élaboration. On doit donc apprendre à le penser dans son éphémère passage, avec les variables que les pratiques nous suggèrent — et là, pratique ne signifie pas pratique technologique, mais pratique d’écriture de la matière sonore.

1 — Comment faire avec le son ?

L’image enregistrée permet l’arrêt sur photogramme, nous laissant le temps observer l’état des choses qu’elle rassemble. Là, sont présents à la vue des objets fixes et d’autres mouvants. Le son, lui, ne concerne que le mouvant. Lorsqu’on fabrique une image, on peut s’arrêter, on en a le temps, pour régler la lumière ou pour disposer des objets dans l’espace. Si les nuages ne sont pas là, on les attend ou bien s’ils sont là, on peut les laisser passer si nécessaire. Au son, et particulièrement dans le cinéma documentaire, ce qui arrive est déjà reparti… Comme pour l’écoute, le son est intenable et imprévisible. Cet objet qui coexiste avec l’image, dans le même instant, impose des pratiques spécifiques, dans un discernement extrême ; le son est fragile.

Vient aussitôt la question : comment le réalisateur peut-il se partager entre ces deux mondes avec lesquels il doit construire, chacun imposant ses exigences, ses contraintes de pensée. S’il faut déléguer, que peut-il déléguer ? On sait bien que ce que l’on délègue d’abord est la technique. Ce qu’il faut tout de suite désigner c’est que ce qui est toujours supposé derrière ce terme relèverait d’un absolu. Mais la mise en œuvre de la technique n’est relative qu’à l’objet considéré. C’est par elle que se met en œuvre une forme. De quelle forme parle-t-on alors ? Technique de quelle écriture ? Il se trouve à cet endroit une évidence supposée (“ben la technique quoi… !”), qui indique bien que le son ne serait pas sensé entrer dans l’espace de création. C’est-à-dire que si sa forme est indubitable, le son relèverait alors d’une technique absolue et induite. Il n’y aurait à l’endroit du son aucun variant majeur, aucun levier agissant sur la forme globale de l’œuvre ! On fait donc “le son” qui sied à l’effet de réel supposé devoir exister au regard de l’image.

Assurément, le cinéma est arrivé à un niveau d’exigences techniques telles qu’on ne peut plus se permettre d’y associer un à peu près sonore. Encore faudrait-il mettre l’hyper réalisation sonore au relatif de l’objet auquel on la voue.

Par ailleurs, faire le son d’un film, c’est perpétuellement spéculer sur ce que l’objet va devenir dans la longue chaîne de sa transformation qui le conduit depuis la prise jusqu’au mixage, dans un passage de main en main, sous-encadré par la réalisation. Et cela dès le début, où rien n’est su au préalable, mais aussi, où rien ne peut être imaginé du résultat final…

Rien à voir avec l’image prise : qui, conservée ou rejetée, reste dans une alternative qui se tient hors de la question d’une quelconque transformation ultérieure. Tout son peut être transformé… Tout son va, à coup sûr, être transformé. En conséquence, comment penser au préalable un objet qui va se transformer, se trouver décliné tout au long de la construction d’un film ?

Il faut déplorer le peu de préparation du son qui pourrait peut-être pré-orienter une forme, la déterminer face au sujet du film et aux données de départ : tant dans le contenu, que dans le choix des lieux de tournage. Il est devenu normal d’énormément préparer l’image, tant pour son contenu, sa qualité, que pour l’état visuel du décor –je pense au cinéma de fiction (c’est moins le cas pour le documentaire). Au son, choisir un lieu pour le son qui doit y avoir lieu ou préparer ne serait-ce que l’acoustique d’un espace ou d’un décor, ne se produit pour ainsi dire jamais. Or c’est bien dans ce lieu que parleront les acteurs, dans son acoustique ou sur son bruit de fond. Plus que choisir une acoustique pour le confort d’écoute, il serait nécessaire de désigner la nature ambiante de l’espace social qui va être révélé par la prise de son.

2 — Écoute

Nous devons penser ce parcours en amont de la spécificité cinématographique, dans la dimension première du sonore, à l’endroit qui nous place entre le réel et l’enregistré, et qui constitue leur dénominateur commun : l’écoute.

Qu’est-ce que prendre le sonore d’un espace ? Quel sonore ? Perçu dans quel état ? Est-il lointain, veut-on saisir le sédiment, le fond ou bien les objets discursifs, la voix, la musique, le son des objets présents dans le jeu ? A chaque fois, se pose la question du point de vue. Que choisit-on de désigner ? Où situer le, ou les, points d’écoute liés à un déplacement ?

Ce choix ne s’établit pas dans l’absolu, nous sommes au cinéma, il est donc corrélé à une image et à des actions qui y ont lieu. Et c’est justement dans cet espace, entre ce qui est vu et ce qui est entendu –dans cet intervalle– que toute la question sonore se joue. C’est à cet endroit que je souhaiterais que l’on soit attentif durant ces journées. Que choisit-on de faire entendre dans cet espace mis sous la vue ? Ou plus profondément pour l’auditeur, quelle mémoire sonore va-t-on associer à ces images, puisque tous les sons écoutés renvoient à la mémoire de chacun. Mémoire incertaine, mais mémoire sensible tenue dans ce déficit de présence, dans cette virtualité qui s’oppose au tangible d’une image bien là, projetée devant nous.

La première donnée à laquelle nous sommes confrontés est celle-ci : les outils que l’on emploie pour faire du son ne restituent pas une représentation spatiale du sonore qui corresponde à celle de l’image. Il y a, entre les deux, un écart énorme de représentation. Nous devons essayer de comprendre en quoi ils sont différents, mais aussi en quoi ils se complètent, ils se disputent, se discutent et se relativisent, car c’est à partir de cette donnée que nous devons penser toute reconstruction sonore de l’image.

L’autre donnée est que l’outil de captation, le micro, ne nous restitue pas ce que l’on entend en direct, mais un nombre infiniment plus important de données sonores que nous n’écoutons pas d’ordinaire, qu’au contraire nous écartons en permanence dans notre sélection auditive naturelle et qui sont par lui rassemblés.

En conséquence, disons immédiatement que s’il faut faire un travail avec ce sonore au cinéma, ce n’est pas de donner plus de sons, au contraire, mais peut-être une plus juste place, une importance plus distinctive c’est-à-dire une place mieux choisie, mieux adaptée.

Si bon nombre de possibilités apparaissent pêle-mêle, une forme sonore peut être spécifique d’un contenu : on peut décider pour un sujet donné de faire un son dans une propreté clinique ou au contraire un son sale.

Je peux vous donner un exemple issu de la musique : je me souviens dans les années 60, quand je découvris la free musique, je me mis à écouter Albert Ayler et ce que j’entendais d’Albert Ayler, c’était une prise de son monophonique enregistrée dans un espace non gratifiant (Spiritual Unity), et pour moi, c’était le son d’Albert Ayler. Ainsi, je ne pouvais pas dissocier le son de l’instrument, ni le jeu lyrique de son interprétation, du son sale de l’espace réverbérant dans lequel il jouait, cette acoustique répondait très bien à la musique de révolte exprimée. Plus tard, Albert Ayler a enregistré pour Impulse, dans de bons studios, et ce que j’entendais alors ne répondait plus à la nature marginale que portait son premier son. Ce qui était édité ensuite était devenu plus policé : une autre musique était mise en œuvre dans une forme nouvelle qui détonait d’autant plus qu’elle ne lui convenait pas… Je vous présenterai un extrait de : Le Fond de l’air est rouge de Chris. Marker et vous vous apercevrez de l’importance, pour certaines scènes, de la sous qualité sonore amenée par les diverses médiations des voix (radio, mégaphone, cassette…), non pas parce que cela draine du sens mais parce que cela active de la sensation.

Il y a là quelque chose qui se joue dans la mise en scène du son. Cette mise en scène n’est guère aperçue.

Les productions ne pensent d’ailleurs du son que leurs formes discursives dans le temps de leur construction sur le papier : ce sont la continuité dialoguée, et la partition musicale, c’est-à-dire ce qui en fait ne relève pas du sonore mais de l’écrit, un écrit déjà déposé sur un autre support, un autre médium, le papier. On construit à plat ce qui va être élevé dans l’espace à l’endroit où se trouve pourtant autre chose qui se nomme l’oralité. Ce que l’on souhaite en fait déposer là n’est pas le son mais le sens, et la question sonore n’est évidemment pas envisagée dans le passage par le papier. Dans l’écrit, le sonore est toujours évacué : réduit aux signes de ponctuation et aux accents.

Paradoxalement, ce qui peut servir le documentaire, c’est le fait qu’il laisse moins de place à la préparation, ou qu’il lui donne une autre fonction, le documentaire impose de penser sa pratique globalement et d’accepter les aléas du réel. On va d’ailleurs pouvoir constater, à travers les extraits que je vais vous présenter, qu’il y a eu beaucoup de tentatives différentes de mise en œuvre du son, qu’elles aient fait école ou pas. Il y a d’extraordinaires écoles de son qui se sont closes. Je pense à Jacques Tati par exemple — personne n’a repris ce qu’il nous a enseigné. Si par hasard on le reprenait, on dirait que c’est faire du Tati, tant le nombre d’expériences singulières sont rares et, de fait, apparaissent surdéterminées. Il y a pourtant là quelque chose d’extrêmement construit et puissant, comme écriture sonore : il avait compris ce qu’était l’évacuation de l’excès, l’évacuation du trop-plein amenée par la prise de son directe, le choix et la désignation. Il a pensé les conditions de la reconstruction, bien que ce ne soit pas un homme dont la pensée se formulait théoriquement. Il l’a pensé par, et dans sa pratique. Il a su faire voir par le son, et pour faire voir différemment, ce qui, à mon sens, est un des plus hauts niveaux de l’emploi du son dans le cinéma. Au lieu de mettre des sons partout, comme c’est le cas dans les pratiques dominantes actuelles, il a rejeté les sons directs, ou plutôt il ne les a pas pris, et il n’en a placé que là où il voulait désigner la chose, là où il voulait la montrer et dans la spécificité d’une représentation choisie. À la suite d’un plan général, dans lequel apparaît au loin Mr Arpel buvant son café (Mon Oncle), il n’enchaînait pas avec un plan de détail sur la petite cuillère qui tourne le café, mais il choisissait de nous en faire entendre uniquement le gros plan sonore conservant le plan d’ensemble. Alors qu’autour les arbres sont agités par le vent, il ne place aucun son de vent, aucun sédiment, ambiance ou fond d’air… Il y a juste “la tasse de café”… Et “la tasse de café” comment ? Elle n’est même pas en raccord sonore au plan, c’est-à-dire éloignée… Elle est enregistrée en proximité et diffusée fort. Voilà une façon magistrale de nous emmener à l’endroit qu’il désire, sans qu’on s’en rende compte, bien sûr, puisque le sonore nous arrive toujours sans qu’on s’en rende compte, car il est toujours “l’induit” de l’image.

3 — Diffuser

Diffuser, voilà un terme qui se situe à la fois du côté de l’éditeur, du diffuseur et du dispositif de sonorisation de la salle. Diffuser au théâtre, c’est penser la stratégie de mise en espace des sons. C’est multiplier les sources ponctuelles (petits haut-parleurs) placées dans l’espace scénique pour, comme dans le réel, laisser à l’auditeur la liberté de construire son parcours d’écoute, d’ordonnancer ses priorités ou laisser aller ses choix.

Quand on va au cinéma, on va se faire une toile, on ne va pas se faire un haut-parleur ! Il y a là la désignation d’un ordonnancement. On va pourtant se placer face à un dispositif normalisé de diffusion.

Comment le son nous parvient-il ?

Cette nouvelle normalisation de représentation du son, le 5.1 répond à l’idée d’encerclement. Je ne parle pas de bain sonore, car il n’en est rien ; c’est plutôt une couronne sonore qui nous entoure. Si le système est conçu à partir de cette idée, reprise par la radio, les mises en espace qui se pratiquent ne répondent guère à cette proposition de départ.

Cette question nous rappelle, ici encore, que le cinéma appartient au monde de l’édition, et à ce titre, répond à des normes de représentation. Cependant, là non plus, on ne se pose pas la question : qu’est-ce qu’est censé figurer ce mode de représentation ? Comment place-t-il le spectateur ? Dans quelle représentation du monde ? Le mode de représentation y est normé (par Mr Dolby notamment), et tout le monde s’y soumet sans penser qu’il sous-tend un ordonnancement social. Il nous est dit “on va diffuser comme cela” et tous les techniciens tentent d’adapter leur méthode de prise de son et de mise en scène des sons (ce qui serait censé se penser plutôt en fonction du projet) qui réponde au mieux à ces décideurs qui tiennent le marché. Il en fut de même de la durée des films.

Le centrage de l’image sonore produite, détermine un choix de représentation du monde. Le centrage du 5.1 est particulièrement signifiant quant à l’exclusion qu’il opère. Il n’est de place que pour un seul, le Prince : au centre de la salle. La diffusion du cinéma sonore a commencé avec la mono –un haut-parleur situé au centre de l’écran permettait à toute la salle de percevoir également la bande son. Tout le monde recevait la même chose ! La stéréo a limité la zone d’écoute à une ligne centrale située entre les deux haut-parleurs situés de part et d’autre de l’écran. Et maintenant, l’écoute en 5.1, suppose d’être placé dans un petit cercle d’élus situés au milieu de la salle… Je croyais que la séance de cinéma, comme le spectacle vivant était un spectacle collectif…

Il est sûr qu’il y a des protocoles fondamentaux d’égalité de qualité de diffusion entre les salles, puisqu’il y a une normalisation internationale, (plus ou moins respectée). Ici par exemple, dans cette salle, on ne va pas projeter dans les normes définies à partir du mixage puisqu’on projette en vidéo. Un mixage son est réalisé pour un certain dispositif de diffusion corrélé à un niveau d’écoute en salle. Il a été établi une normalisation pour que, dans toutes les salles du monde, les gens entendent le son au même niveau. La pratique du DVD projeté en grande salle fait qu’on écoute dans des conditions qui n’ont rien à voir avec le niveau dans lequel les mixages ont été faits.

Question de Christophe Postic : Hier sur ce point précis, tu me disais que tu étais curieux de découvrir le film de Nikolaus Geyrhalter en plein air, parce que tu l’avais découvert en DVD, et tu parlais précisément de ce niveau d’écoute. Tu étais en attente de cette projection, même si c’est du plein air, ce n’est pas la même chose qu’une salle de cinéma pour laquelle ça été prévu… Est-ce que tu as quelque chose à en dire ?

D. Deshays : Oui, la question se posait d’autant plus que ce film travaille justement à partir de la progression de ses niveaux sonores.

La séance en plein air est formidable ! J’aime pouvoir quitter l’écran et regarder les étoiles… Mais j’étais assis du côté droit, et je recevais ce son de ce côté quand l’écran se situait à ma gauche. Le niveau sonore était à mon sens un peu fort, mais j’étais situé dans les places de devant : organiser la diffusion de plein air n’est pas toujours simple…

Même à Cannes, dans la grande salle, pourtant une salle fermée, selon l’endroit où l’on est placé, le son est synchrone ou ne l’est pas. La raison en est simple, la profondeur de la salle est telle que, pour les places latérales de devant, le son arrive en avance sur l’image, ce qui est beaucoup plus insupportable qu’en retard ; une grande distance sépare le premier rang du dernier ! Évidemment, le calage de la synchro dépend de notre distance à l’enceinte la plus proche de nous.

Donc, même des conditions de projection normalisées ne conviennent pas toujours au spectateur.

Par ailleurs, pour revenir à la question du niveau sonore du film d’hier, ce qui est important c’est que je l’aie d’abord vu plusieurs fois en version DVD ; j’avais pu repérer l’évolution sonore du film. Il débute avec un niveau doux, voire atténué : le son du Kärcher qui nettoie le sol dans la première scène est très adouci, et le son du film monte peu à peu jusqu’au moment où on se situe dans le tracteur qui arrose les maïs, ensuite l’intensité sonore redescend. Cette sensation du crescendo est difficile à percevoir consciemment, mais elle est un facteur puissant d’introduction dans le film. Le mixeur a travaillé ainsi à nous faire percevoir le son par le corps, par la chair. Ce film est en prise avec notre corps, directement. Il y a quelque chose qui réveille une mémoire de la sensation inscrite en nous, ici le son n’est certainement pas une simple figure.

Ce type de film nous rappelle que le sonore serait la chair du cinéma.

Car, ce qui est important dans la projection, c’est d’être pris. La difficulté que rencontre le cinéma de plein air, c’est qu’il nous prend moins. On décroche plus facilement, car on se trouve dans un endroit où l’on se sent plus vulnérable que dans une salle. Et ça, notre vigilance, c’est-à-dire notre écoute de protection, ne s’y trompe pas.

C’est la permanence de pénétration qui pose problème, comment demeurer dans le film ? Le sonore est le lieu de la pénétration justement. Pourquoi ça nous prend, parce que nous construisons en nous-même la figure sonore, il n’y a rien qui nous est présenté réellement, tout est suggéré (par cette image plate, et encore plus lorsque le son est hors champ), tout est transfiguré par notre mémoire, qui est mémoire du sensible, celle qui réfère à nos expériences passées avec le réel. Quand j’entends un son, si je peux le reconnaître, c’est parce que j’en ai eu une connaissance préalable. Écouter est donc lié à l’expérience de chacun, ce n’est pas seulement une expérience de reconnaissance commune à tous, elle est ramenée à l’aune de l’expérience spécifique de chacun. L’expérience que j’ai du train à vapeur est liée, pour moi, à mon enfance passée dans la gare, où mon père travaillait, sensation dans mon corps pris, face à des locomotives qui manœuvraient et venaient recharger de l’eau… C’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui allait avec le cambouis, l’ébullition de la graisse, le mécano ruisselant de sueur et noir de suie –toutes sensations inscrites en moi…

Cette expérience sonore de la machine à vapeur, quand je l’entendrai dans un film ou dans une pièce radiophonique, ne sera pas la même que celle de mon voisin, qui a 14 ans, et qui n’en a vu qu’à la TV… Il reconnaîtra l’objet, mais l’affect que représente cette réception –ce qu’on a tort de croire n’être qu’une information– ne sera pas du tout le même pour nous deux. Mon pouvoir d’être affecté n’est pas du tout le même que celui de cet enfant. Et c’est cela qui est formidable dans l’écoute : elle est l’écoute de chacun vécue différemment par chacun.

Quand vous allez au concert, je parle ici du concert acoustique, vous allez vivre une expérience d’écoute plus forte qu’au cinéma, puisqu’au cinéma c’est un discours qui sort des haut-parleurs, incluant son injonction d’écoute ! Tout ce qui sort d’un haut-parleur nous dit : “tu dois écouter !” Le haut-parleur c’est la voix de son maître ! Si c’est dit dans le haut-parleur, c’est que c’est une vérité indiscutable ; elle n’est mise en balance avec aucun choix alternatif ! Le concert, au contraire, est un espace dans lequel coexistent de nombreux événements, face auquel je peux construire mon propre parcours d’écoute ; même si ce n’est qu’un quatuor à cordes, je conserve une liberté d’errance de l’écoute… Le deuxième violon a son nœud de cravate de travers, j’ai l’œil un peu attiré par lui et finalement, je me mets à l’écouter et j’en oublie complètement l’œuvre. Je suis avec le deuxième violon oubliant le concert… Je me suis perdu dans un objet, dans un détail qui existait devant moi ! Et c’est cela qui est extraordinaire dans le spectacle vivant, c’est cette possibilité de pouvoir se libérer de ce qui nous est offert –je parle du spectacle vivant non médiatisé : celui qui n’est pas sonorisé. On peut choisir un endroit, rêver et oublier tout le reste… On peut faire son parcours, le lendemain on pourrait, au même concert, faire un autre cheminement. On peut errer dans l’orchestre. La conscience de l’œuvre n’est qu’une rémanence, elle n’arrive qu’après, toujours dans une approximation.

Il y a des œuvres que l’on connaît par cœur, je pense à Varèse par exemple, et bien l’interprétation de Boulez dirigeant l’Ensemble Inter Contemporain m’a fait découvrir différemment cette partition, dont je n’avais connu qu’une écoute discographique homogène et lisse. Je pouvais soudain choisir d’écouter, la flûte, ou tout autre instrument dans l’ensemble des percussions… Et la partition m’apparaissait si claire. Et pourtant, c’était la même œuvre. Mais là, est offert par le concert, la liberté d’errance dont je parle, celle de pouvoir effectuer son propre voyage, de s’introduire dans une matière, de pénétrer l’épaisseur, de faire un voyage à l’intérieur de la matière sonore en parcourant l’orchestre.

Le sonore est le lieu du voyage, non seulement de l’errance dans la scène sonore, mais aussi de l’errance dans nos mémoires, jusqu’au débordement de nos affects ; on pourrait parler de mémoires acquises souvent dans la douleur, mémoire douloureuse, puisqu’on apprend le monde par la douleur, dès sa prime enfance.

Le pouvoir séparateur, notre faculté de discerner, de choisir ce que l’on désire écouter est le garant de notre liberté d’écoute… Pour moi, la qualité première de toute fabrication sonore est celle-ci : préserver à l’auditeur sa faculté de discrimination. C’est ce qui différencie la construction cinématographique de celle du spectacle vivant (enfin idéalement, car ce n’est pas toujours le cas).

Dans le théâtre, il y a le moment où l’on dépose tout sur les bandes qui serviront au spectacle — comme lors du tournage d’un film — mais cet instant s’augmente d’un second moment, aussi décisif, et qui constitue une deuxième mise en scène des sons : leur rediffusion dans l’espace. Ce travail consiste en une nouvelle réalisation qui n’est pas normée, ni réduite à l’à plat du cinéma. Chaque son est remis en espace, il sort d’un haut-parleur, gros ou petit, disposé dans différents lieux de l’espace scénique ou de l’espace hors champ. Autant de sons différents, autant de haut-parleurs : alors ainsi l’auditeur peut choisir et décider de son parcours d’écoute, un peu comme il peut le faire dans le réel.

Prenons l’exemple d’une diffusion d’un espace sonore représentatif : une ambiance nuit. Au théâtre, nous n’avons pas besoin de restituer une diffusion stéréophonique d’une ambiance nuit totalisante, comme on le fait pour la radio ou le cinéma. Il suffit d’utiliser le son intermittent d’un simple grillon de nuit, et de le diffuser dans un petit haut-parleur situé sous une marche du décor… et la nuit apparaît… il n’y a besoin de rien de plus !

Bien plus, à ce moment, le silence qui existe entre ces éléments sonores et que l’on n’a pas besoin de constituer –car il est le silence du théâtre– ce silence devient le silence de l’œuvre, il correspond au silence des espaces imaginaires du texte… Et il est perçu différemment selon l’auteur : Brecht, Beckett ou O’Neil… Le silence de Beckett n’est pas le même que celui de Brecht bien sûr, on ne se trouve pas dans le même monde. Et cette absence de son spécifique à la salle de théâtre est interprétée différemment selon l’œuvre ; le silence appartient à chaque auteur.

Ce qui est supposé exister derrière Beckett c’est ce monde évacué, ce monde où il n’y a rien. Mais dans ce monde existent des sons, ils sont de quelle nature ? De quelle nature est le sonore de Beckett ? Car il y a du son chez Beckett, peu, mais il est important. Par exemple, dans Oh les Beaux jours !… Winnie entend une sonnerie qui lui fait mal aux oreilles “comme une gouge” dit-elle. C’est violent, mais c’est quoi ? C’est une sonnerie de réveil, une sonnerie de téléphone, une sonnerie d’usine ? Comment représenter une sonnerie qui fait mal ? Si on doit la donner à entendre aux spectateurs, comment la donner ? Forte ? Mais c’est à elle qu’elle fait mal, ce n’est pas forcément à nous ! C’est une sensation intérieure peut-être ? Doit-on donner cette sensation du “trop fort” en diffusant fort dans la salle ? Ce n’est pas sûr, je ne crois pas du tout d’ailleurs ! Donc il faut donner l’illusion de ce que serait quelque chose de trop fort…

Je me souviens quand j’ai été confronté à cela, j’ai cherché des outils, des machines, des réverbérations pour trafiquer le son. Et en fait, j’ai trouvé ma solution, par hasard ! Parce que j’étais seul à essayer de faire ce son, et que la première prise de son que j’ai faite était saturée… et je l’avais laissée par hasard sur ma bande… J’ai écouté toutes les bonnes prises en scène, insatisfait j’ai voulu réécouter, j’ai remonté ma bande au début et je suis tombé sur la prise saturée. C’était la bonne, évidement !… C’est insupportable et cela fait mal parce que c’est saturé !…

4 — La découverte du monde sonore

Je pense qu’on n’a pas eu encore assez d’expériences du son enregistré, pour voir apparaître une conscience de son histoire. En matière de sonore, nous sommes des débutants. L’image, existe depuis la préhistoire, depuis Lascaux et tout ce qui a suivi a fondé une conscience profonde de l’image… L’histoire de la musique n’a jamais servi le sonore. Bien au contraire, elle le camouffle ou en usurpe la place. Le sonore n’existe pas depuis la création de la musique, il n’apparaît qu’à la naissance de l’enregistrement.

Ceux du son, à l’époque de Lascaux, tapaient sur des tambours pour échanger avec les dieux tonnerre ou vent, c’est-à-dire qu’ils s’en tenaient au simulacre du sonore. 1 Alors que l’image représente déjà le réel, associant ses figures animales. Avec le son, se construit quelque chose qui se constitue séparément, à l’écart du réel, dans l’abstrait : la musique. La musique échafaude ses règles tout en renvoyant périodiquement au sonore du monde, avec Couperin se référant au caquètement des poules, Beethoven aux cavalcades de chevaux, ou Debussy à ses jeux d’eau, montrant ainsi qu’elle détient toujours la capacité d’évoquer, elle en représente l’élévation. On se trouve ainsi très loin du réel, il est toujours placé dans un énième degré. Un Royaume séparé s’est construit avec ses Princes, ses chefs de file, mais ce Royaume de la Musique est un monde qui se tient bien loin du sonore du monde.

L’histoire du son apparaît avec la découverte du moyen de le déposer “directement” sur un support mais surtout de pouvoir relire les informations déposées. Cela eut lieu après la naissance de la photo, au moment de la naissance du cinéma, à la fin du XIXe siècle. Ce qui est un comble c’est que les premiers enregistrements s’attachèrent à fixer… la musique ! Au lieu d’enregistrer le réel du monde, on enregistre son simulacre. Et de la même façon, s’enregistrent les voix, c’est-à-dire tout ce qui a été déposé préalablement, tout ce qui a déjà été développé à plat sur le papier. On est encore loin de la prise de son directe des sons du monde : je pars avec mon magnéto enregistrer… l’entrée du train dans la gare de La Ciotat. Non ! C’est réservé à l’image. Et sur celle-ci s’ajoutera un commentaire au piano… C’est-à-dire qu’on invitera un sonore du deuxième degré, que l’on placera sur une image du réel.

Ainsi, le son au cinéma commença par de la musique –loin du son direct si adulé par ceux du documentaire…

Ainsi, il y aurait eu méprise au départ… et celle-ci a perduré. Quand on parle de son, tout le monde pense musique… A Cannes est inscrit sur le catalogue, pour chaque film : “Image” Mr X et au lieu de “Son” c’est “Musique” : Mr Y compositeur… et très rarement “Son” ! Je vous parle de Cannes parce que c’est l’institution qui fabrique internationalement la norme… Ainsi à Cannes, le son n’existe pas autrement que sous la forme de la musique ! Le travail du son ne relève pas de la création, c’est une simple opération technique induite.

Il y a là une interpellation de la question de l’art qui reste à effectuer. Est-ce que le son ne relèverait pas de l’art ? Y a-t-il un art du sonore ? Serait-ce, encore une fois, pour les plasticiens et leurs installations. C’est cette question qui est en perspective derrière son oubli des palmarès et dans la substitution qu’opère le musical…

Donc le son au cinéma débute par une méprise. La première scène synchrone est réalisée par Edison en 1896. On peut voir ce film au musée du Cinéma, une courte séquence montrant un musicien qui fait danser un Square-dance au son d’un violon. Ici encore, et dès l’origine, quand on fait du son, c’est de la musique qu’on enregistre.

Il va falloir attendre longtemps pour commencer à voir apparaître les premières prises des bruits du réel. Il y a un trou vertigineux jusqu’en 1929 ; plus de trente années durant lesquelles sont pourtant essayés de nombreux systèmes permettant la création d’une production industrielle synchrone.

Et cela recommença avec Le Chanteur de Jazz

C’est comme si l’on ne voulait pas entendre ce monde sonore. Serait-ce parce que ce monde est aussi celui du chaos, de la saleté ?… Cette saleté, c’est le bruit… Nous devons toujours nous rappeler que le son est d’abord considéré d’un point de vue qui relève plutôt d’un ministère de l’environnement : le son est de la nuisance … Il est en effet beaucoup plus nuisible que l’image, on peut fermer les yeux, les oreilles, ne se ferment pas ! On se fait réveiller le matin par un réveil sonore, et non visuel. L’oreille est le canal qui reste toujours ouvert, jour et nuit, en accès direct aux tréfonds de nous… nous sommes tous sensible au tout petit bruit infinitésimal, qui peut être terrible ! Le son n’a pas besoin d’être fort pour être dérangeant. On peut tuer pour un petit bruit ! Ce n’est pas l’affiche qu’on met dans l’escalier qui dérange… C’est le petit bruit qui est là, tous les soirs… Le presque rien… Le sonore travaille à l’endroit du presque rien. C’est l’invisible, non seulement ce dont on n’a pas conscience, mais celui qui travaille avec des pas-grand-chose.

5 — L’excès, l’excédent. La perte

Paradoxalement on a tendance à croire qu’il faut bourrer l’image de sons, pour qu’il marque bien sa présence, certifiant au point de synchronisme, cette “vérité”, dans laquelle s’inscrit l’expérience cinématographique.

Alors le “montage son” enrichit, illustre… Et si on procédait à l’inverse et qu’au contraire on n’en mette presque pas…

J’ai construit ce séminaire sur l’idée du démontage, c’est-à-dire en observant ce qui se passe lorsqu’on retire des couches. Car il convient de s’interroger sur le fait que les films qui ont moins de son paraissent souvent étranges et singuliers, on les repère pourtant, mais on ne sait pas à quoi cela tient. On ne se dit pas : “c’est parce qu’il y a moins de son !”…

Nous projetterons Libera me d’Alain Cavalier et vous constaterez à quel point un long-métrage de fiction qui n’a ni dialogue, ni musique peut vous remuer… Si ce film d’Alain Cavalier n’a que des sons, c’est pour une raison fondamentale : son sujet. L’enfermement, la privation de liberté, le film traite d’un lieu où l’on ne parle pas… Cavalier a décidé ainsi qu’il n’y aurait pas de voix. Il ajoutait récemment lors d’une interview : “comment peut-on faire entendre un simulacre de cri de torture après la Shoah, comment jouer la comédie avec cela ? C’est impossible !”

J’ai choisi d’autres films qui travaillent aussi sans commentaire, sans parole, sans dialogue… Seul, par exemple de Thierry Knauff et Olivier Smolders, traite de l’autisme, en nous faisant entendre l’expression des autistes, et c’est d’un autre ordre que celui du discours… Ce que je voudrais faire apparaître, c’est que certains cinéastes, dans l’un de leurs films, ou même seulement dans un moment d’un film ont réussi à mettre moins de son que ce qu’ils placent ordinairement, rendant leur film plus “lumineux” : on a soudain envie de l’écouter. Quand il y a trop de son, on ne peut plus rien écouter ; l’écoute répond, elle aussi, aux lois du désir. Moins on met de son, plus on désire entendre, ceci répondant banalement aux lois de l’économie libidinale.

Mais comment construire avec peu de son, comment décharger ce qui a été pris en excédent ? Ecoutons les moments de l’histoire du cinéma les plus remarquables de ce point de vue. Comment ont-ils été construits ? Serait-il possible de penser le son à l’avance, avant l’écriture ? Comment l’introduire dans l’écriture ? Comment faire sur le tournage, comment faire face à la matière ?

Dans le film de Nikolaus Geyrhalter Noire Pain quotidien, ce qui m’intéressait finalement c’est qu’il travaille sur la matière sonore, dans la densité, dans l’épaisseur, mais il ne s’affirme jamais comme un film qui travaille sur les niveaux de bruit, les densités ; pourtant, il nous les fait vivre. Je pense à un plan coupé cut qui fait apparaître que c’est à la coupure du plan que l’on se rend compte de l’existence et de la nature du son… On ne s’en rend jamais compte dans la continuité, mais c’est quand il y a rupture que le son apparaît.

C’est un des fondamentaux de l’écriture sonore : c’est (par) la rupture qu’on entend.

Si l’on se trouve dans un bain ambiant, on s’adapte à ce bain… on l’intègre dans notre perception et l’on ne repère plus l’état des choses. Par contre, dès que l’élément est coupé parce que quelque chose de nouveau survient, on va veiller à l’ensemble des choses nouvelles qui apparaissent pour essayer d’en comprendre la raison et l’écoute est de nouveau embrayée sur quelque chose.

C’est cet instant d’éveil au passage d’un seuil qui nous fait prendre conscience du sonore. Je vous ai programmé pour le dernier jour Temps / Travail de van der Keuken, montage d’extraits très courts de plusieurs de ses films qui traitent du rythme du travail. Les bandes son sont montées cut, c’est-à-dire qu’elles sont enchaînées sans fondu. La simple mise bout à bout des bandes produit un très puissant surgissement de l’existence du son. Les sons sont courts et l’on est très à l’écoute des univers produits par les sons directs, parce que sans cesse le son et l’image lui correspondant sont coupés ensemble.

6 — Écouter encore

Avant de commencer tout travail à partir des films, nous devons repartir encore de l’écoute.

Comment écoute-t-on ? On espère que ce que le micro a pris, représente ce que l’on a entendu. En fait on n’en est pas si sûr. Car la réécoute de l’enregistré fait apparaître quelque chose d’étranger, une sorte de supplément à l’expérience vécue…

Lorsque je suis face au monde, je vais chercher les éléments que je désire écouter et mon rapport au monde est en permanence engagé dans un choix.

Par exemple : je suis au café et n’écoute que la personne située face à moi. Jusqu’au moment où une rupture se produit, imprévue qui surgit, aussi minime soit-elle, mais qui me fait abandonner mon interlocuteur pour surveiller ce surgissement…

“Ah, ce n’est que mon voisin qui a fait crisser sa chaise…” Je sais qu’il n’y a pas de danger, que ça n’aura aucune incidence sur moi, et je peux revenir à la personne avec qui je parlais. Parfois même, parlant avec cette personne, je ne l’écoute plus, et pars dans mes rêves. Comme au concert, au bout d’un moment, je n’écoute plus l’œuvre mais je rêve… C’est-à-dire que face aux écoutes extérieures, une écoute intérieure se constitue et nous mène dans un voyage intérieur.

Mais restons à l’extérieur… Lorsque je suis plongé dans un espace sonore, je suis attentif à tout ce qui surgit autour de moi, pour être sûr que ces éléments ne sont pas dangereux, nuisibles à l’animal que je suis dans ce monde. Si j’entends une moto, même si je suis en train de parler avec mon amie que j’adore et qui me dit des douceurs, je la tire sur le trottoir… Car quand même, ce qu’il y a de plus important, c’est de l’emmener avec moi plutôt que de se faire écraser. Dans l’écoute : le son de la moto l’emporte sur le discours, c’est-à-dire qu’à l’écoute désirante l’emporte toujours l’écoute de protection… L’écoute de protection, c’est celle qui est réveillée au moment de la coupure dont je parlais tout à l’heure. Si je coupe la bande son et que je monte le plan suivant “cut” (sans fondu) il y a rupture, et donc réengagement de l’attention. Qu’est-ce qui surgit devant moi ? Et de nouveau comme l’animal, je repère mon territoire… Si je constate que mon territoire est sans danger, j’oublie l’incident et je peux alors retourner à l’endroit que je désire écouter. Si le bruit survenu m’intéresse, je vais l’écouter ; mais ce parcours désirant s’établit postérieurement à l’acte de protection.

De manière permanente, notre écoute se partage entre un cheminement désiré, ce qui m’intéresse autour de moi –c’est ça considérer le réel– et ce qui surgit et l’emporte sur moi, me débordant parfois (le niveau sonore est arrivé à un tel point que je ne peux plus écouter, là est ma limite d’écoute…).

Ainsi, la question du choix est rédhibitoire. Le microphone, placé dans le café, à l’endroit où je discute avec mon amie, que saisit-il ? La conversation que j’ai avec elle, bien sûr, mais elle se trouve noyée dans l’ambiance car le micro saisit dans le même temps tout ce qui émet alentour, et il n’a pas la faculté d’en discriminer les composants ; alors que l’auditeur, au bout de peu de temps, a oublié la scène sonore qui l’entoure, pour plonger dans l’entretien avec l’autre…

Quand j’écoute l’enregistrement, je m’aperçois que ce que j’obtiens n’a rien à voir avec l’expérience que j’ai vécue ; bien pire, à ce moment je ne peux plus faire de tri par mon écoute dans la scène sonore enregistrée.

Voilà pourquoi il faut organiser ce que l’on veut donner à entendre, il faut organiser un parcours de restitution pour l’auditeur. Et pour cela, il faut choisir dans la scène sonore. C’est ça faire le son d’un film en direct.

7 — Comment choisir dans la scène sonore ?

Les micros cravate et les micros directionnels sont utilisés pour resserrer la zone de captation dans un espace sonore donné. Dans un plan qui peut être large, offrant beaucoup de choses à voir et dans lequel l’œil circule, on resserre l’espace par la largeur du cône de prise de son. Pourtant, tout ce qui existe au dos du micro continue d’exister par simples réflexions sur les murs. Si je suis placé face au micro, ce qui est émis derrière le micro reste audible, même si son niveau est atténué. Aucun micro n’est capable d’isoler parfaitement une zone sonore située dans un espace vivant. Lorsque je parle dans un lieu, ma voix ne va pas que vers le micro, elle va sur le mur, sur le plafond, sur le sol et par réflexion revient sur le micro, ou plus simplement elle contourne le micro pour atteindre sa membrane. Même avec un micro directionnel, je saisis l’ensemble de l’ambiance sonore de ce lieu révélant dans le même temps son acoustique. Lorsque je prends un son, je détermine un rapport entre un élément sonnant et un espace. Je ne peux donc pas penser que je prends des objets, je prends des rapports. Dans quel rapport vais-je prendre tel élément ? Est-ce que le plus important c’est d’avoir une grosse voix bien timbrée et d’oublier tout le reste, ou est-ce que tout le reste est aussi important que la voix ? Cela dépend des moments… Je vais devoir choisir, sans cesse.

Comment choisir lors du tournage ? Tout ne pouvant s’y décider ni s’y résoudre, se justifie la phase de postproduction. Dès lors il est également possible de considérer ce son comme un son témoin et de décider de refaire tout, ou bien, au contraire, de tenter de nettoyer ce qui existe, retirer ce qu’on ne désire pas donner à entendre. Partant de l’idée d’“un sonore : lieu de bricolage”, d’un son que l’on pourrait toujours retoucher, on est pas loin de considérer un son qui ne serait que bricolage… Mais le bricolage qui est effectué a posteriori est effectué globalement sur la prise … Car si l’on peut toujours insérer de nouveaux sons, on ne peut pas extraire une ambiance derrière une conversation ou en modifier les niveaux.

Considérons le problème autrement. Le son des lieux, des espaces ne détermine-t-il pas la nature sociale des espaces … Si on ne désire entendre que le contenu des discours il suffit de placer des HF. Mais un HF détermine une proximité à l’objet saisi qui équivaut pour l’image à un plan serré. A-t-on envie de n’écouter que des plans serrés, des voix prises en proximité, quelque soit la taille du plan ?

Je vous présenterai des extraits de films réalisés par Jean-Pierre Duret et qui vont nous intéresser pour la méthode qu’il met en œuvre. Son expérience de la prise de son (chez Pialat, Dardenne, des Pallières, Nicole Garcia, Agnès Jaoui, Jean-Marie Straub & Danièle Huillet etc.) lui a permis, pour ses propres réalisations, d’envisager la prise de vue différemment. L’image est choisie secondairement à la prise de son. Au lieu de cadrer un personnage ou une situation et de placer ensuite son micro, il opère à l’inverse. Il choisit d’abord son point d’écoute, et c’est en fonction de l’endroit d’où il souhaite écouter cette scène, qu’il va cadrer… “C’est à partir de l’écoute que je vais faire voir”. Il opère avec le son et l’image ensemble, avec une mini DV, sur laquelle est fixé un couple stéréo AB. Il choisit un plan sonore, et en fonction de cela il choisit une focale puis fait le point. Il décide secondairement de ce qu’il va donner à voir, par rapport à ce qu’il donne à entendre. Voilà une attitude nouvelle : penser son point de vue à partir d’un point d’écoute.

8 — Mettre en scène le son

a — On/Of

Comment réorganiser ce que l’on donne à entendre, puisque le micro ne nous restitue pas ce que l’on entend.

Repartons du départ. Qu’est-ce qu’un micro ? C’est un mini baromètre qui nous donne l’état de pression d’un espace considéré depuis un point de captation, tout simplement. Une membrane reçoit la variation des pressions acoustiques. Il n’est pas fait pour donner l’état instantané, mais leur progression, dans la continuité d’un temps qui s’écoule. Le sonore n’ayant pas d’état arrêté, nous devons le considérer dans sa progression temporelle, dans ses façons d’évoluer et aussi, dans le même temps, dans l’évolution du déplacement du point d’écoute (par la perche notamment).

Commence-t-on flou pour aller vers la précision ? Bas comme dans le film de Gerhalter pour progresser en intensité ? Est-ce qu’on rend les choses sourdes et cotonneuses ? On va le voir par exemple dans un extrait de Mulholland Drive de David Lynch, où il créé ce sentiment de disparition du monde, d’évanouissement du réel. Et ça se réalise simplement en baissant le niveau d’une ambiance assourdie. On peut même donner à entendre le coup de potentiomètre et désigner ostensiblement le geste technique de baisse du son comme chez van der Keuken. Si je baisse le niveau franchement, je désigne ce que je choisis de ne plus mettre en écoute. Placer un bip sur une bande pour ne pas faire entendre un nom est une attitude qui en est proche. Cette désignation de la privation d’écoute peut être réalisée de mille façons. Godard et d’autres avant lui (Alain Robbe-Grillet notamment dans L’Immortelle), l’ont réalisé en faisant passer une voiture sur un dialogue, pour en rendre une phrase inintelligible.

Ainsi on organise les modalités de la progression temporelle des états sonores. On peut faire apparaître les sons de la même façon qu’on fait un zoom, ou comme on organise un resserrement avec un travelling avant. Vous noterez qu’au son, il est plus difficile de faire accepter que la baisse, la montée ou la coupure soient désignées.

b — Synchronisation ?

Je vous montrerai également une scène volontairement désynchronisée issue du film Prénom Carmen de Jean-Luc Godard. Vous constaterez que, par ce simple décalage, les deux constituants image et son apparaissent plus fortement. Le spectateur lutte durant la projection pour tenter de réunir l’un et l’autre éléments dissociés. Notre cerveau tente de tisser des liens de causalité entre ce que j’entends et ce que je vois. Lorsque j’entends le son d’un film, j’obtiens une somme d’évènements plus importants que ce que je vois dans l’image qui lui correspond. Nous tentons de comprendre quel son appartient à quel événement ? Nous retrouverons ce phénomène avec le film Paysage de Sergueï Losznitsa qui est construit sur cette idée de non synchronisme par la mise hors champ de tous les sons.

Je voudrais revenir à cette question de l’écoute. Dire que le micro ne prend pas ce que l’on entend est fondamental. C’est ce à partir de quoi on peut penser le son. Cela implique que l’on ne peut pas faire autrement le son au cinéma : il va falloir reconstruire des effets de réel ; nous devons démonter pour reconstruire appauvri, bâtir autrement pour désigner.

c — L’expérience du continu

C’est l’expérience théâtrale qui m’a permis de comprendre ce phénomène, le cinéma ne permet pas d’en être conscient à cause du synchronisme. L’expérience est très simple.

Dans une pièce de théâtre, les didascalies vous indiquent : Acte I -— il pleut.

Le metteur en scène demande un son de pluie. On trouve une pluie. On lance la diffusion de la pluie sous le jeu des acteurs et au bout de deux minutes, on constate que la présence de la pluie est trop importante. Alors, on baisse la pluie. Mais si on la baisse, il ne pleut plus. Il n’est pas demandé qu’il ne pleuve plus mais qu’on puisse avoir la sensation d’oubli de la pluie comme dans le réel–on l’oublie mais il pleut toujours. À chaque instant je peux écouter la pluie et quand j’ai envie je peux la retrouver. Mais si je joue les entrées et les disparitions de la pluie au potentiomètre, c’est toute la salle qui ensemble va entendre ou ne plus entendre la pluie. Mais tout le monde n’a pas envie au même moment d’écouter la pluie ! Comment faire pour simuler qu’en fait il continue de pleuvoir mais qu’on en a perdu la conscience et qu’on pourrait quand même à n’importe quel moment y retourner ?

Cette chose banale de pouvoir entendre ou non la pluie n’a aucun intérêt en soi. Cela ne relève que de la contingence atmosphérique. Mais ce qu’il y a de fondamental, c’est qu’il y a là quelque chose qui met en jeu la liberté d’écoute, la liberté du parcours à l’intérieur d’un espace sonore. C’est fondamental au théâtre tout comme ça l’est ailleurs.

Il y a toute une stratégie à organiser, pour pouvoir produire ce simple effet. Je vais devoir, à certains moments, sous certaines phrases, dans un silence entre deux mots, faire sentir qu’il tombe encore de la pluie. Ce ne sera pas une banalité de pluie, cela se fera par un événement : un débordement de gouttière ou une baisse d’intensité, une rupture de régime –il pleut soudain à torrent… Par une diversité d’éléments envoyés dans des haut-parleurs situés à différents endroits de l’espace, j’offrirai, à la totalité des places de la salle, un espace composite dans lequel chacun peut effectuer son parcours personnel d’écoute. Quelque chose se construit au singulier, pour chacun, dans sa liberté de parcours de cet espace vécu ensemble face à la pluie. Voilà ce qu’est bâtir une illusion en préservant de la liberté au spectateur. Chacun va d’autant plus pouvoir s’approprier les sons qu’il a la liberté de le faire.

Organiser les sons d’un film ce serait tenter d’approcher cela. Compenser la perte de pouvoir séparateur due à la restitution de la prise de son par un système globalisant en déchargeant les sons du film.

Cela nous contraint donc à décider de sélectionner la méthode qui nous permettra le mieux de désigner ce que l’on choisit de faire entendre.

À cet endroit nous sommes généralement loin d’être dans une situation idéale. Et face à ce qui représente la pratique dominante, que choisir :

  • prendre le son direct : il faut savoir que ce qui résulte de cette pratique se révèle soudain comme une forme en soi, et c’est même la forme dominante qui est obtenue ainsi, celle que l’on confond avec notre perception du réel.
  • ou bien reconstruire totalement le son.

d — Comme doxa

Décider qu’un micro va saisir l’ambiance du direct c’est décider d’une forme d’écriture dominante, tout comme mettre un HF détermine un cadrage du son sous un certain format, ce choix aura des répercussions sur la forme et la couleur sonore globale :

  • un son proche a plus de grave, par effet de proximité et parce que c’est un micro omnidirectionnel.
  • voire des variations de timbre si la tête bouge, selon le placement du micro (lorsque c’est possible, la base avant des cheveux demeure la meilleure place)… Si l’on définit un plan sonore, on détermine une manière d’écouter. Quelle est-elle ?

A quel moment se trouve-t-on dans notre vie à cette distance de la voix ? Au moment où on est proche de la personne. On place ainsi la voix à l’endroit de l’intime, voire de la confession. Ce qui est le plus incroyable c’est que dans les films de fiction, on entend souvent les gens s’insulter avec les voix de l’intime… (même s’il y a une certaine intimité dans l’engueulade…)

Ce que l’on découvre ici c’est que les choix technologiques écrivent, à l’endroit où les réalisateurs n’en n’ont guère conscience, on croit en la technologie comme un absolu…

Les habitudes dominent, une sorte d’accord collectif de la représentation du sonore au cinéma, à force de réitération, devient la doxa : on croit que le son qui nous est ainsi offert est le son du réel, qu’il est ce que j’aurais entendu à cet endroit. “C’est la vérité puisque c’est ce que l’on a toujours entendu au cinéma ou à la TV”. Et cette forme est devenue une convention de représentation du langage sonore, reconnu et accepté par tous comme “le son du plan”. Pourtant si l’on écoute le son d’un plan en 1929, en 1970, et en 2007 on voit apparaître une évolution des formes et des valeurs de représentation.

Ce n’est pas que cela évolue en ligne directe vers plus de proximité ; cela change doucement, il y des progrès et des régressions de la reproduction des formes et des couleurs sonores.

Ce qu’il est essentiel de constater ici, c’est l’apparition d’une historicité du son au cinéma. Une histoire de l’enregistrement et de la représentation des voix, des sons et des musiques est apparue même si elle n’est pas encore repérée et comprise comme telle.

Si j’écoute la voix à l’époque de Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean Luc Godard, René Levert et Antoine Bonfanti font un son direct où la perche révèle les acoustiques, très fortes, invivables, des appartements des grands ensembles venant tout juste alors d’être construits. Je me demande jusqu’où Jean-Luc Godard en avait conscience ? Comment, à l’époque, pouvait-il introduire ainsi par le son un rapport critique à l’urbanisme. C’est un film qui a trait aux grands ensembles, à la ville et à la prostitution qui y est liée. Le son est enregistré dans des pièces en béton, aux résonances épouvantables. La voix-off est très propre et les sons directs des voix sont par moments presque incompréhensibles ! A ce moment, Godard pensait-il dénoncer, par les nuisances sonores, un urbanisme mal pensé… ?

Je dis cela parce que, si on veut considérer l’histoire des formes sonores, il faut parler des raisons qui en organisent le contenu.

Le contenu est aussi, et de toutes les façons, lié à la progression des technologies, à la naissance des nouveaux outils : l’arrivée soudaine d’un magnétophone portable permet d’entrer dans des espaces dans lesquels on n’enregistrait pas, ou pas ainsi. On se trouve soudain confronté à la question acoustique de l’espace. On va mettre un certain nombre d’années pour choisir une solution — jusqu’à ce qu’arrivent les micros cravate, qui permettent de se rapprocher des sources sans placer de micro à vue dans le champ. Ne pouvant pas se limiter à des plans serrés, arrive la nécessité de cacher les micros pour pouvoir élargir le cadre…

Ainsi, le sonore du cinéma s’écrit en creux. Sans prétendre que personne n’en est conscient, ce sonore se construit beaucoup par défaut. Parce que, faire du son au cinéma, s’organise toujours dans une économie de sauvetage. Même sur un film de fiction où l’on a répété et eu le temps de placer ses micros, le sauvetage demeure la règle. Je ne m’en plains pas, j’aime aussi cela : mais il faut bien constater que ceux du son méritent tous leur brevet de sauveteur !

9 — Jouer du son

Finalement, faire du son au cinéma, c’est organiser les conditions de progression des événements dans le temps et dans l’espace. C’est aussi organiser la progression du mode d’existence des matériaux.

Nous allons essayer de comprendre à présent ce qui, du direct, revient à l’espace, aux acoustiques, à la distance, au résiduel, au bruit de fond, mais aussi aux sons eux-mêmes, à leur nature, à leur plastique, puisque finalement tout son renvoie à une matérialité qui est liée à la nature de sa source.

Tout son est son d’un choc ou d’un frottement, donc issu d’un évènement en train d’avoir lieu, d’un événement en cours, qui confronte des énergies et des masses dans des volumes.

Nous devons considérer chacun de ces éléments comme une variable.

En conséquence, si je fais des sons pour un film, je ne peux pas simplement puiser des sons dans une sonothèque ; je vais devoir, comme pour le théâtre, choisir et enregistrer spécifiquement pour chaque événement, le son que je souhaite y placer.

Si je veux que cette scène soit sourde, je vais faire en sorte que ma vision du monde soit sourde au moment de ma prise de son. Je vais organiser “la surdité”. On ne peut se contenter d’une simple correction effectuée sur la console au moment du mixage. Je vais devoir alors penser et organiser un dispositif de captation sourde du monde. Placer mon micro dans un chiffon, le mettre dans une boite peut-être ? S’induit la question ; comment jouer ces éléments à placer en son seul. Est-ce que je vais les faire jouer violemment ? Vont-ils arriver de loin ? Vont-ils être déjà là ? Quelle est leur progression dans la durée ? Quel est le mode d’existence de ce simple petit son qui va se trouver là ?

Parfois la question ne se règle pas à ce seul endroit. Dans Libera Me, par exemple, Alain Cavalier a fait en sorte que les sons qu’il choisissait de placer dans son film soient justes. Pour cela, il n’a pas fait appel à des comédiens pour jouer le rôle de boucher. Il est allé à l’ΑΝΡΕ prendre des bouchers. Car, puisqu’il n’y avait pas de dialogues, il n’avait pas besoin de comédiens. Mais les sons et les gestes des bouchers sont justes quand ils confectionnent leur rosbif. Le photographe aussi produit des gestes justes, Cavalier a engagé des corps de métiers différents, parce qu’il y a là une certaine vérité qui en sort. Personne n’en sait rien, on ne s’en rend pas compte, mais c’est à partir de cela que ce cinéma travaille, dans ces petits endroits là, dans ce presque rien dont je parlais tout à l’heure. Parce que notre oreille est l’oreille de la captation du presque rien. Notre oreille travaille à cette échelle, celle de l’extrême nuance, c’est à cet endroit que se situe l’intelligence de l’écoute.

Ainsi, quand on enregistre une voix off, il ne s’agit pas simplement de donner un texte et de le faire énoncer correctement. On verra à ce propos le travail de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub.

Je pense qu’entrer dans le sonore c’est en décomposer les éléments, en découvrir les variables et les mettre en jeu.

Il y a cet endroit, des décisions qui vont faire qu’un film va apparaître d’une façon ou d’une autre. Ces décisions échappent souvent au cinéaste. On ne peut pas dire que le cinéma ne travaille pas le son, au contraire, ça le travaille sacrément, mais le seul problème est que ça travaille toujours les mêmes variables. Que les réalisateurs délèguent, en se disant qu’il y a “un type du son qui va nous faire ça très bien”, qu’il faut “prendre un super monteur son” et que l’un et l’autre penseront pour eux, ce n’est pas possible, car le lieu de la création se trouve aussi à cet endroit. C’est le réalisateur qui doit choisir, déterminer, c’est à lui de décider ; il y a là des choix d’écriture, de forme, d’esthétique, des choix fondamentaux qui peuvent être de mille natures…

II — Écoute de sons seuls

Pour débuter, nous allons écouter des sons sans image. C’est un premier niveau de lecture qui doit précéder toute association son/image pour observer ce que le matériau seul produit à son écoute.

On peut donner à entendre n’importe quel son, chaque son induit en nous des images.

Un son est toujours banal, ordinaire, il n’y a rien d’extraordinaire dans le son lui-même, c’est ce qui résulte de son mode d’association a un autre, où à une image qui peut être moins ordinaire, voire devenir extraordinaire.

1 — Diffusion d’un son de pas, de portes et de serrures

Le lieu est singulier, c’est le Mont St Michel, on a rarement l’occasion de s’y trouver seul ; ce sont des prises réalisées lors d’un travail dans ce site. J’ai eu, la nuit, le jour, les lieux à ma disposition. Les acoustiques des espaces y sont étonnantes. Les temps de réverbération varient de 1 à 8 sec selon les salles. Il y a des volumes immenses et pour cela, il est très difficile d’y travailler avec du son.

Durant cette écoute, chacun de vous a fabriqué ses propres images mentales. Il y a là, un espace commun de reconnaissance. On a pu ressentir un poids, une corpulence qui décrit la nature d’un corps qui circule. Ce son énonce un certain rythme de vie, un régime de déplacement, par-delà les sons des objets eux-mêmes : portes ou serrures. Cela nous dit comment le corps vit dans ces espaces.

Il y a là une chose importante que je voulais vous indiquer : lorsqu’on fait un son, il y a toujours de l’intention, véhiculée par le geste d’un actant et qui se tient là, très lisible. Lorsqu’on fait un son de cloche, ou de n’importe quel objet, il n’y a pas que l’objet qui sonne, mais il y a la façon dont on le fait. On pense le plus souvent qu’il n’y a qu’une façon de le faire. Or il y en a mille. Cette dimension qui s’ajoute c’est l’interprétation. Concernant cette prise de son, on se situe au-delà de cette question de l’interprétation. Par le geste arrive l’image d’un corps agissant et bon nombre d’éléments complémentaires.

L’intention du geste c’est aussi l’intention de la voix, parler est un geste. L’interprétation porte souvent trop d’intention, le texte contient assez de sens en lui-même, il n’est pas nécessaire d’en ajouter. On reparlera de cela lorsqu’on projettera Une Visite au Louvre des Straub.

Vous pouvez constater qu’à l’écoute de n’importe quel son, surgissent à chaque fois énormément de paramètres qui sont autant de variables à mettre en jeu. La question n’est pas tant qu’il faille tout le temps tout déterminer, mais de percevoir ce qui est important de faire jouer. Parce que c’est à cet endroit que commence l’écriture du son.

Il ne s’agit pas de faire du son pour faire du son, ou bien que le son soit un bon nouveau partenaire, non c’est essentiellement parce que par ce biais uniquement va naître en nous la sensation. Parce que le sonore est justement le lieu embrayeur de sensations et que c’est par-là que l’on se fait attraper : par la sensation. Mais ce n’est pas du tout dans le sensationnel, le sonore c’est l’inverse du sensationnel. Ce n’est pas “l’effet” qui est utile au son. L’effet se dénonce immédiatement comme effet. Dès qu’on met un effet on pense “Il y a un effet donc un signe à lire.” Non, c’est par la sensation que le sonore nous travaille, le plus clandestinement et le plus intrinsèquement mêlé au sujet.

2 — De nouveau des portes, des pas et des serrures

Voilà une histoire très proche de la précédente, mais on sent ici des espaces différents. Ce son est plus vieux, enregistré en mono, il date des années 70. Ce que l’on entend relève d’un autre espace social : le couloir mitoyen à des chambres de bonnes. À espace différent, gestuelle différente. L’objet “porte” a moins de poids, moins d’épaisseur ; rythme et temps sont différents. Mais ce qu’il est intéressant de constater, c’est la différence acoustique des espaces.

On se trouve ici dans un autre rapport de représentation : plus flou, moins découpé, moins précis que l’autre, moins proche.

Le son du robinet de palier est un son qui n’a déjà presque plus cours. On peut se dire que d’ici dix ans, on n’entendra plus de robinet de ce type. Ces sons auront disparu. Et pourtant “ils en racontent” : quand on met un son comme ça, ne serait-ce que le robinet, on sent quelqu’un dans un espace dévolu à une certaine classe sociale.

Si le sens est toujours présent, il peut l’être par des variations de qualité sonore de différentes natures.

Je pense qu’on a intérêt à approfondir le sens, à désigner et choisir précisément à chaque fois la qualité des sons et non seulement la qualité de leur enregistrement. Parce que beaucoup de choses passent par là.

Quand on va chercher des sons tout faits, en sonothèque, ce sont le plus souvent des sons en boîte, conçus pour convenir à tout. Le grand restaurateur a ses jardiniers qui élèvent ses produits. Au son, il faut utiliser des produits frais. Même si on les prend avec des machines déficientes. Je pense que la question de l’outil est à relier à la forme. On peut écrire avec une cassette, c’est une forme et pourtant, sur cet appareil déficient, faire de très beaux sons.

Dans Le Fond de l’air est rouge, Chris Marker introduit sur ses images, des sons, issus d’extraits de transmissions radiophoniques de 68. Ils proviennent de supports divers et d’échanges hertziens entre des studios et différents envoyés spéciaux. Un militant enregistre sur un magnétophone à cassette un hommage à un vieux militant décédé. L’enregistrement sur chaque type de support, inscrit un mode spécifique de relation, une modalité particulière de médiation. Mettre dans un film des sons enregistrés avec un dictaphone désigne d’abord un certain rapport de proximité : par la distance au micro, et surtout par la façon particulière dont on parle à cet enregistreur. Finalement le support lui-même est le premier lieu de l’écriture. Les pratiques diffèrent selon les supports. Quand on montait aux ciseaux, on ne montait pas comme on le fait maintenant numériquement. On ne déterminait pas les mêmes choix ; l’analogique a induit des méthodes, des formes : la boucle inventée par la gravure sur 78 tours souple y a été développée. Toute l’aventure électroacoustique des années 50 a été conduite avec la confection de ses outils. L’échantillonnage (sampling) est né du fait que Pierre Schaeffer un jour a réalisé un sillon fermé sur un disque souple. Et maintenant le monde entier fait des échantillons (samples) et travaille sur des platines.

III — Projections de films

Extrait I : Herman Slobbe, van der Keuken

Ce cinéaste nous intéresse car il est l’un des rares à avoir poursuivi une démarche soutenue avec le son tout au long de son œuvre, cela est suffisamment exceptionnel pour être indiqué. Ce film constitue la deuxième partie d’un diptyque qu’il a réalisé sur les enfants aveugles. Après le premier film, il retrouva Herman l’un de ces enfants.

Si ce film nous concerne, ce n’est pas tant du fait que cet enfant soit musicien, ni qu’il joue à l’animateur radio avec un magnétophone, c’est à dire qu’il prenne comme sujet le son, de la même façon que le film Blow Out de Brian de Palma parle de son sans faire appel à l’intelligence de l’usage du son. Non, ici, van der Keuken joue magistralement du son à travers la mise en scène de son personnage dans son espace ambiant.

On notera tout d’abord que la musique employée par Keuken est une musique de jazz contemporaine à la réalisation du film. On peut constater qu’il est totalement en prise avec les courants politiques musicaux de son époque. Il emploie la musique du saxophoniste Archie Shepp, Le Matin des noirs alors qu’elle vient juste d’être éditée. Enregistré lors d’un concert donné au Festival de Newport, ce disque est sorti en 1965 au moment des émeutes raciales aux États-Unis, peu après l’enregistrement d’Alabama par John Coltrane (1963). À cette époque le mouvement noir se radicalise — l’assassinat de Malcolm X (1965) fait basculer la lutte. Suit la naissance du mouvement des Black Panthers (1966). La musique d’Archie Shepp Le Matin des noirs renvoie à la question noire et à la discrimination dont fait état également le film. Keuken place en parallèle négritude et cécité. On retrouvera dans ses films une liberté de forme dont le son participe particulièrement.

Ce cinéaste a toujours gardé le contact avec l’espace de création musical de son époque en travaillant notamment avec le musicien néerlandais Willem Breuker et son acolyte le batteur Han Bennink.

Si le film commence tranquillement, à la moitié du film, tout bascule. Cette aptitude à faire virer un film au milieu de son montage est fascinante. Il va, à ce moment, demander à l’enfant de faire lui-même la prise de son du film et c’est à travers son écoute que le film se met à exister. Cette écoute, il ne la partage pas avec nous, puisqu’il n’écoute pas à travers un casque ce que son micro capte.

Ce que le film nous donne à entendre n’est qu’une petite partie de l’espace sonore dans lequel il se trouve, nous entendons ce qui se tient à proximité d’un micro que l’on voit dans la main de l’enfant, au beau milieu de l’écran.

Mais il est encore plus magistral de faire commencer la séquence de la course de voitures par un son bruité par l’enfant lui-même. On ne se rend compte de cette supercherie que bien plus tard, après avoir vu la course, lorsqu’on le voit chez lui reproduisant avec la bouche le son de chaque voiture. Il n’est d’ailleurs pas sûr que rétroactivement le public se rende compte qu’il n’a jamais entendu le son réel des voitures en course dans le film. Cet accès à une autre réalité, à un autre réel, celui de cet enfant est exceptionnel.

C’est un des plus beaux gestes avec le son qu’ait pu effectuer un réalisateur dans l’histoire du cinéma. Traiter le sujet de cette façon est remarquable. Très peu de films atteignent ce niveau d’écriture sonore.

Question de la salle : Vous n’avez pas parlé de la notion de rythme ?

Vous avez passé un extrait de bruits de portes, j’ai pensé à Un Condamné à mort s’est échappé et je suis étonné que vous n’ayez pas encore parlé de Robert Bresson ?

D.D. : Bien sûr, on ne peut éviter d’évoquer Robert Bresson, j’avais pensé projeter ce film. Mais il n’entre pas directement dans les catégories avec lesquelles je tente de construire ici ma réflexion. Toute l’œuvre de Bresson se trouve sous l’emprise de la question sonore. On connaît tous ses textes édités chez Gallimard. J’aurais surtout voulu passer Lancelot du Lac qui répond mieux à l’analyse que je vais effectuer ici. Malheureusement il est très difficile de le trouver en DVD. Je n’en possède qu’un extrait sonore, repiqué à la TV. J’aurais voulu vous montrer comment Bresson fait apparaître et traite le sonore du XIIIe siècle. On a l’habitude d’entendre un sonore construit à la manière hollywoodienne, mais quelle idée a-t-on des sons de l’histoire, des sons du passé ? Et Robert Bresson, avec l’élégance qu’on lui connaît, fait bruiter le son des hommes en armure avec des boîtes de conserve de fer blanc ! Il établit à cet endroit un écart avec la réalité sonore de cette époque. Il mêle les sons des giclées de sang aux galops des chevaux. Et ce son de boîtes de conserve, qui a la plus grande trivialité sonore d’un métal, placé face à ces chevaliers, confirme l’épure théâtrale avec laquelle il sait construire. L’œuvre produit en nous les mêmes sensations qui nous prennent regardant les œuvres picturales de cette période historique. Émerge ici un choix puissant, sur une des modalités de représentation sonore de l’histoire.

Un Condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson renvoie à l’écoute de surveillance, à l’écoute déportée, au hors champ, à l’indice amené par tout bruit intérieur ou extérieur. La prison, l’enfermement dans la cellule est un dispositif, si l’on peut dire, qui produit fondamentalement de l’écoute. Le lieu privé d’accès visuel avec l’extérieur, engage l’écoute des sons qui traversent les murs, les tuyaux, les portes ou la lucarne. S’en échapper ne peut réussir qu’avec l’écoute. Ce film, dans ses modalités de traitement du sujet est très puissant. C’est le type de film dont je ne veux pas traiter par la seule présentation d’extraits mais que j’aurais aimé projeter totalement si on avait eu un peu plus de temps.

Du rythme

Quant à la question du rythme, je ne l’ai encore jamais pensé de manière séparée. Le rythme introduit à la question du retour et de la répétition plus qu’à celle de la différence qui m’intéresse pour le moment. J’y travaille malgré tout depuis longtemps, dans la mesure où j’ai énormément travaillé avec la musique. La question pour moi est complexe à traiter parce qu’elle renvoie beaucoup trop au musical. Disons que, dans tout le travail que j’ai entrepris jusqu’à présent sur le sonore, je mets le musical à l’écart, dans la mesure où la musique est une partie du sonore et non l’inverse. Mais la question n’est pas simple. En décrétant “tout le sonore du monde est de la musique”, John Cage fait passer le sonore sous le joug de la musique. De son point de vue de compositeur, il peut le considérer ainsi. Mais ce n’est qu’une posture de compositeur. Le preneur de son de cinéma ne dit pas “tout le sonore du monde est de la musique”. Il dit “on traitera plus tard la question de la musique, ce n’est pas ma partie, moi je fais le son du film”. À cet instant, les champs se séparent, les territoires se distinguent. Ainsi, on peut s’apercevoir que, selon les points de vue, selon les postures, le sonore ne se considère pas sous les mêmes perspectives.

Or, si la question du rythme renvoie d’abord à la musique, évidemment la question n’est pas que musicale, loin s’en faut. On pourrait dire au contraire, que c’est la coupure, l’accélération, la scansion, le changement de régime qui induisent et déterminent le rythme d’un film comme d’une musique. C’est une des données qui concernera ce qu’on appellera la phase de reconstruction, la reconstitution d’une succession d’images sonores — comment bâtir avec les éléments ?

Mais on va d’abord commencer par le démontage, en essayant de comprendre de quoi est composé le sonore d’un film. On tentera de comprendre ensuite comment, lorsqu’on rebâtit, les choses s’articulent entre elles et s’activent mutuellement. La question du rythme travaille à fois, le global, la totalité d’une œuvre, c’est ce que l’on affine à la fin d’un film : on coupe, on raccourcit une séquence parce que le rythme n’y est pas. Mais c’est aussi quelque chose sur lequel on peut travailler très en amont à l’intérieur même d’une prise de son ou d’un plan.

À ce propos, je me souviens d’un exemple qui concerne le temps, en l’occurrence la durée et particulièrement la question du suspend rythmique.

J’ai travaillé avec Chantal Akerman sur la post-production de son film Toute une nuit, c’était en 1982. Elle avait sollicité sur ce film de nombreux ingénieurs du son différents. C’est le sort des films fauchés. C’est au montage qu’elle me demanda de retravailler le son avec elle. À l’époque, je réalisais surtout le sonore pour le théâtre, je répétais à Bourges. J’avais la chance d’être dans cette ville aux ruelles de pierres, dont les acoustiques sont généreuses, et qui convenaient bien à la réalisation, pour ce film, d’une série de sons seuls. Toute une nuit conte la co-existence des états amoureux durant une nuit d’été à Bruxelles : rencontres, séparations, déchirements, désirs, attentes etc. Une séquence du film montrait un couple d’hommes qui n’ont plus rien à se dire ; ils sont allongés côte à côte sur un lit. Chantal me dit alors qu’elle ne voudrait pas couper ce plan et souhaitait que je l’aide par le moyen du son à le maintenir à sa longueur. Effectivement, la question du rythme était en jeu. Comment faire tenir le film en conservant un plan long dans ses dernières minutes. Mais aussi, comment montrer l’ennui sans faire subir la durée au spectateur ?

Le plan général de la chambre laissait apparaître une fenêtre ouverte. Et je me suis dit que la seule chose qui permette à ce plan de durer, c’était d’activer la rue, c’est-à-dire le hors champ. Qu’est-ce qui peut se passer sous cette fenêtre ? Et ce que j’ai essayé de faire, c’est de construire une scène de désir, pour la confronter à cette scène d’ennui. J’ai récupéré la chanson d’un crooner italien, qu’on avait utilisé dans une scène précédente, sortant d’un juke-box. Je l’ai enregistrée sur une cassette, pour pouvoir la diffuser dans ma voiture et je suis allé la nuit en forêt. J’ai posé mon magnétophone sur le bord de la route et je suis parti de très loin, approchant lentement, les fenêtres ouvertes, diffusant très fort cette musique italienne comme on les entend l’été provenant des voitures sur les avenues bordant les plages. Je suis passé doucement devant le magnétophone et me suis éloigné. J’ai ramené ce son au montage. On l’a calé sur le plan. Et effectivement on entend, comme venant de la fenêtre, des jeunes qui draguent, la musique à pleine puissance. La mise en rapport des deux situations faisait tenir la durée. À partir de ce moment-là, c’est au réalisateur de décider, s’il a envie d’introduire cette narration annexe.

En l’occurrence Chantal l’a coupé, elle l’a retiré juste avant le mixage, je me souviens d’avoir été furieux… Dommage !

Et ce qui est le plus étrange, c’est que, dans ma mémoire, j’avais totalement réintégré cette séquence au film. C’est en regardant le DVD réédité récemment que je me suis rappelé qu’elle l’avait coupée ! La question du rythme est là : elle se traite à l’intérieur des prises de sons elles-mêmes. Elle se traite dans les rythmiques internes aux prises. Quelle est sa densité, son flux, de quelle nature sont les éléments qu’on donne à entendre ? A quel tempo tient-on les choses ? Quel tempo pour une voix off ? Il y a une déclinaison des lieux du rythme, qu’on va retrouver à tous les étages du travail que l’on entreprend ici. On tentera de le signaler à chaque fois.

Le rythme peut être indépendant de la question de la durée ou bien au contraire en être très dépendant. On peut être dans des tempi très lents sur des rythmes rapides. On dit toujours dans la musique, qu’elle a du rythme ou qu’elle n’en a pas. Mais ce sont souvent les musiques qui prétendent en avoir le plus qui en sont dépourvues. Le beat du rock, métronomique et régulier est finalement moins rythmique que ce que construit Stravinsky dans Le Sacre : une complexité d’enchevêtrements et de ruptures de vitesse, d’entrechoquement, de densités. Cette idée, ce concept de rythme doit être décliné sérieusement. Ce qu’on appelle vulgairement le rythme diffère de ce qu’un compositeur ou un musicien entendra par rythme. Le rythme c’est aussi les micro rythmes internes aux matières sonores.

En jazz, on parle de polyrythmique. Elvis Jones, le batteur de Coltrane en était spécialiste. Tout coexiste, se mêle, surgit. On tire la musique d’un côté puis de l’autre. Bâtir le rythme sonore d’un film peut se faire à différents niveaux, avec des antinomies, des oppositions très grandes. On peut faire travailler une chose très lentement, et avoir derrière un tempo très rapide voler au-dessus. C’est ce que font les musiciens de jazz. Cette façon de prendre de la liberté par la hauteur. Penser le rythme à 2 temps, pour simplifier, pas à 7 ou à 9. Penser décomposé ne permet pas de tenir la distance, de lisser l’objet ni de trouver l’homogénéité de son flux.

Penser le rythme n’est pas pour autant relier la rythmique de l’image au montage sonore. Au cinéma souvent, on essaie de compenser par le sonore la coupure que représente le changement de plan, on bâtit l’ellipse avec le son. On fait sans cesse des ponts avec le son. On déjoue la coupure. Le son fait facilement du lien. Mais le son peut rompre aussi, il doit rompre. Et même, il doit rompre dans le plan.

Je vous montrerai, dans Les Vacances de M. Hulot, un bel exemple. À l’intérieur d’un plan, deux voitures se succèdent. La première voiture passe sur des pavés, on s’attend à entendre le bruit de ses pneus. Tati en efface le son, c’est une voiture neuve, totalement silencieuse elle semble voler, aucune ambiance ni bruit de fond. Et sans coupure, arrive la voiture de Tati sur les mêmes pavés qui produit un bruit épouvantable. Ça pétarade, les boulons tombent de partout. À l’intérieur d’un même plan se succèdent deux énergies différentes. Même à l’intérieur d’un même plan peuvent se succéder différents régimes d’énergie.

Les films de Lynch sont construits sur des trames, souterraines et lentes. Je vous présenterai des extraits de Mulholland Drive dans lesquels on est porté par des trames, des “drones” crevés par des ruptures violentes. Je pense au début du film à l’arrivée en trombe de la voiture conduite par des enfants qui crient, et puis survient l’accident. Sont confrontés deux régimes d’énergie. La question du rythme se pose face à la question de l’énergie. Le rythme, en soi, n’est pas tant intéressant que l’énergie qui est drainée ou rompue, et comment les énergies sont en jeu. On active un film ou on le ralentit, on le suspend ainsi.

De l’énergie

Au théâtre, j’ai souvent travaillé à partir des niveaux d’énergie. Je me souviens d’une pièce sur laquelle j’avais travaillé avec Jean Dautremay à la Comédie Française, L’Échange de Paul Claudel. Je me souviens d’un moment où je faisais arrêter les comédiens en haut d’une dune. On entendait seulle son d’une flûte japonaise, lente et longue. Puis un silence succédait. L’un disait “midi” et l’action reprenait. Et par le suspens juste d’un son, d’un élément qui est là entre deux plages de silence, tout est suspendu. Et toute la lourdeur, la chaleur, l’état de ce midi d’été sur la dune, l’un portant son mouchoir sur la tête, en un seul mot, la sensation se concrétisait. Et immédiatement après, il est possible de rompre et repartir avec des tempi très rapides.

Finalement ce n’est pas seulement par la coupure, mais par le suspens, le creux que l’on agit. À la question du temps, et de la coupure ou du rythme, s’ajoute la nécessité de faire travailler la durée. Lourdeur, suspend, je repense à Daniel Mesguich et à la bande son que l’on avait construite sur Le Roi Lear, à la Cour d’Honneur d’Avignon en 1981. Il me faisait placer des trames, bouclées sous des scènes entières, des pédales d’orgues très graves extraites d’œuvres d’Olivier Messiaen que l’on sentait à peine mais qui maintenaient une lourdeur, une menace aussi discrète qu’efficace. Et au moment où il s’agissait de faire un effet, au lieu de rajouter un élément qui marquerait l’événement, nous arrêtions seulement cette pédale. La phrase du comédien sortait seule dans le silence. L’effet était effectué en creux. Ce n’était pas par l’ajout d’un effet désignant l’évènement, mais c’était au contraire en évacuant soudain la surcharge constante, qu’il se produisait un trou d’air, comme on dit dans l’aviation.

Cette question du creux est fondamentale dans le son.

De même lorsqu’on fait des corrections, on a toujours tendance à rajouter un peu de présence à 3 KHz, à mettre une petite bosse à + 3, + 5 dB, pour redonner de la précision à une voix… On peut faire l’inverse, c’est-à-dire retirer le reste et garder seulement cette fréquence à son niveau. Plus on rajoute, plus on fait monter le niveau général. Plus on a d’informations et moins on entend. Il y a toujours trop de sons ! Évacuer reste le plus difficile à réaliser. Souvenons-nous là encore que la prise de son draine beaucoup plus que celles entendues en direct. Le micro nous restitue beaucoup trop d’éléments. Il faut alors trouver des systèmes, pour décharger. Comment en retirer ? Chacun a sa méthode. On en découvrira une belle en fin d’après-midi avec Nicolas Philibert.

A — Le territoire des bruits : le fond, les trames, les objets sonnants

Petite considération technique pour commencer : l’idée de bruit de fond entre dans la définition de la dynamique, plus précisément il apparaît dans la notion de rapport signal/bruit comme le seuil inférieur. La dynamique exprime la zone utile à l’enregistrement entre le bruit de fond qui est le plus bas niveau de signal distinct sur une bande, en gros ce qui émerge du souffle, et l’écrêtage, c’est-à-dire le niveau maximum enregistrable. La plage dynamique est définie en quelque sorte par la “largeur du tuyau” dans lequel peut passer le signal.

Si le bruit de fond sert à définir, ce rapport signal/bruit, ce ratio diffère selon les outils d’enregistrement. L’analogique permettait une certaine dynamique, si le numérique l’améliore, sa valeur n’est souvent pas pour autant exprimée dans les mêmes termes. Il est assez difficile, pour quelqu’un qui ne connaît pas la question, de les comparer. Si on a 55 dB de dynamique indiquée en analogique, on suppose qu’il y a encore une réserve d’au moins 12 dB au-dessus du 0 avant écrêtage ce qui fait 67 dB. Alors que les 90 dB de dynamique du CD numérique sont indiqués sans réserve, on devrait en fait les minorer et ne considérer dans ce cas que les 78 dB utile. On compare donc des valeurs qui ne sont pas du même ordre. Fermons la parenthèse.

Le bruit de fond du monde est le lieu d’où surgissent les sons, c’est aussi le lieu où ils disparaissent : Lorsqu’un événement sonore a lieu dans un espace, il sort du bruit de fond et retourne au bruit de fond. Le bruit de fond est le lieu d’où tout peut surgir ; c’est le lieu que l’on traque, qu’on écoute, auquel on veille ; c’est également le lieu où les choses s’accumulent, se sédimentent. Le bruit de fond change de nature selon l’évolution des événements qui se sont produits. Sur les plateaux de tournage, tous les preneurs de son recueillent des “silences-plateau” au fur et à mesure de la journée, en studio, comme en décor naturel, même si le lieu est calme parce que les bruits de fond résiduels de la ville se modifient durant la journée. Un “silence-plateau” enregistré à 9 h du matin, n’est pas le même qu’à 11 h, midi, à 13h ou à 17h. Il varie avec les circulations ambiantes. Deux plans tournés à trois heures d’intervalle, dont les ambiances résiduelles n’ont pas la même nature, ne raccorderont pas. On doit donc recueillir régulièrement ces ambiances pour pouvoir raccorder les plans, ou pour fabriquer la version internationale sur laquelle seront postsynchronisés les dialogues de chaque pays.

Si le bruit de fond est l’origine et le lieu de disparition du son, la nature de cette résiduelle est extrêmement variée. Elle peut être simple comme très complexe, être transparente ou au contraire de très grande densité même à des niveaux faibles ; elle peut être lisse ou granuleuse, électrique ou mécanique. Si ces bruits de fond peuvent avoir des textures différentes, on peut aussi trouver des sons modulés lentement, très doucement ou dans des battements plus serrés ; je pense au vent ou à des résiduelles industrielles. Certains éléments sont très hétérogènes : des ensembles de voix, de bruits de fond de foule assez indistincts, ou des bruits de circulation qui, même s’ils sont de même nature, apparaissent hétérogènes dans leurs plasticité. Et puis peuvent en surgir des fréquences émergentes, soudain dominantes, assez aléatoirement.

Ces éléments sonores sont en fait assez importants. Le cinéma récent utilise de plus en plus de trames fabriquées. Ces bruits de fond nourrissent une esthétique lissée de la matière sonore, qui peut rejoindre certaines approches musicales. On raccorde là à l’ancienne idée de la boucle, des porteuses, des trames, des matières rampantes qui sourdent et dont on ne sait ce qu’elles vont drainer et ce qui va en surgir. On verra cela avec Arnaud des Pallières dans Disneyland, mon cher pays natal et sous le générique de son film Adieu. Bien d’autres cinéastes l’utilisent. On va découvrir chez Lynch, l’emploi de ces matérialités continues, de ces pâtes sourdes et étranges. C’est évidemment un des fondements de son travail sonore depuis ses premiers films. Matières indistinctes, d’où peuvent sortir, au loin, des éléments distincts : un petit son de piano de bar, une ambiance de ville, un petit bout de chose sourde.

Lorsqu’ils atteignent les niveaux les plus bas, mais qu’ils indiquent malgré tout une vie calme, ces éléments sonores sont nommés “silences habités”.

a — La présence d’un continuum différencie les esthétiques

Arrive ici une question que je considère comme des plus déterminantes du son au cinéma : celle de la présence ou non d’un continuum sonore sédimentaire. Car c’est à partir de cela que se conçoivent deux esthétiques d’écriture cinématographique opposées. Enregistrer en studio ou enregistrer en décor naturel induit des esthétiques sonores différentes. Ces deux méthodes ne sont pas strictement distinctes car elles sont souvent hybrides : les films faits en son direct sont augmentés de bruitages studio et les films faits en studio se voient rajouter des ambiances naturelles –mais on peut cependant les classer dans deux grandes catégories : d’une part une construction esthétique qui renverrait à Méliès (si le son avait existé chez Méliès) et l’autre aux frères Lumière.

Comment se fabrique le cinéma de Méliès ? Il se construit comme au théâtre, dans une boîte noire mise au silence, dans laquelle on introduit et met en jeu des éléments prélevés dans le monde. On les associe, on les assemble, on organise des liens de sens, des progressions dramatiques, des entrées, des sorties, des événements : on joue avec les seuls éléments que l’on a choisis de confronter. Connaissant leur nature, on en organise facilement le jeu.

Et si ces éléments sont des sons, on a toute latitude d’organisation du sens, des modalités d’apparition, de leur condition de surgissement et d’existence, sans surprise.

Mais ce qui est le plus important c’est qu’entre tous ces sons règne le silence.

Tout cela nous renvoie à la question évoquée précédemment de la création de la pluie au théâtre, valable pour tout son continu produit au théâtre.

Deux pratiques cinématographiques :

  1. Méliès : dans les films tournés en son direct en studio ou pour lesquels le son a été totalement reconstitué, comme M le Maudit, Mon Oncle ou Lancelot du Lac, les silences existent entre les sons, il n’y a pas de bruit de fond. Tous les sons sont isolés, séparés et vont apparaître avec plus de force que s’ils étaient ancrés sur un sédiment sonore. Leur surgissement est à chaque fois un événement.
  2. Lumière : dans les films tournés en son direct dans des décors naturels, au contraire, il existe toujours une résiduelle qui va baigner les sons. Cette résiduelle apparaît toujours comme trop présente, par rapport à ce que l’on en perçoit dans l’écoute naturelle qui accorde beaucoup moins d’importance au sédiment et peut même l’oublier.

Lorsqu’il n’y a pas de sédiment, il n’y pas d’accroche de l’écoute au décompte permanent du temps. Et la sur-présence sonore, dont je vous parlais, qui est consubstantielle à la prise de son du direct, fait exister des éléments sonores auxquelles on ne prête d’ordinaire aucune attention. Si nous abandonnons ordinairement ces éléments, c’est que l’on a compris qu’ils sont source d’aucun danger et que, de plus, y rester attentif diminue notre disponibilité à tout nouveau surgissement. Cette sur-présence du monde comme résiduel de sons “ayant eu lieu” représente un excès de mise en conscience du présent en train de se dérouler et sature l’effet de réel par un sur-effet de réel.

Si notre mode d’être au monde sonore s’organise fondamentalement autour du choix, puis de l’abandon des éléments sonores qui surgissent autour de nous, alors il nous faut en tenir compte lors de organisation de la bande sonore d’un film. Car ce qui est offert par le haut-parleur ne peut plus y être trié par notre cerveau et de ce fait, ne pourra plus alors, être ni choisi, ni abandonné par lui.

La question demeure : comment s’en débarrasser lors de la construction, plus encore comment l’écarter dans la prise de son, car le sédiment vient avec les sons ?

Ce bruit de fond contient des quantités d’informations qui ne répondent pas à ce que l’on veut faire apparaître. On croisera plus tard une méthode, celle de Nicolas Philibert, on observera comment il procède pour évacuer ce qui ne l’intéresse pas. Dans La Ville Louvre par exemple, il a une manière de gommer, d’enlever des éléments sonores inutiles, de lisser, de retirer ce qui le gêne. Il y travaille longuement pour ne pas solliciter sans cesse l’oreille par des sons insignifiants.

Il ne s’agit pas autant de gommer toutes les scories que de les choisir. Et il est vrai que l’on pourrait très vite prendre la position du nettoyeur. C’est ce qui se produit dans les studios de variété où l’on retire méticuleusement le bruit des doigts glissant sur les cordes des guitares. On rend le son très propre, on veut la note sans le bruit du doigt qui glisse. Là, si la musique gagne en abstraction, elle perd en présence des corps des musiciens en jeu. Car la petite saleté, le résidu gênant, l’“en trop” qui est là, est la manifestation vivante de la présence des corps, c’est-à-dire de l’incarnation, accroche de toute écoute. On écoute un être, un sujet jouant, par accès à ce corps qui est en train de jouer devant moi. Attention au nettoyage, attention au lissage, on lisse et on nettoie pour des raisons précises, par nécessité qu’une scène soit placée sur du velours. Encore une fois, on le verra chez Alain Cavalier avec Libera me : on découvrira comment travaillent ses silences, construits à partir d’un silence de studio dans son bruit résiduel très faible. L’enfermement dont traite le film est la raison première de l’existence de ce silence profond.

Si on utilise la méthode des frères Lumière (s’ils avaient eux aussi connu le son), on se place dans la manifestation de la durée, dans la temporalité du monde. Durée maintenue à notre conscience par la constance d’existence des sédiments, de ce continuum de bruit de fond. Pour parvenir à utiliser ce principe et le rendre audible, il va falloir user de subterfuges, retirer ce qui nous gêne, retirer ce qui, finalement, ne fait pas partie de ce qu’on aurait choisi de donner à entendre.

Comment s’en sortir, au moment de la prise de son ? Comment choisir, avec ou sans casque ?

Très pragmatiquement, car si l’on ramène toujours le son à ses techniques, ce n’est certes pas par hasard, car il faut trouver des réponses pratiques, choisir une solution…

Lorsqu’on fait une prise de son :

  • si on est tout seul, on travaille au casque, mais il serait bon d’apprendre à ne pas en mettre.
  • si on est deux, il y a un perchiste et un ingénieur du son, seul l’ingénieur du son prend le casque. Pourquoi ? Parce que lui seul peut demeurer dans une écoute analytique, une écoute de contrôle mais cette écoute ne permet pas de réagir vite. Le perchiste doit conserver une écoute active. Il doit savoir d’où proviennent toutes les sources sonores, pour immédiatement pouvoir réagir et corriger la position de son micro, s’il sent que la source se déplace. Il est en prise dans l’espace réel, avec tout le champ sonore qui l’entoure, et c’est dans cet espace-là que l’on peut seulement avoir conscience de l’origine des sources.

Dès qu’on est au casque, on ne sait plus d’où les sons proviennent. Quand on fait un enregistrement avec le casque sur la tête, si un événement surgit hors de la vision, on ne sait pas d’où il provient.

Cette faculté d’être dans le son, d’être au milieu du son –qui est la condition fondamentale à partir de laquelle on va pouvoir faire de la prise de son– cette conscience de l’espace, de la nature de cette matière sonore, ne peut exister qu’à l’intérieur de la sphère d’émission sonore. Contrairement à l’image, dont on peut déporter le point de vue avec un téléobjectif, face à laquelle on peut se tenir à distance pour la contempler, l’analyser, au son, il faut être dedans. Le travail avec le sonore est un travail en corps à corps. Ce sont des corps pris face à face. Le corps du preneur de son, face au corps de celui qui s’exprime ou au corps sonnant. Il y a quelque chose avec le son qui ne peut pas se tenir à distance. Bien sûr, les perches servent à déporter le point d’écoute, puisque pour l’image comme nous venons de le dire, le point de vue n’est pas forcément dans le plan de l’objectif. Selon la focale employée, selon la profondeur de champ, selon le point, il faut toujours décider précisément de ce que l’on veut faire entendre. La perche a, bien sûr, été conçue pour cela, mais on ne peut pas s’éloigner très loin. Si on était très loin, on ne saurait plus comment faire avec les sons, car on ne saurait plus d’où ils proviennent précisément.

Pour le preneur de son, la donnée fondamentale du son direct : c’est l’obligation d’immersion dans l’espace sonore. C’est en immersion que les choix peuvent se faire. Il existe tout un mythe sur l’auditeur qui se tiendrait loin et entendrait tout. On rencontre cela dans des fictions policières ou autres films d’espionnage. C’est un désir qui demeure inassouvi depuis l’antiquité…

Bien sûr, le HF a modifié la donne, le multipiste aussi, mais ces outils ne font que permettre de différer le choix ou d’accéder au repentir. Le H.F. est un micro embarqué, comme on en a amorcé l’usage à l’arrivée du Nagra SN grâce à son format de poche. C’est un travail à retardement, qui se résoudra au montage, à partir des éléments isolés sur les différentes pistes, mais tout ne peut s’effectuer ainsi.

b — Choisir ses sons

La question du choix des sources, au moment de la prise, c’est-à-dire in situ, est cruciale. Certains preneurs de son de radio, comme Yann Parentoën sont allés au-delà, en prenant la décision de travailler sans casque, puisqu’ils partaient seuls. Il est difficile de travailler sans casque, parce qu’on doit pouvoir estimer ce que le micro saisit. Et c’est parce qu’on aura fait beaucoup de prises de son au casque, qu’on saura en gros ce que donne le micro à une certaine distance d’une source et sous un certain niveau d’enregistrement. Mais cela exige de l’expérience, pour doser “à l’aveugle” ; on veut toujours être sûr de ce qu’on a enregistré. Yann Paranthoën avait cette magnifique attitude de ne jamais porter de casque. C’est un avantage de discrétion, ça lui permettait par exemple, lorsqu’il allait faire des reportages, de démarrer le magnétophone avant d’entrer et saisir l’instant de l’ouverture et de l’accueil : “Bonjour comment allez-vous ?”. C’est comme ça que commence sa fameuse pièce radiophonique On Nagra.

Cela permet de choisir instantanément ce que l’on désire donner à entendre. Et effectivement si on se trouve dans cette écriture Louis Lumière, on est dans le devoir de trier, de déterminer ce que l’on va prendre et ce que l’on va éviter. Comment trier, si ce n’est en étant dedans et en désignant les choses.

Je pense aux dialogues des fictions qui bien évidemment sont pré-établis, répétés, jamais chevauchés etc. —quand on perche le texte d’un comédien, un déplacement de micro de quelques de degrés d’angle et de quelques centimètres, détimbre sa voix. On peut avoir tout son grain, sa qualité ou alors une voix beaucoup plus aigre, moins grasse, avec moins de chair. Donc les positions de micro sont extrêmement précises et ces choix ne peuvent avoir lieu qu’en direct. Après on ne pourra plus rien corriger.

Pour les objets, il en va de même que pour les voix. Chercher les sons des objets, s’effectue avec beaucoup de discernement en fonction des objets. Je pense, par exemple, à tout ce qui se passe autour de la table. Dès qu’il y a un repas, il y a des bruits d’assiettes, de couverts, qui prennent trop d’importance en regard du niveau des voix des personnes attablées. Il est nécessaire alors de tout tricher –cela se pose de la même façon pour les sons de pas. Il faut parfois placer des patins sous les chaussures, pour que ça ne marque pas trop –pour rattraper le déséquilibre entre voix et sons, puisqu’on ne pourra rien rattraper au mixage, s’ils sont mêlés dans la prise. On va tricher les couverts ou éventuellement demander aux comédiens de parler plus fort. C’est ainsi qu’on procède dans le cinéma de fiction. Comment croire à la vérité du son direct… Quelle vérité ? Le micro définit une vérité déséquilibrée qui ne ressemble en rien à celle de l’écoute directe…

Il est sûr que celui qui tourne seul, sans préparation, en DV, avec un micro placé sur la caméra, est toujours très déçu du résultat sonore. Parce que le micro n’est pas au bon endroit, ni dans la bonne direction, ni à la bonne distance : non seulement sa qualité est moyenne, mais surtout, le préamplificateur qui lui est lié a une qualité médiocre. On pense qu’il est aussi facile d’attraper du son que des images, hélas ! À cet instant, on comprend mieux la virtuosité des perchistes, et l’on se rend compte que c’est d’abord eux qui font le travail.

Ce qu’ils réalisent est facile à mettre en perspective : quand deux personnes se parlent, il faut saisir la dernière phrase de l’une, et tout de suite être sur la personne qui va répondre, se trouver déjà en place avant qu’elle ouvre la bouche, pour pouvoir saisir le début du mot suivant, parfaitement timbré. Et quand elle a fini sa phrase, être de nouveau sur la personne qui va répondre. Si vous êtes sur un film dont vous avez appris les dialogues, c’est déjà difficile, mais c’est possible bien sûr. Si le dialogue est improvisé, c’est une autre affaire, d’autant plus que vous n’auriez pas de perchiste…

C’est dans ces contraintes qu’il faut se débrouiller : rien n’est gagné d’avance. C’est pour cela que l’emploi des HF est devenu permanent. Du coup on agit rapidement, on place un HF en se disant qu’au moins on aura sauvé les voix. Mais c’est au déficit de tout ce qui se trouve alentour. C’est pour cela que les films deviennent de plus en plus vocaux centrés, au déficit des sons. On se dit qu’on rajoutera des sons mais c’est un énorme travail de post-production qui demande d’y passer beaucoup de temps. Et surtout ce sont des espaces sonores saturés et plats car les sons ne font pas sonner l’espace de jeu, l’ensemble demeure confus et sans air.

B — Les films pour leurs fonds

Je voudrais que l’on commence par projeter Le Silence de Ingmar Bergman. Film réalisé en 1963, c’est le portrait d’une relation difficile entre deux femmes qui ne communiquent plus entre elles. L’histoire se passe sous l’occupation et débute dans un train. Les voyageurs rentrent dans leur pays, la Suède. Le générique s’ouvre par un signe, une sorte d’allégorie du silence : le tic-tac d’une montre, que l’on peut supposer être celle de l’enfant que l’on voit, nous plaçant ainsi sous son écoute. Dans quel plan sonore, quelle proximité ? Très proche. C’est comme si l’on collait son oreille à la montre, comme peuvent le faire longuement les enfants rêveurs. Nous sommes tenus dans cette intériorité d’écoute, durant tout le générique, sous cette sorte d’enluminure du titre. Puis, vient immédiatement un autre son, simple aussi, qui va durer environ cinq minutes : une sifflante. Cette sifflante est l’image choisie par Bergman pour représenter le déplacement du train. Elle renvoie à la sensation de vitesse. En fait on n’entend pas ce que l’on entend naturellement dans un train : les joints de dilatation des rails qui font “tactae, tactae”. Bergman les utilisera, mais seulement à la traversée d’une gare, ou au croisement d’un train de chars. Le reste du temps demeure cette sifflante simple et étale, sur laquelle viennent se poser les voix et le son sourd des portes de compartiment. Grâce à sa forme hybride de l’objet “train” qu’il désigne, ce son non spécifique, nous tient dans une incertitude de compréhension de l’espace où non nous situons. Je parlais de trames, de sédiments, spécifiques au travail de Lynch : Bergman en 1963, bâtissait déjà ces abstractions, ces formes stylisées, ces épures.

Extrait II : Le Silence, Igmar Bergman

La tension du film se construit là, sur cette porteuse, cette espèce de chose qui tient par-dessous la continuité, qui tient le temps, qui fabrique ce sentiment de durée et l’isolement des êtres côte à côte. Au début d’ailleurs on ne sent pas que l’on se trouve dans un train. On ne le comprend qu’au bout d’un moment. Domine surtout le sentiment de suspens. Voilà un effet assez artificiel, très peu naturaliste, simple et puissant.

Nous allons tout de suite enchaîner avec des extraits de films de Sergei Loznitsa. Trois séquences provenant de trois films différents. Le premier, The Settlement, (2001), signifiant La Colonie, ou l’Établissement, c’est un regard sur les pensionnaires d’un institut psychiatrique. Du deuxième, Paysage (2003), on ne considérera d’abord que le début. Le film possède deux parties assez distinctes, seule la première concerne pour le moment notre propos. Le troisième, Blockade (2005), possède une bande-son totalement reconstruite sur des images d’archives de la guerre, muettes à l’origine. Si je vous présente les deux premiers, c’est pour vous faire découvrir la démarche qu’il a développé dans ses films, afin mieux appréhender la nature de son travail actuel. Il travaille, depuis très longtemps, avec Vladimir Golovnitsky, ingénieur du son avec qui il entretient une collaboration assez étroite. Au point où il se demandait dans une interview s’ils n’allaient pas réaliser ensemble un film à partir du son. Ce cinéaste est allé apparemment assez loin dans la réflexion sur le sonore. Ses films n’ayant en général pas de musique, ni de dialogues, on se trouve dans ce dont je vous parlais ce matin : une évacuation des couches sonores. On n’a plus qu’une seule couche, qui est la couche des sons reconstitués.

Extrait III : The Settlement, Sergei Loznitsa

L’Etablissement, nous fait vivre le quotidien d’handicapés mentaux mis au travail dans une ferme soviétique. J’ai choisi la séquence du déjeuner. On les trouve d’abord dans les champs, puis à la cantine. On entend là tout ce qui d’ordinaire gêne dans un film ; ce qu’on est amené à tricher en tournage, et dont je parlais, les sons que l’on atténue en plaçant des feutres sous les gamelles. Ici on est en présence de ce bruit brut, d’une même nature que ce que nous offrent les images. Le son nous place dans l’état de sensibilité de cet espace. Loznitsa présente toujours des groupes sociaux, dont il demeure toujours à distance. Malgré tout, si l’on n’est pas proche des gens, dans un point de vue général, il nous installe par la durée de ses plans à l’endroit où se tient la sensation.

J’aimerais que l’on passe les trois à la suite, pour que vous puissiez voir l’unité et la progression.

Extrait IV : Paysage, Sergei Loznitsa

C’est un regard porté sur un village. Tout le film est construit dans un panoramique circulaire. On entre ainsi peu à peu dans la ville. À chaque tour, un cache noir apparaît, ce volet permet de faire un bond et d’entrer un peu plus avant vers le cœur du village. Chaque noir est introduit par un arbre, ou un autre élément qui masque le cadre. On entre chaque fois plus avant, parvenant bientôt au centre de la ville, et enfin à l’arrêt de l’autobus.

Demain on projettera la partie suivante celle de l’attente de l’autobus, où les gens parlent. Les gens parlent du fait qu’il n’y a pas de bus et de l’état de dégradation de ce pays.

Cette première partie concerne le paysage sonore. On observe la ville de loin. Parfois, comme pour nous faire saisir la profondeur de champ, surgissent des figures sonores proches (voix d’enfants) toujours situées hors champ, annoncées avant leur apparition muette à l’image. Des chiens, des pas, le passage de femmes, de voitures, toujours présentés dans l’expérience de la durée, dans la contemplation. Le continuum du sédiment sonore contribue à construire cet “effet de réel”, voire de temps réel, même s’il est triché. Nous sommes pris face au photographique, une photo habillée de sons, car sur ces premières images peu de vie : seul un homme s’éloigne, une fumée monte d’une cheminée. Peu à peu, une gradation d’entrée en scène (femmes et motos), leurs sons s’éteignant dans des lointains imprécis. Corneilles, bruits de construction, passages de voitures mais surtout des pas, qui nous permettent d’entrer dans la volumétrie acoustique des ruelles du village. Résonances, encore plus matérialisées par les voix. Cette partie engage les premiers doutes sur ce qui se bâtit entre image et son, tenus indépendants, dans un écart à tout synchronisme.

Extrait V : Blokade, Sergei Loznitsa

C’est un film construit avec des images muettes, d’archives du siège de Léningrad, tournées entre septembre 1941 et janvier 1944 durant les neuf cents jours de blocus de la ville.

Tout le film est bruité.

Si ce film s’inscrit totalement dans les catégories que l’on traite aujourd’hui, dans le sens où il ne conserve qu’une seule couche sonore –une trame d’effet de réel– ce n’est pas sans nous questionner. Il nous indique à quel point le son détermine, par sa forme même, la nature d’un contenu. Car les questions qu’il nous pose seraient notamment : comment reconstruire ou figurer le sonore du passé. Comment reconstruire le sonore de l’histoire ? Comment habiller la mémoire collective de l’histoire ? On connaît trop bien le son placé sur les péplums, à l’opposé des choix stylisés de Robert Bresson pour Lancelot du Lac. Comment représenter le son de l’histoire quand il n’existe pas d’histoire du son ?

On découvre ici, que lorsque l’on se passe de commentaire et de musique, la partie est beaucoup plus délicate à jouer. Qu’est-ce qu’une image permet d’introduire comme son ? Elle tend à nous contraindre à ne s’occuper que d’elle. Ici sont bruités les moindres mouvements, sont abandonnés les hors champs lointains comme s’il n’y avait pas de guerre proche, par contre, les hors champs proches, dans leur imminence d’entrée en scène, sont toujours traités car ils permettent de moins avoir à se battre avec le long travail de synchronisme du in. Dans ce film peu d’air, pas de lointains, peu de profondeur. Comme si ce choix avait été déterminé en vue d’augmenter la sensation d’enfermement. On a cependant le sentiment d’une absence de parti pris esthétique. On sert l’image plutôt que le film. Quelle est ici la fonction du son ? Donner plus de vérité aux images, faciliter leur lecture ? Quelque chose nous gêne et qui semble relever d’un non choix. Situation paradoxale pour un film totalement bruité. On y trouve tout sauf l’effet de vérité auquel il prétend. Seul choix fort : la décision de ne bruiter ni les cris d’une femme pleurant son enfant mort, ni les invectives d’une autre à des prisonniers allemands. La douleur n’est pas figurée. Prend-il la même décision qu’Alain Cavalier dans Libera me : il n’est plus possible depuis la Shoah de faire entendre des cris ? Ici aussi, Loznitsa traite du collectif, vu dans l’espace extérieur de la ville. Lorsqu’il s’approche c’est pour montrer les corps enveloppés tombant dans les fosses communes.

Ces films sont construits strictement sur l’effet de présence du son direct. Il n’est ajouté aucun commentaire, aucune musique.

Question de la salle : Quel est le genre d’équipement idéal pour faire ce genre d’enregistrement, étant donné qu’avant on utilisait beaucoup dans le son analogique le Nagra, dans les nouvelles conditions d’enregistrement, on continue à l’utiliser avec quels critères et pour quels résultats ?

D.D. : La question de la machine n’est pas essentielle. La nouveauté c’est notre possibilité de travailler en multipistes avec les nouveaux enregistreurs portables comme le Quantar. Cela permet de conserver séparément ce que saisissent les différents micros et de différer leur sélection et/ou leur mélange. À l’arrivée des magnétophones stéréo, on utilisa les deux pistes pour conserver séparément les points d’écoutes en deux monophonies, c’est ce que l’on nomme bi pistes. Sur un canal, on place le micro de la perche et sur l’autre les micros d’appoint prémixés par l’intermédiaire d’un petit mélangeur. Ce sont maintenant le plus souvent des HF que l’on mélange en les ouvrant tour à tour. Par exemple, sur les films de fiction, la continuité dialoguée permet au preneur de son d’ouvrir successivement le micro de chaque comédien et de le refermer à la fin de chaque réplique. On pourra ainsi doser au mixage, à la vue de l’image, la précision nécessaire des voix à ajouter à la perche. Il est possible de faire de même avec des sons d’objets, de machines, etc. Le multipiste permet d’acquérir plus d’informations en direct comme des stéréophonies synchrones réalisées au couple.

Ce sont effectivement des progrès techniques qui permettent d’aller plus avant vers une meilleure qualité finale. Il reste cependant que l’avantage acquis devient rapidement un inconvénient car il va bien falloir choisir. On ne fait que repousser le moment du choix. Au lieu de faire le choix en direct, ce qui est en général beaucoup plus facile, puisque voyant les acteurs parler, on sait quand on peut fermer ou ouvrir le micro, on laisse tout ouvert et l’on se dit qu’on verra plus tard, au montage ou au mixage. Or on s’aperçoit a posteriori, qu’il est très difficile de faire ce travail après coup, c’est plus long, c’est plus contraignant. C’est pour cela que le nombre d’heures et journées de montage son et d’équipes de montage son se multiplient vite.

Garder des points d’écoute séparés peut résoudre des problèmes spécifiques, liés à un changement de point par exemple. Je me souviens d’un film dans lequel dialoguaient deux couples à deux tables séparées distantes de quelques mètres. Tour à tour le point était fait sur une table, puis sur l’autre ; il fallait entendre l’une puis l’autre. Et quand on fait le son sans voir l’image (ce qui est facilité de nos jours par les retours vidéo), on ne sait jamais où se trouve le point. Il faut donc absolument garder les voix séparées jusqu’au mixage, pour pouvoir, à la vue de l’image, sortir tour à tour le dialogue approprié. Plus on a de technologie mise en jeu, plus on doit y consacrer de temps en post-production.

Question : Si on vous avait proposé de travailler sur Blokade qu’auriez-vous aimé faire ?

D.D. : Je ne sais pas…je me suis posé réellement la question. Je trouve que ce travail est très beau. Il y a quelque chose malgré tout qui me dérange, je n’arrive pas savoir quoi. Bien que j’aime le faux, j’ai l’impression qu’on se situe à la limite de la question du faux. J’ai là un vrai problème avec la représentation nivelée du sonore de l’Histoire. Il y a quelque chose qui me rappelle la colorisation des films. Je préfère regarder ce film comme un film d’Art. Et vous qu’en pensez-vous ? On en a discuté avec Christophe Postic et j’ai même hésité à le projeter. On se questionnait sans trouver de réponse.

Intervention de la salle : Cela met du réalisme à l’endroit où je ne l’aurais pas forcément vu. J’aurais préféré un vrai parti pris musical ou sonore construit, abstrait. J’aime beaucoup, par exemple le traitement de la planche qui dégringole des gradins avec son effet. Tout d’un coup quelque chose me force à me mettre dans les conditions de l’époque, d’en ressentir toute la cruauté ; ces sons nous touchent bien sûr. Je pense que j’aurais peut-être travaillé sur deux ou trois objets dans le film, mais je crois que j’aurais préféré un choix musical.

D.D : En tout cas j’ai le sentiment qu’il y a une résolution en trop : que ce son résout trop les images, que l’un confirme trop l’autre. Que les choses s’annulent par cette volonté de les justifier.

Intervention de la salle : Mais vous le soulignez justement au moment de la femme qui perd son enfant, où là c’est très beau, parce que justement on n’a pas ça, on n’en n’a pas besoin ; il y a une grande pudeur faite de petites rumeurs qui rappellent un peu une certaine musique répétitive. À ce moment la bande-son atteint quelque chose d’un peu musical et ce moment est très beau.

D.D : Si on a avec Geyrhalter un adoucissement du réel, chez Lynch, on assiste à une certaine évacuation du monde, pour son remplacement par des trames — sons directs et sons du monde disparaissent derrière des trames. Il y a des trames musicalisées qu’il confie en général à un compositeur, ici c’est Angelo Badalamenti. Il les réalisait lui-même dans des films précédents. On se souvient par exemple de bande-son d’Eraserhead. Dans le film Mulholland Drive, on va voir la scène très particulière du Winckie’s qui se situe en amont du film, où Lynch a choisi d’évacuer le réel pour le remplacer par un effet subjectif d’intériorité. Si l’image a souvent dans le cinéma pris en charge la représentation du rêve, ce qui est intéressant dans cette séquence c’est que ce n’est pas l’image qui se charge de traiter le phantasme, mais le sonore. Et c’est par l’écart, qui sépare son et image, que l’idée d’intériorité de l’écoute du monde, montrée par des plans subjectifs, apparaît.

Extrait VI : Mulholland Drive, David Lynch (Scène du Winckie’s)

La scène dialoguée a lieu dans un espace dont les sons ambiants du café ont été évacués. Seuls des sons assourdis de voitures apparaissent au loin. À la fin de la scène, les protagonistes sortent dans la rue et l’ouverture de la porte nous laisse entendre un passage de voiture conclu dans une réverbération. Le passage au-dehors, loin de faire exister un supplément d’ambiance, assourdit les véhicules en dépit de leur proximité. Après la descente des escaliers, de petits sons apparaissent en écho émergeant de trames instrumentales.

Toutes les fréquences aiguës atténuées, nous sommes plongés dans un espace très feutré. Cet état sourd nous fait basculer d’une perception de l’extérieur à un sentiment d’intériorité, dans une subjectivité qui nous fait vivre la scène comme dans un cauchemar. Comment rendre compte d’un sonore de l’intériorité ? Comment le sonore, agent de la sensation, pourrait-il lui-même représenter la sensation ? Si la représentation de l’être intérieur ne peut avoir lieu en son extériorité, c’est par des figures que Lynch y accède. Figures, simulacre, ce n’est qu’allusion. Des codes communs permettent l’approche de la sensation. On réfère alors à la surdité, du moins à l’expérience qu’on en connaît : à ce qu’on entend quand, la tête sous l’eau, les attaques des sons n’apparaissent plus, ni par conséquent leur localisation. Ce qu’il faut noter ici c’est que l’effet est produit en creux et non pas en addition d’éléments, en ajout, mais simplement en évacuation, en privation d’accès au monde.

Extrait VII : Elephant, Alan Clarke

Elephant a inspiré Gus Van Sant pour faire son film qui porte le même nom. Produit en 1989 par la BBC pour la télévision d’Irlande du Nord ce film a été immédiatement censuré. C’est un film sans dialogues, sans musique qui met en scène des tueurs que l’on suit dans leur tâche implacable. Ici aussi, bien que différemment du film de Lynch, nous nous trouvons mis dans un état de privation : privation de compréhension du mobile des crimes présentés. Les tueurs ne se connaissent pas, ils semblent tenir l’indépendance d’action propre à une armée secrète, tuant froidement leurs victimes. Le film a été tourné sur les lieux où les vrais meurtres ont eu lieu durant la guerre civile. Nous assistons durant la totalité du film à une succession de meurtres, perçus depuis la place du meurtrier. Il s’agit d’un son direct, on subit la violence que produit le direct, la cruauté nous est proposée pour accéder à la sensation, l’absence de mobile le rend plus insupportable encore.

J’ai choisi de vous présenter la fin de ce film, qui se termine par un plan où l’on va vivre la traversée des lieux dans la vérité froide de leurs acoustiques.

Extrait VIII : Seuls, Thierry Knauff et Olivier Smolders

Si ce film est entré dans notre sélection c’est avec quelques doutes. Comme pour Blockade, je dois dire que ce qui est présenté ici ne répond pas forcément au regard que l’on attend. Le film gène immédiatement, et je comprends très bien la non adhésion à ce film qui instrumentalise quelque peu ces enfants autistes. Il représente cependant une modalité de construction sans commentaire autre que les sons produits par les enfants eux-mêmes. La forme brève de douze minutes tient le film dans un exercice de style, son choix dans notre sélection est lié à la question des sons, ici des sons du corps et de l’expression vocale.

Nicolas Philibert, l’invité

Je suis heureux de pouvoir accueillir ici Nicolas Philibert et le remercie d’avoir accepté notre invitation à venir présenter des extraits de certains de ses films.

D.D. : On vient de voir précédemment avec le dernier plan du film d’Alan Clarke quelque chose qui est assez proche d’un plan que je souhaiterais vous présenter. Il est extrait de votre film La Ville Louvre. J’ai choisi dans ce film une scène très forte qui a été mise en scène pour le son et je voudrais par cet extrait poser la question suivante : dans quelle mesure est-il possible d’organiser la mise en scène d’un documentaire et notamment du côté du son ?

Extrait IX : La Ville Louvre, Nicolas Philibert

Travelling dans les sous-sols du musée en suivant le son des talons d’une conservatrice.

D.D. : Je voudrais vous demander à quel moment on se pose cette question, à quel moment dans un documentaire on peut opter pour une forme si forte ?

N.P. : La Ville Louvre est un film dont le tournage s’est beaucoup improvisé au gré des travaux du musée, de l’aménagement des salles et du redéploiement des collections. Il fallait qu’on soit très mobiles, qu’on puisse aller le plus vite possible d’un endroit à l’autre dès qu’il se passait quelque chose. Heureusement, on avait la chance de pouvoir circuler en toute liberté, alors que les tournages dans les musées sont toujours très étroitement encadrés par les gardiens et les conservateurs. Il y a toujours la crainte d’un incident : un projecteur pourrait tomber sur une toile, sur une vitrine, mais comme on n’éclairait pas il n’y avait pas les mêmes risques, et à l’exception des rondes de nuit ou des séquences dans les réserves, on était complètement autonomes. On se baladait dans les salles, dans les couloirs, les labos, les ateliers… De temps en temps on poussait une porte, on regardait à l’intérieur, on demandait si on pouvait filmer un peu, et si les gens étaient d’accord, on tournait. Beaucoup de scènes ont été faites comme ça, sur le vif, de façon assez instinctive, surtout au début. Par la suite, je me suis mis à travailler différemment, à organiser, à provoquer des situations pour les besoins du film, comme la scène où les pompiers viennent chercher un blessé, ou comme celle qu’on vient de voir, ce long trajet dans les souterrains avec Marielle, cette jeune archéologue qui transporte une minuscule céramique. On voit bien que la séquence est mise en scène, découpée, qu’elle n’a pas été tournée d’un seul tenant. Il y aurait beaucoup à dire sur cette notion de mise en scène dans le documentaire, mais disons que lorsqu’il m’arrive de proposer un plan ou une séquence, ce n’est pas pour demander aux gens de simuler des sentiments ou d’accomplir des actions qui leur seraient étrangères. Au contraire, ce que je leur demande leur est familier, ils peuvent donc se l’approprier immédiatement. Mise en scène ne veut pas nécessairement dire fiction, même si pour la plupart des gens les deux notions se confondent. Dans le cas de Marielle et de son trajet dans les souterrains, c’est quelque chose qu’elle faisait quotidiennement, voire plusieurs fois par jour. Je lui ai donc simplement demandé de mettre ses chaussures à talon, pour le son. Je voulais que le bruit de ses pas martèle le sol et nous fasse sentir les matériaux successifs sur lesquels elle marche : dalles en marbre, tapis, parquet, ciment, planches, béton, lino… Avec des chaussures plus discrètes, des bruits de pas plus feutrés, je ne suis pas sûr que la séquence aurait eu le même intérêt. En fait, dès les premiers jours de tournage, je m’étais focalisé sur le son : le volume des salles, la hauteur des plafonds, les matériaux… Au Louvre, les espaces sont immenses, il y a une réverbération pas possible qui transforme les sons en bouillie. Impossible de lutter contre ! La seule chose à faire était d’essayer d’en tirer parti. C’est ce qu’on a fait chaque fois que c’était possible !

D.D. : Mais comment arrive-t-on à avoir confiance dans le sonore comme ça, comme vous le faites ? Parce que la question que je me pose à propos des cinéastes de documentaire en général, c’est : jusqu’où a-t-on confiance dans le son direct ? Vos films sont presque à cent pour cent du son direct, il y a très peu de musique, il y a un énorme travail de post-production ?

N.P. : Il y a un gros travail de montage son, mais il y a d’abord tout ce qui se met en place au moment du tournage, voire plus en amont encore. Prenez Le Pays des sourds : le son est le sujet même du film ! La Voix de son maître, La Moindre des choses, Être et avoir… On peut voir ces films comme autant de variations sur le langage : son pouvoir, son contrôle, ses failles, son apprentissage. Le son y a donc toute son importance. D’une manière générale, dès que j’arrive quelque part, je suis très attentif aux sons, aux timbres des voix, aux accents, aux intonations. Je m’amuse souvent à imiter les gens, pas tellement les gestes, mais leur façon de parler. En tournage, il m’arrive de me lancer dans une séquence à cause d’un son. La hiérarchie habituelle, qui veut que le son soit toujours assujetti à l’image est inversée… On aurait pu prendre d’autres exemples dans La Ville Louvre, la séquence des coups de feu, les horloges qu’on remonte une à une… mais pour changer un peu, je vous propose de voir un extrait de La Moindre des choses, un film que j’ai tourné à la clinique psychiatrique de La Borde il y a une dizaine d’années.

Extrait X : La Moindre des choses, Nicolas Philibert

Voilà, je voulais vous faire voir ces quatre séquences dans leur continuité parce qu’elles montrent assez bien la façon dont je procède. La première, celle où Sophie commence à dessiner, à faire le portrait d’une autre patiente, c’est une séquence dont le montage m’a demandé un travail considérable. L’endroit où nous l’avons tournée, le “Club”, est un lieu de passage permanent. On vient y faire un tour, fumer, boire un thé… Ce jour-là était particulièrement mouvementé. Nous sommes restés longtemps, j’ai dû engranger une bonne heure et demie de rushes, des plans sur tous ceux qui passaient par là. Au début, tout le monde parlait en même temps, les conversations se croisaient, c’était compliqué, on ne savait plus où donner de la tête. La séquence commence donc dans l’effervescence et dans le bruit, mais petit à petit le silence se fait, Sophie est concentrée sur son dessin, tout le monde retient son souffle, on entend les mouches voler, c’est un moment très intense. Mais cette intensité n’existe évidemment que parce la séquence a commencé dans l’agitation et la confusion. Si j’avais monté directement ce moment calme et silencieux, il n’aurait pas eu la même densité. J’ai donc passé beaucoup de temps à façonner, à polir dans les moindres détails ce passage de l’agitation au silence que je voulais très progressif, presque imperceptible. Un travail de composition au cours duquel je creuse, je gomme, je déplace des éléments, et pour pouvoir faire ça, j’utilise beaucoup le hors champ, le “off”. En général quand on dit montage son, on pense en termes d’ajouts. Moi, je fais souvent le contraire.

D.D. : D’ailleurs, c’est en enlevant qu’on s’approche du personnage. Moins il y a de son, plus on est près de Sophie. Ça nous incite à rentrer.

N.P. : La séquence d’après, celle où Claude se fait tailler la barbe, débute elle aussi de façon tonitruante, pour finir sur un mode suspensif, comme un élastique qui se tend : Claude est presque endormi dans son fauteuil… Et soudain, coup d’accélérateur, retour au “Club” où Sophie explose ! Elle a raté son dessin, elle se désole, elle crie, c’est raté, j’ai raté… Jusqu’à ce que ceux qui l’entourent parviennent très patiemment à la calmer. Puis vient le moment où elle boit son thé et enfin, la scène de l’orage, où on retrouve Claude dans le parc, assis sur un banc : il scrute longuement le ciel, le tonnerre gronde…

D.D. : Il nous invite à écouter, c’est un médiateur. C’est en le regardant scruter le ciel qu’on passe par son écoute.

N.P. : Il y aurait beaucoup à dire sur cet orage dont j’ai volontairement prolongé la durée le plus possible, avec ces derniers roulements de tonnerre qui n’en finissent pas de mourir dans le lointain. Précisément, ce sur quoi je voulais attirer votre attention avec ces quatre séquences, c’est le fait qu’aussi bien du point de vue de leur économie propre que de leur enchaînement, elles traduisent mon penchant pour une approche très musicale du montage, avec des pleins et des creux, des accélérations, des ralentis, des ruptures, des crescendo…

Je ne travaille pas dans le sens d’une disjonction complète entre l’image et le son comme c’est le cas dans certaines formes de cinéma expérimental, ou si je le fais ça reste très marginal, très ponctuel, mais disons quand même qu’une des raisons pour lesquelles je mène de front le montage image et le montage son, c’est cette volonté de ne pas subordonner systématiquement l’un à l’autre. Cette subordination étant à sens unique, comme chacun sait, neuf fois sur dix en défaveur du son. Or, on voit bien comment la prise en compte du son peut déterminer le choix des plans, leur agencement, l’architecture d’une séquence ou d’un film. Entre documentaire et reportage, dans ce qui les distingue, on met toujours en avant le facteur temps : le reportage étant une sorte de sous-documentaire, fait à toute vitesse, là où un documentaire digne de ce nom prendrait son temps. Je pense qu’on ne peut pas en rester là. On pourrait très bien tourner un documentaire en deux jours, non ? Le vrai distinguo, c’est le son. Il y a la question de la voix-off, du commentaire, mais cette question-là, elle non plus, ne permet pas d’établir une différence de fond. Je parle du son comme matière sensible, comme invitation à l’imaginaire. De ce point de vue, le montage de mon premier film, La Voir de son maître2 a été très instructif.

C’était un film sur le “discours patronal”, dans lequel une douzaine de grands capitaines de l’industrie française exposaient leur vision du monde et des rapports sociaux. Ce n’était pas à proprement parler des interviews –il n’y avait pas de questions, on ne les relançait pas– mais chacun d’eux développait longuement ses vues sur le commandement, la hiérarchie, la légitimité du pouvoir dans l’entreprise, les relations avec les syndicats, les grèves ou la question de l’autogestion. Ici ou là, on montrait une ouvrière au travail, un plan d’usine, une cité dortoir, mais la plupart du temps, les interventions des patrons s’enchaînaient directement les unes les autres. Or je me souviens que pour gagner du temps sur le montage, on avait commencé par faire un bout à bout non pas en images mais sur le papier, à partir du décryptage de leurs interventions. Puis on avait conformé les images à ce premier squelette, qui nous semblait d’une grande logique, très cohérent du point de vue du sens. Mais très vite, on s’est rendu compte que ça ne fonctionnait pas ! C’était sans relief, indigeste, parce qu’on avait négligé l’essentiel : le timbre des voix, les intonations, le débit, les gestes, les hésitations, les silences, tout ce qui donne vie à la parole.

D.D. : Cet exemple montre bien que c’est en ayant confiance dans le rythme, le temps, les matières, les matériaux sonores que l’on trouve des solutions qui n’ont rien à voir avec des formes parachutées.

N.P. : Oui, c’est une question de confiance. Quand on fait un film, on voudrait tout maîtriser mais beaucoup de choses nous échappent, se font à notre insu, et il faut l’accepter. En documentaire, cette dimension de hasard est précieuse.

D.D. : On peut regarder peut-être le début d’Un animal des animaux, à propos des heureux hasards, des coïncidences.

Extrait XI : Un Animal des animaux, Nicolas Philibert

D.D. : Voilà une séquence assez étonnante. On a du mal à y croire tellement c’est surprenant de voir l’adéquation entre les bruits de transport et le poids des animaux transportés. Les grincements s’apparentent aux cris des animaux, et cet heureux hasard fait que l’on se trouve pratiquement chez Jacques Tati.

N.P. : Sauf que Tati aurait probablement inversé, il aurait calé les sons un peu aigrelets sur les manipulations de l’éléphant ! Mais vous avez raison, tout le monde est surpris de savoir qu’il n’y a ici que les sons directs. On croit que ces bruits ont été retravaillés au montage, mais non ! Je me souviens qu’en arrivant dans le hangar où on tournait, Jean Umansky a très vite attiré mon attention sur ces bruits. Plus les animaux étaient lourds, plus les sons produits par leur manipulation et leur déplacement étaient graves. On aurait dit des barrissements ! Certains mouvements de leviers faisaient penser à des canards, d’autres au brame du cerf ou à d’autres cris. On a commencé à regarder tout ça d’un autre œil, et d’un seul coup, au lieu de percher les dialogues, les paroles qu’échangeaient les taxidermistes, on s’est mis à privilégier ces sons-là.

D.D. : Il y a la rapidité d’intervention aussi. Il s’agit de saisir, de comprendre et d’aller au bout.

N.P. : Oui, mais il y a aussi tout ce qu’on loupe, ce qu’on n’a pas réussi à filmer à temps, ou qui ne s’est pas passé comme prévu. On est toujours confronté à ça dans le documentaire, c’est ce qui en fait l’intérêt.

D.D. : Dans Être et avoir on est étonné de la qualité des directs dans un contexte où la prise de son est toujours hasardeuse puisqu’on ne sait jamais ce qui va surgir, quel élève va prendre la parole, à quel moment le maître intervient. La perte doit être importante.

N.P. : En effet une salle de classe c’est grand, et on ne sait jamais ce qui va se passer, qui va parler. Cela dépend des situations bien sûr, mais c’est vrai, il y a une grande part d’incertitude et du coup, on est tout le temps sur le qui-vive ! Le seul moyen de s’en tirer, c’est de faire de vrais choix. Je me souviens, le premier jour, j’essayais de suivre tout ce qui se passait caméra à l’épaule. C’était n’importe quoi ! À partir de là, j’ai mis la caméra sur pied et j’ai commencé à prendre des partis beaucoup plus tranchés, en laissant ouvertement certaines situations se développer hors champ. D’où une relation dialectique entre visible et invisible, présence et absence non plus complètement subie mais un tant soit peu assumée. Il faut qu’il y ait des zones d’ombre. Si on montre tout, il n’y a pas de pensée, si un film répond par avance à toutes les questions, il nous empêche de penser.

Question dans la salle : Vous avez évoqué au début l’inversion de priorité entre le son et l’image. Vous n’avez pas eu envie de prendre la perche comme certains l’ont déjà fait pour diriger le caméraman ?

N.P. : Mais je cadre moi-même, alors je ne peux pas tout faire.

Intervention de la salle : J’entends bien, mais diriger, je crois que c’est Wiseman qui travaille comme ça, pour diriger son cadreur avec la perche. Donc c’est une stratégie, une technique, et compte tenu de l’intérêt que vous avez pour le son…

N.P. : Oui mais je ne peux pas être à la fois au four et au moulin.

Intervention de la salle : C’est une question d’envie.

N.P. : Possible, mais je n’ai ni cette envie ni cette compétence-là.

Intervention de la salle : Ce n’est peut-être pas tant pour se substituer à l’ingénieur du son que pour orienter, diriger, attirer l’attention du cadreur.

D.D. : Mais de toutes façons les rapports entre ingénieur du son et opérateur ou opérateur et réalisateur sont très complices, on a des yeux partout et des oreilles partout. Je me souviens avoir travaillé avec Yann Le Masson. C’était à la fin des années 70, après Kashima Paradise. On faisait un film sur la vue. Son frère devenait aveugle et on tournait régulièrement avec lui. Yann travaillait les deux yeux ouverts, un dans l’œilleton et l’autre ouvert et il me disait avec l’autre œil je te suis. Si tu vas à des endroits que tu vas me signaler par la direction de ton micro, j’irai. La rapidité arrivait ainsi avec la simple orientation du micro. Certains ont cette sensibilité-là, d’autres pas. Avec d’autres il faut essayer de s’accrocher. Wiseman, à qui vous vous référiez, ne fait pas tant un cinéma de détail qu’un cinéma de dialogue. Il va percher mais c’est quelque chose qui est plus de l’ordre de la relation à l’autre, de l’échange. Il est l’interlocuteur, il est le journaliste, le reporter et sa perche est comme un micro tenu à la main. Dans le cas de Nicolas ce n’est pas tant être face à un dialogue qu’à un espace, à un monde, et de voyager dedans, l’investir. Je comprends très bien qu’il soit difficile d’être à la perche pour faire ce travail magnifique.

Question dans la salle : Je voulais savoir comment vous procédez pour le montage son, quelles sont vos habitudes, vos règles si vous en avez, merci.

N.P. : Depuis une dizaine d’années je monte mes films, seul. J’ai un assistant qui prend en charge toute la partie technique, la digitalisation des rushes, les sorties, et qui vole à mon secours au moindre problème, mais sur le montage proprement dit, je travaille seul. En général, je vais le plus loin possible avant de passer la main au monteur son. Quand il arrive, la plupart des choix artistiques ont été faits, je lui laisse la partie la plus technique, toute la finalisation.

Question dans la salle : Quand on voit La Moindre des choses et Être et avoir en salle, on est amené à se poser des questions quant à la posture du cinéaste et on voit bien que vous passez du temps avec les gens, que vous prenez du temps pour vous faire accepter, à la différence du film précédent (Seuls, de Thierry Knauff et Olivier Smolders). Je ne sais pas quelles ont été les conditions de tournage de Seuls mais ce que j’ai ressenti, que j’ai trouvé assez gênant c’est qu’il n’y avait pas de partage. J’ai l’impression qu’il y a eu un abus, une utilisation. Est-ce que vous auriez pu faire ce film ?

N.P. : Sans doute pas. C’est une démarche très formelle.

Intervention de la salle : Je pense que l’autisme ne se prête pas au même type de films, et que même si on te l’avait proposé tu ne l’aurais pas fait. Il n’y a pas de communication possible avec les enfants autistes, ou alors il faudrait…

N.P. : Si, il y en a. Il y a des conversations possibles.

D.D. : Je voulais faire juste une remarque. Je trouve très étrange que l’on se serve beaucoup du son pour aller du côté de la douleur. C’est un outil qui permet d’aller du côté des douleurs, c’est à dire du côté du sensible.

N.P. : Quand on a une caméra, un Nagra dans les mains on est en position de force. On a un pouvoir sur l’autre. La question est : comment ne pas en abuser ? Il y a un tel attrait pour le spectaculaire, c’est difficile de se freiner, de poser la caméra, de ne pas filmer. En particulier aujourd’hui, avec les petites caméras. La question se pose tout le temps : filmer ou non. On devrait apprendre à ne pas filmer. C’est important, savoir ne pas filmer.

D.D. : Il faudrait pouvoir ajouter une autre séance à celle-ci… Merci Nicolas Philibert.

Nous allons poursuivre, Le Territoire des bruits, avec la projection de courtes séquences filmiques : le début de M. le Maudit de Fritz Lang et une séquence du Triangle de feu de Edmond Tanger Gréville réalisé en 1932. Ces deux exemples sont des cas d’espèce qui montrent qu’à l’arrivée du son, pour des raisons techniques, une esthétique monodique apparaît : on égraine, on dispose les sons les uns à la suite des autres, les éléments sont arrangés à la suite face à l’image, c’est très étonnant d’entendre ça. On pourrait penser que le travail de Gréville fut inspiré par l’approche de Lang. Il est pourtant peu probable qu’il ait pu en avoir connaissance, on peut donc supposer qu’il y ait là une méthode spécifique aux pratiques de l’époque. M. le Maudit débute par un gong comme pour lancer un match et c’est la grande quête vers M. (joué par Peter Lorre), une comptine est scandée par les enfants jouant dans la cour, celle-ci parle des crimes de M.

L’acoustique de la cour et le placement des voix se trouvent dans un rapport tout à fait juste par rapport à l’image, le son est pris en direct. Mais, même si l’on se trouve dans une pratique d’un cinéma sonore direct, des sons post synchronisés sont ajoutés un à un au montage.

Nous avons parlé précédemment des sédiments sonores, du bruit de fond, des ambiances, il n’y a là aucune ambiance, on se trouve dans le silence d’un studio et toute la construction sonore est bâtie, on pourrait dire, en pure synthèse. Il faut noter, que dès les débuts du son synchrone, les sons entrent directement dans la construction dramaturgique du film et cela de façon bien plus importante qu’actuellement.

Extrait XII : M. le Maudit, Fritz Lang

La puissance obtenue par ce film est liée notamment à sa réalisation dans un studio qui le place dans un “silence sédimentaire”. Je vous renvoie à ce que l’on a dit hier, être dans un lieu mis au silence, fait qu’on va pouvoir choisir et organiser tous les éléments qui vont rentrer dans la constitution de la bande sonore et ne pas subir le continuum du bruit de fond de la ville, bruit de fond spécifique du son direct et qui agite en nous la réactualisation permanente de la conscience du temps. On entre dans un cinéma, qui assied la puissance de sa production d’écoute, par cette mise en creux, du eau silence du studio qui place le son sur un sédiment devenu transparent.

Vous avez pu constater cet égrainement des sons, on a très peu de chevauchement, par absence de multiplicité des pistes sonores bien sûr. Les carillons et les cloches s’alternent, on a des constructions qui avoisinent la construction rythmique dont on parlait hier.

Le prochain extrait apparaît comme la caricature de ce que nous venons d’écouter.

Extrait XIII : Le Triangle de feu, Edmond Tanger Gréville

La séquence que je vous présente débute sur un chant d’oiseau artificiel, dont on ne comprend guère la raison d’être, placé sur l’image d’un bouquet de fleur situé dans un salon mondain. Dehors, les klaxons des voitures sont bruités avec des instruments de musique, des cuivres ou des trompes avertisseurs à poire, enregistrées en studio. On retrouve ensuite l’idée de la mélodie sifflée, empruntée à la mélodie de Grieg de M. le Maudit. La bande sonore extérieure se densifie peu à peu. Suit brièvement un espace hybride, composé d’un son direct de rumeur de ville sur lequel sont posés ces bruitages. Les acoustiques ne raccordent pas. Puis vient cette ambiance de rouling de voiture. Le son d’oiseau artificiel fait retour. Les intérieurs sont parfaitement silencieux, pas de bruit de pas sur les tapis. Enfin se succèdent en extérieur, sur le plan de cette ruelle, cloches, klaxon, sifflet de locomotive, sifflet de bateau. Le son du monde représenté en cette succession se trouve rassemblé, entassé dans cette simple ruelle. Après cette scène d’intérieur, encore un extérieur, avec sifflets de locomotive, sons d’oiseaux du type serin dans une cage cette fois bien vivants, déposés sur un plan d’extérieur. Vient ensuite la scène de la gare avec téléphone, sifflet de chef de gare, eau qui coule du robinet par jets successifs pour simuler la vapeur de la locomotive à l’arrêt, diverses voix d’annonces, cris de porteur et de marchand ambulant sur le quai. En une sorte de monodie, dans une mise bout à bout, les éléments se succèdent, une forme en émerge. Elle est liée à la limite d’une technologie qui ne permet pas alors de mixer plusieurs bandes son, d’épaissir par plusieurs couches surexposées.

Extrait XIV : Mr et Mme Curie, Georges Franju, (1953)

Ce film met en jeu très peu de sons, une voix off importante : les textes extraits des carnets de Marie Curie et la musique de Beethoven éloignée pour laisser apparaître la voix off en superposition. On retrouve ici les trois éléments très classiquement assemblés, les Sons, les Musiques et la Voix off. Ces éléments se succèdent, les chevauchements sont timides tout est post synchronisé. Les sons sont placés ici aussi un a un. La musique est adaptée à ce que l’image nous offre. Sur les plans du chronomètre, Franju place une musique au tempo du décompte du temps (60 à la noire). Dans cet égrainage du temps, le sens renvoie au sens. Chaque élément est très pesé. C’est, comme le dit Claude Bailblé, un film “scientifiquement” construit avec le son…

C — Le territoire des voix

Vient le questionnement de la voix. Nous y entrons par un film sans dialogue, ni voix-off : Libera me d’Alain Cavalier.

C’est un film qui, pourtant, nous renvoie à la question de la voix, par sa volonté ostensible d’en organiser la privation. Il traite de l’enfermement, de l’oppression et de la torture. On ne sait dans quel pays cela a lieu, ce pourrait être en Espagne, en Amérique du sud, en Allemagne, en France, on n’en connaît pas non plus l’époque. C’est en tout cas proche de nous. Alain Cavalier a essayé d’être le plus juste possible avec les sons qui y figurent. Comme je vous l’indiquais, il n’a pas employé de comédiens, mais des professionnels recrutés à l’ANPE : bouchers, photographe. Il veut obtenir d’eux des gestes justes, de professionnels, effectués avec les objets qu’il a choisi de mettre en scène. Il joue ces sons en direct. Le cadre nous place en proximité proche de ces objets, très choisis. Il n’y a pas de sédiment sonore, de bruit de fond, on se trouve ici aussi en studio. Chaque élément est particulièrement désigné. Les durées, la distance ou la proximité, tout est déterminé. La construction de tout le film est tenue dans ce silence et c’est par la privation, et autour de celle-ci, que l’épaisseur du film se constitue. On entre dans un monde aussi étouffant et froid que fragile et précaire. C’est un film rare, c’est tout a fait exceptionnel de faire un long métrage sans une musique ni un dialogue. Il est aussi remarquable qu’il est rare de pouvoir le voir. Nous en regardons le début, les dix premières minutes.

Extrait XV : Libera Me, Alain Cavalier, (1993)

Voilà un film très puissant, l’écoute est conduite et tenue tout du long, on a peu d’éléments qui coexistent, les sons sont directement liés à ce que nous présente le cadre. Seul le premier tir de fusil est off. On se trouve face à une désignation, dans un cinéma de la perte, de la perte de l’excès, on évacue tout ce qui n’est pas nécessaire et n’est présenté que ce qui est nécessaire à la construction. On trouvait déjà cette démarche dans Thérèse (1986).

Je vous disais que point d’écoute et point de vue sont assemblés, c’est-à-dire que la précision du son correspond à l’endroit où le point est fait, il assemble au lieu du synchronisme ce qui est offert à la vue.

C’est une chose que l’on va retrouver dans le prochain exemple avec le film de Jean-Pierre Duret qui s’appelle Le Rêve de Sao Paulo.

Jean Pierre Duret est un preneur de son qui a travaillé avec les frères Dardenne, avec Pialat, Straub et Huillet, Agnès Jaoui ou Nicole Garcia, des Pallières et bien d’autres encore… Il est aussi devenu réalisateur. Il a réalisé deux films sur les “Sans terre” du Nord-Est du Brésil. Il se trouve actuellement en tournage là-bas, c’est pourquoi il n’est pas avec nous.

En tant que preneur de son, son approche de la réalisation est rare. Il construit autant qu’il le peut son cadre en fonction de ce qu’il entend. Ce n’est pas commun, en général on détermine un cadre et on se débrouille pour en prélever le son. Réalisant dans le même temps son et image, il choisit un point d’écoute, déterminé par un rapport de proximité, un certain contact avec la place où il se tient. Je vous disais hier que la prise de son se fait en corps à corps dans la matière sonore et non pas à l’extérieur, dans la distance, comme avec un téléobjectif, il faut être dans le son pour le prendre. Ici il se met donc dans une grande proximité avec les êtres qu’il va filmer, une grande familiarité. Il passe beaucoup de temps avant de filmer, avec les gens, il reste longtemps avec eux et il obtient ainsi des scènes du réel, puissantes, qu’il arrive à “demi” mettre en scène. La scène que vous allez voir est construite à partir du départ d’un fils pour Sao Paulo en vue de trouver du travail. C’est leur dernier fils, les autres sont déjà partis tour à tour et le village s’est peu à peu dépeuplé. Ne demeurent que les vieux parents, seuls à travailler la terre. Il a réussi à découper la scène de séparation sans agir sur ce qui se passait réellement dans cette séparation douloureuse. Cette grande intimité d’écoute produit un regard très fort, on est très près de la situation.

Extrait XVI : Le Rêve de Sao-Paulo, Jean-Pierre Duret, (12 mn)

On trouve rarement des documentaires tournés en DV associé à un son de cette qualité. Il est vrai qu’il faut avoir une grande pratique pour obtenir un son de fiction quand rien n’est répété. La technique employée est la stéréophonie de couple. Il utilise un couple ORTF dont il a équipé son caméscope. Il aurait aussi bien pu prendre un couple XY ou MS.

S’ils sont à deux pour faire le film, il est seul à capter l’image et le son. De tous petits moyens sont mis en œuvre. Il indique que l’emploi du couple stéréo lui permet d’obtenir un recul d’un mètre sur une prise de son monophonique située à la même place. 3 Cela lui permet d’avoir un peu plus “d’air” et donc un peu plus de lisibilité de l’image. Vous avez vu que l’on n’est pas collé à ce que l’on filme, on n’est pas serré et l’on a une précision, une très belle qualité. Il faut dire que le lieu est bien choisi. Les conditions sont favorables à la bonne qualité de la prise de son : la campagne, aucun bruit parasite ni à l’extérieur ni à l’intérieur. La terre battue domine, les murs sont de torchis, toutes matières favorisant la qualité des sons. Il n’y a pas de vent sur la séquence, bien qu’il sache s’en prémunir, on l’a vu sur la scène tournée dans la voiture décapotée. Cette belle qualité sonore nous permet d’accéder plus facilement au sensible. Le choix du cadre est établi par le choix du rapport voix/espace sonore environnant : à quelle distance je me place pour écouter ce qui m’est donné, et à partir de là, qu’est-ce que j’obtiens comme image, et qu’est-ce que je choisis ?

Un micro de haute qualité se trouve placé à l’endroit où se trouve sur vos DV le micro caméra, qui vous donne de si mauvais résultats. Mais il n’y a ni perche ni micro-cravate, là ce n’est pas tant la question du matériel qui est en jeu que celle du placement et du silence, c’est-à-dire du rapport engagé avec la situation sonore de la scène. Et la véritable question de la prise de son se trouve à cet endroit. Il n’y a pas d’outil qui fasse des merveilles, ce n’est pas parce qu’on aura de bons outils, qu’on fera un très bon son. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante. Un bon son ne peut s’obtenir que dans une certaine exigence, quand au rapport aux objets que l’on veut prendre. Voilà, j’ai voulu aborder avec ce film la question de la voix. C’est le type de tournage documentaire, tel que vous le pratiquez tous. C’est aussi un film de preneur de son qui sait également découper, il fait tellement de films de fiction, qu’il a intégré la question du cadrage et de la coupure, mais il a surtout une grande sensibilité à appréhender l’espace sonore.

a — Parenthèse technique

Le couple ORTF est un système qui a été mis en œuvre par la radio française au milieu des années 60 et qui a été un peu trop vite abandonné par le cinéma pour les contraintes qu’il impose. Deux micros directionnels dont les membranes sont placées à 17 cm, sont rassemblés sous un angle de 110°. Avantage et désavantage du système : il est très sensible au vent et aux chocs. Je vous rappelle que les bonnettes anti-vent à poil font perdre les composantes aigues des sons, leur emploi se fait au déficit de la qualité, de la présence et des petits sons en un mot de la perception des détails. Il faut donc travailler avec le moins d’épaisseur de bonnette possible, donc de préférence choisir des lieux sous abri. Il existe deux types de bonnettes. La moins nuisible à la qualité du son est couverte de bas nylon, placés en couches successives et séparées d’un espace. C’est cet espace qui est l’élément important, il permet de freiner les coups de vent. Les mousses placées sur un micro ne servent pas à grand-chose, la mousse conserve un contact mécanique entre le vent et la capsule. Il est en cela inefficace et tout juste capable d’atténuer les “pop” produits par les explosives émises par certaines consonnes lors de l’enregistrement des voix en proximité. Ces mousses ne sont pas neutres non plus, elles atténuent les fréquences aigues qui sont si utiles à la précision et à la localisation du son. Il faut avoir un espace d’air, voire deux, pour protéger la capsule du vent. Plus encore, il faut que tout le corps du microphone soit protégé. Les micros directionnels employés pour leur grossissement sonore 4 sont des micros sensibles au vent et sensibles aux chocs, il doivent donc être placés sur des suspensions et ne doivent pas être touchés. Un simple déplacement rapide du micro non protégé, même en intérieur, peut provoquer un coup de vent sur la membrane. Un micro tenu à la main et qui n’est pas conçu pour cela reçoit des vibrations du corps qui s’entendent dans les moments silencieux. On peut relativement atténuer certains de ces bruits par une correction des fréquences graves, mais cette action touchera également les fréquences graves du signal proprement dit. Ce système doit donc être correctement suspendu, la tension doit être adaptée au poids du micro. Le réglage s’effectuant à l’oreille.

L’image sonore obtenue à partir d’un couple restitue en largeur et en profondeur l’espace d’origine situé face à lui dans un ordonnancement de localisation fidèle à la scène d’origine. L’image obtenue donne, sous certaines contraintes d’écoute, une restitution précise de la scène sonore. Le problème que pose la stéréophonie est cette contrainte : la place de l’auditeur est limitée à la zone centrale de la salle. Pendant un temps, on rassemblait dans un haut-parleur placé au centre de l’écran les composantes droites et gauches en une monophonie qui permettait aux spectateurs se trouvant placés latéralement à l’écran, de pouvoir recomposer une image stéréophonique, à partir des données issues du côté opposé, récupérées dans cette mono. Maintenant cette enceinte centrale est vouée à la seule diffusion des voix, puisqu’en général les voix d’un film sont centrées en mono. Ce procédé s’inscrit dans la mise en œuvre de la diffusion en 5.1.

Cette stéréo de couple unique est très difficile à employer, elle impose de nombreuses contraintes, c’est pourquoi elle est très peu employée au cinéma. Le problème majeur rencontré est bien sûr la réalisation d’un champ/contre champ, qui induit un retournement brusque très désagréable de la scène sonore si ce couple est fixé sur la caméra. Par exemple, dans le film de Claude Mourieras, Montalvo et l’enfant, on peut entendre ce phénomène de retournement sonore de l’ambiance avec le son d’une musique sortant d’une caravane qui passe brutalement de droite à gauche dans un retournement de plan.

L’abandon général de la prise de son stéréo, décidé pour de multiples raisons a pour conséquences le retour à la mono pour les voix et l’ajout d’ambiances ramenées de manière différée en stéréophonie.

b — Pour conclure cette parenthèse

Cette parenthèse technique répond un peu à quelques-unes de vos interrogations ; il y a là une pierre d’achoppement du son direct. Je sais que lorsqu’on fait du documentaire, le problème principal est sonore. On ne peut pas toujours placer un micro-cravate pour préciser la prise, car cela suppose de pouvoir intervenir sur la personne pour installer un micro, mais surtout d’en posséder un ou plusieurs. Il faut également pouvoir les mixer en mono sur le canal droit de l’enregistreur, tout en conservant une perche de l’autre côté pour le son du cadre, ce qui suppose aussi la présence d’un perchiste. La solution employée par Jean Pierre Duret en est une parmi d’autres. Elle suppose surtout beaucoup de savoir-faire. Elle répond aussi à sa pratique et à sa réflexion. Cet ajustement de l’adaptation technique au sujet mais aussi à la forme de la réalisation est important. Il faut garder du jeu dans la méthode, plus que de la souplesse. Il faut pouvoir reconsidérer le dispositif de saisie.

Il faut surtout rappeler que le son demeure un objet difficile à mettre en œuvre pour obtenir de la qualité, et cela, quelque soit le système employé.

c — La voix-off

Pour rentrer plus avant dans la question de la voix-off, on va d’abord projeter un extrait de Moi un noir de Jean Rouch. Ce film est un cas d’espèce qui parvient à en diversifier les formes d’inscription. Nous regarderons ensuite Le Camion qui travaille cette même question d’une tout autre manière, puis Disneyland, mon vieux pays natal, Le Fond de l’air est rouge de Chris. Marker, Passion de Godard et puis la fin de Paysage de Losznitsa.

Extrait XVII : Moi un noir, Jean Rouch, (12 premières minutes)

Ce film de 1959 nous présente sans doute la plus belle post synchronisation de l’histoire du cinéma (rires). On trouve dans cet extrait une scène qui renvoie à Jour de fête de Jacques Tati, c’est la séquence du western. Les bruitages placés sur les affiches de cinéma nous rappellent la scène du chapiteau installé sur la place du village dans lequel un western est projeté. Alors qu’on entend en off les sons du western, l’image nous montre un forain coiffé d’un chapeau de cowboy qui manie sa clé à molette comme un revolver. L’esprit est le même, il s’inscrit sur deux films tournés à dix ans d’écart. Ce qui est ici très beau, c’est cette voix-off qui se place autant à l’intérieur des images qu’hors d’elles, c’est cette liberté qu’a pris Jean Rouch de la situer à l’intérieur ou hors du plan.

Extrait XVIII : Le Camion, Marguerite Duras, (10 mn)

J’ai choisi cet extrait pour traiter de la question de la voix-off dans un dispositif de mise en scène que Duras place devant nous. Cette voix appartient tour à tour : en voix in, au roman, (on la voit lire le scénario), à la voix-off qu’elle interprète avec Gérard Depardieu, puis on entend cette voix placée sur des images prises depuis le camion — dans un véritable statut de voix-off. Cette voix décrit les conditions de réalisation de ce film, on assiste à la lecture d’un commentaire qui nous annonce ce que l’on est en train de vivre. Cependant, assez habilement un écart se constitue entre ce qui est annoncé, et qui devrait avoir lieu, et ce qui se passe réellement. Par exemple : la musique qui serait sensée sortir de l’auto radio du camion, comme elle l’indique, n’en sort pas ; la place de la musique relève alors de la simple musique de film placée sur les images. On notera que ce cas est assez rare, le cinéma se place rarement à cet endroit de la dénonciation de la construction. On se souviendra à ce sujet que Duras faisait partie du courant dit du Nouveau Roman avec Butor et Robbe-Grillet, on découvrira d’ailleurs, avec L’Immortelle, un dispositif se plaçant dans le même genre de mise en perspective.

Ce que je veux rappeler ici c’est que tous les éléments peuvent être pris comme outil déterminant et majeur de la mise en scène. On a vu cela sur la question du bruit de fond, puis des sons, on le voit avec la voix-off comme on le verra avec les musiques… Il y a bon nombre de façons de déjouer les formes habituelles.

Extrait XIX : Disneyland, mon vieux pays natal, Arnaud des Pallières

Voici une autre approche de la question de la voix-off.

Des Pallières, né en 1961, a réalisé quatre films : Drancy avenir, Is dead — (Portrait incomplet de Gertrude Stein), Disneyland, et Adieu dont on verra également un extrait. C’est un cinéaste particulièrement attentif au son. Il place le son à l’endroit du sujet du film, dans la conception même de son dispositif de réalisation, comme Alain Cavalier a pu le faire avec Libera Me, et non comme un traitement annexe.

Dans ce film, il met en travail la sous qualité de l’image et la dénaturation de la voix. C’est un film qui traite du parc d’attraction et qui nous place dans son enceinte. Des Pallières reprend l’idée des voix synthétiques qui s’y trouvent dans diverses attractions. Il en fait un des principes d’écriture sonore de son film. Voix de synthèse du visage constitué de lignes vertes qui interroge les enfants puis voix fortement compressée, entremêlée de respirations renforcées par les pompages de cette compression sur les images sous définies de son voyage en scenic-railway. Par ailleurs, il organise un certain nombre de transpositions de sa voix-off pour faire parler tour à tour chaque personnage : Dingo, son chef de service etc. Il se sert pour cela d’un pitch (vocoder) qui monte ou descend la tonalité de sa voix sans en varier le temps et qui lui permet par sa seule voix de jouer “artificiellement” tous les rôles. Le système s’inscrit parfaitement dans la construction de la fable du conteur, il rappelle Le Joueur de flûte de Hamelin.

Ici c’est par l’entremise de l’artifice du traitement du signal qu’il aborde le grand artifice Disney. Face à ce lieu saturé d’outils de captation grand public (photo et vidéo), il fait usage de ces outils, bas de gamme, par lesquels il obtient une forme forte, s’inscrivant dans une double patine : celle de l’image et celle du son, une sous définition de l’image et un pompage du son.

Extrait XX : Le Fond de l’air est rouge, Chris Marker

Nous retrouvons encore le filtrage des voix dû aux outils de médiation eux-mêmes. L’extrait que j’ai choisi fait apparaître encore ce déficit de qualité, c’est une autre manière de désigner ce que je nomme “l’effet de perte”, puisque finalement c’est globalement que l’on traite ici cette question, dans ce séminaire, comment perdre ? Face à un micro qui nous offre trop, se pose toujours la question comment perdre cet excès, voici ici encore une autre modalité d’organisation de la perte.

Chez Marker, la méthode consiste à utiliser l’information dans ce filtrage effectué par le médium radio, par la mauvaise qualité de la transmission des prises réalisées par les envoyés spéciaux sur le terrain. Ce film a trait aux luttes de 68 et il utilise la perte occasionnée par le dispositif technique lui-même. La déformation des voix, lié à l’usage de ces médiums, produit des colorations, des matières qui se révèlent dans leur placement bout à bout. Je vous rappelle ici ce que j’ai déjà évoqué hier : la mise côte à côte des sons, dans une coupure cut fait apparaître les différences et nous permet de les entendre. Quand on entre dans une ambiance et quand on est baigné dedans, et que cette ambiance glisse par un fondu d’un état à un autre, on ne s’aperçoit pas des différences entre ces ambiances. Si, au contraire, deux sons se succèdent en coupures sèches, on acquiert la conscience de cette rupture et de leurs deux états.

La séquence débute avec une ambiance d’orchestre symphonique qui se chauffe avant de s’accorder, c’est son sédiment entropique. Puis nous passons à la diffusion de l’enregistrement sur cassette d’une lettre, d’un récit d’un homme qui annonce qu’il va veiller le corps d’un vieux militant mort à 82 ans, “mort, comme tous les vrais communistes, dans le dénuement le plus total et qui a donné toute sa vie pour la Cause”… Puis après être repassé par des voix non traitées, on retrouvera la dénaturation des voix amplifiées et déformées par les mégaphones. Ensuite, une séquence en boucle, assez simple au demeurant, réalisée avec les premiers synthétiseurs (VCS3), dramatise peu à peu, en crescendo, la séquence des images des manifestations américaines. Puis se succèderont, avec les nombreuses voix des envoyés spéciaux et des voix traitées par les mégaphones, une matière sonore qui révèle et accentue la conscience de la diversité et de l’abondance des prises de parole. La séquence se termine par le son des voix de petits groupes s’éloignant dans les ruelles réverbérantes du Quartier Latin.

d — Les voix et leur synchronisme

Nous allons écouter deux dernières bandes son : celle de Passion pour le synchronisme et puis la deuxième partie du film de Losznitsa, Paysage.

On ne va traiter ici que brièvement de la question du synchronisme, car on va la retrouver ce soir avec la projection du Territoire des autres. Le désir de synchronisme pourrait être considéré comme la volonté de résoudre une béance, celle qui sépare une image d’un son supposé la représenter qui serait sensé la résoudre, le réel pris comme modèle. Quelque soit le son que l’on place sur une image, on tend toujours à chercher les éléments qui dans le son et dans l’image se résolvent mutuellement. Le désir revient toujours de restituer à une image, un son qui lui correspondrait, à l’endroit même de son mouvement. Le point de synchro est le lieu de la résolution, le lieu de la loi.

La désynchronisation fait apparaître deux éléments mis côte à côte, nous allons le voir avec notre premier exemple.

Image et son jouent leur partie séparément et nous tentons désespérément de relier l’un à l’autre. Nous tentons de trouver des moments où les choses se rassembleraient pour ne plus faire qu’une, s’associant soudain pour faire sens.

Lorsque image et son sont désynchronisés : 1 + 1 = 3, puisque apparaît ce troisième élément qui est cet état de séparation des parties mises côte à côte, au lieu du 1 + 1 = 1 du cinéma synchrone où les deux éléments s’assemblent pour ne faire plus qu’un, faisant disparaître ainsi dans le même temps, toute conscience du son.

Ce jeu avec le synchronisme existe de longue date. On peut se souvenir des échanges entre John Cage et Merce Cunningham pour lesquels chacun travaillait de son côté et au dernier moment, c’est-à-dire pour le spectacle, danse et son étaient unis et confrontés. La sommation produit des effets de renvoi, de correspondance, des heureux hasards, des séparations, des moments où chaque élément travaille indépendamment de l’autre, révélant des portions du travail apporté par chacun. On regarde ou l’on écoute, tour à tour, ou bien on essaye d’assembler les deux dans une même lecture.

Ce type d’approche, souvent utilisé avec la danse ou les autres arts (musique ou arts plastiques), a beaucoup moins intéressé le cinéma.

Extrait XXI : Passion, Jean Luc Godard, (1’43)

Ici, l’image bégaye comme le personnage joué par Isabelle Huppert peut le faire. On se trouve au-delà du simple problème de la désynchronisation, puisque le son qui est placé sur ces images provient d’une autre prise. Mais on comprend cependant qu’il s’agit des mêmes personnes que l’on voit et que l’on entend, et que c’est leur association qui ne raccorde pas. Vous avez dû remarquer comment on demeure, durant la projection, en recherche du point d’ancrage, dans une volonté permanente de résolution qui n’aboutit jamais. Cela nous apprend qu’il est donc possible de faire travailler les voix dans l’espace in, en dehors de tout retour au off ou d’une synchronisation. C’est d’ailleurs la présence de ces visages, qui nous fait penser que ces voix n’appartiennent pas à l’espace off.

Extrait XXII : Paysage, Sergueï Losznitsa (2e partie)

Ce film travaille les voix dans l’espace hors champ. Je vous disais, que la méthode employée consiste à envoyer son ingénieur du son en proximité des voyageurs, et de saisir des bribes de conversation de toutes ces personnes qui attendent le bus dans le froid, bus qui n’arrive pas tous les jours. Ce travail, discret, nous révèle l’état moral d’un pays. C’est à travers leur propos, sans passer par le mode de l’interview ou du commentaire, que l’on s’aperçoit d’un sentiment général non suscité directement. Les gens parlent de violence, de pénurie de nourriture, de maladie. C’est le portrait d’une population, un regard qui considère les groupes sociaux plutôt que les individus. C’est une façon d’approcher un peuple dans l’espace théâtral d’une place de village, dans la brièveté de quelques minutes. La décision, de ne pas attribuer les paroles directement aux visages que l’on voit, fait atteindre au film une dimension universelle. Losznitsa est d’autant plus libre avec cette méthode, qu’il peut monter, construire librement avec le son hors champ la progression des propos donnés par ces bribes de conversation. Il faut, avant de voir ces images, nous souvenir des images que l’on a vues hier, de ces plans qui commencent à l’extérieur de la ville, de neige couvrant la campagne et qui nous conduisent, par panoramiques successifs de 360°, jusqu’à l’arrêt de bus. À la fin de cette séquence, j’ai sauté à la fin du film pour vous permettre de voir l’arrivée des bus. Ce film suspendu, tenu dans une lenteur, nous introduit à vivre le départ des bus dans une accélération : le son des bus est doublé du son d’un décollage d’hélicoptère. Pour finir, arrive un plan fixe montrant une personne âgée s’éloignant aux côtés de sa bicyclette, suivie d’un enfant, puis d’un autre plan fixe d’un arbre isolé placé sur un fond bleu comme sortant d’un décor de Bob Wilson.

D — Le Territoire des musiques

L’approche spécifique de la question musicale, que j’ai choisi d’entreprendre dans ce séminaire, se situe hors de la question du contenu et hors de tout lien de sens entre les modalités de narration musicale et le sujet du film. Je laisse cela aux musiciens, plus à même que moi d’expliquer leur structuration des contenus, leur développement ou les choix des formes musicales proprement dites. Tous les liens de sens ou de thématiques avec des lieux ou des personnages d’un récit relèvent de leur travail, elles leurs sont probablement nécessaires pour échafauder leurs compositions.

Mon questionnement se situe ailleurs. Je souhaite plutôt considérer “le son et l’énergie de la matière sonore musicale”, la musique considérée comme matière sonore. Je ne souhaite pas l’écouter pour saisir son aptitude à opérer elle-même des récits mais sa faculté de produire des formes, dans l’abstraction qui lui est propre et si spécifique, produire des matières aux couleurs plus ou moins complexes et aux densités diverses, des états de transparence ou de charge. Je souhaite aussi désigner son aptitude à introduire des énergies par la nature de ses flux, sa faculté d’insérer des ruptures des effondrements ou des suspends, autant de considérations d’ordre “plastique” de la matière musicale, regardée dans sa faculté de répondre à l’image plutôt qu’au récit.

Pour faire comprendre clairement ceci, un simple exemple suffit, je voudrais tout de suite vous projeter un extrait du Testament du Dr Mabuse de Fritz Lang. L’ouverture de ce film se situe justement aux prémices de l’émergence de cet endroit. Bien que la composition débute avec la thématique d’une musique de film des plus classiques, dans une volonté de faire sens et d’illustrer l’existence d’une machine souterraine, qui pourrait s’apparenter à une imprimerie clandestine confectionnant de faux billets, celle-ci est très vite abandonnée pour laisser place à une boucle sonore beaucoup plus concrète nous introduisant par ce toboggan vers le sonore proprement dit du film.

Extrait XXIII : Le Testament du Dr Mabuse, Fritz Lang (début du film)

Nous n’avons pas eu le temps de voir le montage des sons des Vacances de M. Hulot que je vous avais préparé pour faire apparaître le choix et les ancrages des bruits dans ce film, nous le regarderons plus tard. Mais je voudrais rebondir avec un exemple opposé au Testament, et qui fait apparaître une véritable musique de film, une que Gilles Deleuze aurait pu qualifier de “ritournelle” en prenant l’expression au pied de la lettre.

L’exemple rassemble un certain nombre d’extraits de la musique du film Les Vacances de M. Hulot que j’ai sélectionné pour faire apparaître la diversité des modes d’ancrages de cette musique sur les images.

Le film de Tati commence avec un générique qui fait apparaître en quelques sons ce dont est constitué ce film. Sur ce plan de rivage, nous entendons successivement le son d’une vague suivi d’une phrase musicale, puis de nouveau une vague et la phrase musicale suivante : ce film sera constitué de musique et de sons ; et si bien sûr il y a des voix, elle ne seront guère plus mises en valeur que chaque son du film. Les voix sont des sons parmi les autres, et donc doivent être tenues dans le même déficit. Elles seront surtout caractérisées, non par leur contenu, si ce n’est pour désigner l’appartenance sociale de celui ou celle auquel elle appartient, mais surtout, pour désigner des couleurs sonores particulières des voix entendues souvent en des grommellements insignifiants et qui dessinent bien la palette des caractères des personnages. La voix tient aussi une autre place, c’est la voix des discours radiophoniques : la bourse, le discours du ministre et la voix de la radio qui annonce la fin de ses programmes avant la diffusion de La Marseillaise. La voix discursive et incompréhensible est mise en pièces dès le début du film avec la série d’annonces provenant du haut-parleur du quai de la gare et qui induit des mouvements contradictoires de la foule passant d’un quai à l’autre.

Ce qui nous paraît déterminant c’est l’ancrage des musiques. Tati a placé diversement les musiques à l’intérieur de la narration : par un disque joué sur un phono dans une chambre, dans un salon ou sur la plage, ou bien par une musique sifflée dans la rue par des garçons. Lorsque la jeune fille met un disque dans sa chambre ce que l’on entend ce n’est pas la musique diffusée dans l’acoustique de la pièce, et qui la ferait résonner, mais elle nous est donnée comme une musique de film, à ceci près que la décision de nous la faire entendre reviendrait au personnage, plutôt qu’à l’auteur du film lui-même. On retrouve ici sa volonté de restituer son œuvre dans les mains de ceux qui l’ont inspirée. Il nous place dans le même temps à deux niveaux : une musique qui réfère au point de vue du metteur en scène –se situant hors du jeu, et qui nous dit que tout va bien, cette musique est une sorte d’indicateur barométrique qui nous indique : “beau fixe” ; et une musique qui appartient bel et bien au jeu, puisque c’est l’acteur lui-même qui tourne le bouton du tourne-disque pour en augmenter le volume sonore ou c’est un autre acteur qui intervient pour l’arrêter. On notera que ces musiques sont souvent coupées brutalement par une pétarade de voiture ou l’extinction d’un interrupteur.

On remarquera également que les voix des acteurs ne sont pas correctement synchronisées, tout le son de ce film étant construit en post production.

Extrait XXIV : Les Vacances de M. Hulot, Jacques Tati, (montage des extraits musicaux)

Nous allons continuer avec le film suivant Mon Oncle. Dans ce film, Jacques Tati va au-delà de la démarche que nous avons vu ici : l’utilisation d’une musique qui indique le bien-être qu’il y aurait sur cette plage. Dans Mon Oncle, Tati détermine deux sites : la vieille ville et la ville nouvelle, il attribue au site de la ville ancienne, une ambiance musicale qui baigne cet espace et qui se mêle à l’ambiance de marché. Elle y règne en permanence. Il créé un mélange composite, rassemblant une musique qui nous dit que ce lieu est le lieu du bonheur, et y sont intimement mêlés les cris des vendeurs du marché.

Dans l’autre monde, la ville nouvelle, au contraire, il n’existe pas d’ambiance, le sédiment sonore de ce site c’est le silence, sans fond d’air comme il est d’usage au cinéma. Les arbres que l’on voit bouger ne sont accompagnés d’aucun vent, on voit des phénomènes atmosphériques que l’on n’entend pas. Les seuls éléments sonores attribués à ce nouveau monde, c’est le son des objets de l’époque, c’est-à-dire les machines industrielles pour l’usine, et les objets électroménagers pour la maison de la famille Arpel. S’ajoutent quelques autres éléments, le jet d’eau, la porte du jardin et de l’usine, les pas. En ce qui concerne les pas ils existent dans un discernement : certains pas sonnent curieusement, ceux de Tati sonnent très naturellement, le marquage le plus fort apparaîtra dans la scène de nuit dans le jardin. Les pas des enfants obéissent à la même loi du naturalisme. Au contraire, les pas des parents Arpel sont marqués très précisément, et dans un certain écart au son que leur corpulence serait censée induire. Notamment, les pas de M. Arpel sonnent comme s’il portait des talons aiguille alors qu’il est un gros monsieur bien lourd.

Tati fait coexister deux mondes musicaux, dans la ville nouvelle, la circulation de voitures qui avancent en lignes, bien rangées est accompagnée d’une musique construite à partir d’une rythmique très carrée : orchestration de type Count Basie. Toutes les choses s’organisent en fonction de cette rythmique, le monde entier y répond : clignotants de voitures, ouverture et fermeture des portières.

A côté de cela, la vieille ville représente l’opposé, la maison de Tati est située dans un espace labyrinthique, le travail n’est pas tenu dans la contrainte : le balayeur ne balaie pas, on le suivra durant la totalité du film, le vendeur ne se déplace même pas du café où il discute pour venir vendre ses salades.

Ces quelques clés pour mieux comprendre la scène que je souhaite vous montrer. Elle met en scène M. Arpel dans le bureau du patron de son entreprise chez qui il est venu demander un emploi pour son beau-frère (Tati). Au bout d’un moment Arpel souhaite appeler Tati à un numéro “où on le trouve toujours”. À ce moment surgit par le combiné téléphonique le son du marché accompagné de la musique qui y est placée par Tati metteur en scène. Ce qui est exceptionnel, c’est que ce faisant, il confirme que cette musique appartient bien au réel puisqu’elle passe par le téléphone et que par ce fait elle est constitutive de ce monde ancien. Pour confirmer cela, comme à son habitude, il fait retour sur le téléphone que décroche un peu plus tard le PDG, avec le même bruitage : ambiance marché plus musique. Il insiste en confirmant ce son par un plan qui nous montre le téléphone que Tati n’a pas raccroché dans le café de la place du marché où il se trouvait.

C’est sans doute l’un des plus haut niveau d’ancrage de la musique de film dans l’histoire du cinéma. Il y a bien sûr Fenêtre sur cour de Hitchcock, film que l’on ne peut oublier, dans lequel un habitant musicien répète au piano et écrit chaque jour un peu plus de la musique qu’il offrira a ses invités dans une soirée qui sera donnée à la fin du film et qui fera apparaître à notre conscience que c’est la musique du film auquel on a été confronté peu à peu au cours de sa composition.

Extrait XXV : Mon Oncle, Jacques Tati, (12 mn)

Vous remarquerez que la voix de M. Arpel n’est pas audible sur le perron de la maison, alors que l’on voit ses lèvres prononcer des mots, et vous observerez que le son de la robe de chambre de sa femme est en plastique, car M. Arpel travaille dans une usine qui transforme les détritus de la vieille ville en plastique (déjà écologique !). Vous noterez aussi, et surtout, l’évacuation de tous les sons étrangers à l’organisation stricte de la scène : nous nous trouvons ici encore, face à une gigantesque entreprise, très savante, d’évacuation du sonore excédentaire.

On retrouve le chiffonnier du début du film qui livre ses détritus à l’usine. Là, un homme frotte une vieille lampe, qui, tel Aladin, déclenche la musique du vieux monde et nous ramène au marché. Les pas du cheval et ses grelots suffisent à caractériser le cheval sans ajout de bruit de charrette. Les sons comme celui de la pièce de monnaie de la cliente du marchand de salades apparaissent comme des émergences surgissant au-dessus du sédiment composite : musique/ambiance du marché. Vous constatez, que la voix du marchand de tomates qui enguirlande Tati est recouverte par le cri du camelot, situé plus loin, et qui n’est pas vu, alors que l’image cadre le marchand de tomates : nous avons là un bel exemple d’évacuation des dialogues.

La musique s’arrête lorsque Tati, arrivé chez lui, va se confronter à la fenêtre de son appartement et au déplacement du rayon lumineux qui se réfléchit sur le serin et le fait chanter. Là pour pouvoir le faire entendre, ce chant prend la place de la musique dont il prend à son tour la valeur de représentation du bonheur. Vous noterez enfin, le travail effectué par Jacques Tati sur le choix des voix de ses acteurs comme pour le film précédent pour caractériser des typologies de personnages.

Je vous convie à faire retour sur ces films pour en voir l’ensemble, nous n’avons pas vu ici les scènes qui concernent les sons proprement dits. Il faudrait faire ici, bien sûr, le même travail de lecture systématique, en considérant comment le traitement de ces éléments s’inscrit par rapport à l’ensemble du film.

Nous continuons notre parcours en écoutant la musique de Adieu de Arnaud des Pallières, c’est encore son dernier film puisqu’il n’a pas encore fini le nouveau, il date de 2003 et ce que je voulais vous présenter c’est sa façon de traiter le générique de ce film. Son compositeur, Martin Wheeler avec qui il a l’habitude de travailler, utilise des trames bouclées continues à évolution lente, ces musiques répétitives trouvent bien sûr leurs racines dans le travail de Pierre Schaeffer qui, dès 1948, nous en parlions hier, à partir du sillon fermé du 78 tour invente ce système à la RTF.

Ce qui m’intéresse de faire apparaître ici, c’est que sur ces images de chaîne de montage de camion, la musique placée n’est pas celle que l’on aurait mise sur les mêmes images, il y a quelques dizaines d’années. Je ne veux pas parler d’un style musical plus à la mode, mais de la nature énergétique de cette musique. Les images de ce film se rapprochent de ce que le film, Notre Pain quotidien, nous présente. Face à une industrie soft s’inscrivent des sons très horizontaux ; en opposition à l’industrie ancienne qui présentait sur ses images un paysage sonore sans cesse rompu, découpé, formé de surgissements incessants. Nous ne trouvons plus les sons propres à l’industrie du XIXe siècle mais ceux d’une industrie qui tourne mieux, aux sons arrondis, même si les niveaux sonores peuvent être élevés, tout se passe finalement dans la douceur. Vous allez voir que cette musique déposée au début de ce film correspond assez bien à cette usine parfaitement propre, sans cambouis, tout y est peint dans des couleurs vives et se tient dans un certain ordre et luxe, les ouvriers sont habillés en blanc, on se trouve dans une sorte de clinique à camion. C’est une façon de faire entrer le film dans une certaine ambiance, sous un certain régime, ce qui est donné à entendre ne s’inscrit pas comme une narration musicale, encore moins d’une ritournelle comme le propose Tati. Cette construction musicale travaille la durée, la notion d’infini et de continuum, à l’image du nouveau monde industriel.

Extrait XXVI : Adieu, Arnaud des Pallières

Je voudrais continuer avec un extrait du film Elephant de Gus van Sant, puisque s’y trouvent aussi des musiques peu narratives, elles sont comme des ambiances qui se mêlent à l’ambiance des lieux, tout du moins dans le passage que je veux vous présenter. On trouve, dans ce film, une séquence assez flottante, avant qu’arrive le carnage et qui suspend le film et le calme comme avant une tempête. Mais elle est précédée d’un effet assez oppressant qui est l’augmentation du son d’ambiance du réfectoire, entendue subjectivement par le futur criminel. Nous avons un mélange de musique et d’effets électroniques, très réverbérés, qui nous portent jusqu’à la trame discrète réalisée à la tampura, instrument utilisé en musique indienne (base harmonique continue accompagnant sitar et tabla dans le raga). On entend les sons d’ambiance réverbérés, tout est dans une sorte d’écho court.

Puis on retrouve une musique de type aquatique qui baigne la traversée du gymnase. Ces musiques organisent l’ambiance, sans être affirmées pour autant comme des musiques de film, mais elles contribuent à affirmer le creusement qui est opéré par le cinéaste avant l’hécatombe. Par ce moyen, on parvient à la fois à retirer de l’effet de réel du son direct, à mettre le film sous l’emprise d’une sensation, d’un état subjectif homogène et moins diversifié que sont tous les bruits naturalistes, c’est l’organisation d’un flux qui nous conduit et nous porte. Nous n’avons pas assez parlé de cela, mais le sonore travaille avec ses flux. On peut l’analyser de plusieurs façons. Sur le plan des niveaux d’énergie, il faudrait retraverser les films que l’on a consultés, sous ce regard-là : quels sont les niveaux d’énergie du film, on parlait de rythme hier, parler de niveau d’énergie me paraît tout aussi important. À quel niveau on entre, comment se poursuit le parcours, comment la progression des densités se fait à la fois dans le son, et la nature de ses matières, de ses densités, mais aussi, plus en amont, dans le découpage et la construction proprement dite des énergies du film. C’est quelque chose que j’ai découvert par la free musique. Cecil Taylor parlait de cela à propos de sa musique, il ne parlait pas de la structuration musicale habituelle, mais de l’évolution des densités, des ruptures, des coupures, de changement d’orbites ou de couches que l’on quitte pour en prendre une autre, couche qui vit sous un autre régime, dans une autre vitesse ou sous l’état d’une autre densité. Je crois que l’on aurait intérêt de considérer le sonore du côté de ses flux.

Extrait XXVII : Elephant, Gus van Sant

Le film suivant est également très intéressant. On va le projeter en entier, c’est le film de Claude Mourieras intitulé Conversations. Je n’ai pas choisi ce film pour vous présenter l’œuvre magnifique de Georges Aperghis qui y est mise en scène. Cette œuvre avait été composée pour la scène à l’époque de Bagnolet, lorsqu’il a fondé l’ATEM. Je pense que vous connaissez tous Georges Aperghis, c’est un compositeur d’origine grecque autodidacte, qui a été influencé par Mauricio Kagel. Il travaille beaucoup avec la voix parlée, donc avec des comédiens, ici Edith Scob et Michael Lonsdale et avec un percussionniste Jean Pierre Drouet, ils forment un groupe, à l’époque, et appartiennent tous à l’ATEM. Drouet est un percussionniste exceptionnel pour lequel Aperghis a écrit de nombreuses pièces. Ici ces instruments ont été construits spécifiquement pour Drouet.

Le lieu choisi pour le tournage n’est pas un studio d’enregistrement, ni un théâtre, mais un pavillon de banlieue. Cette partition est mise en espace, non pas dans un lieu homogène comme l’est le plateau de la salle de concert, où l’on a un seul espace dans lequel la musique existe, mais dans un espace complexe composé de pièces augmenté d’espaces extérieurs. Une partie de l’œuvre est jouée dehors, Michael Lonsdale dans le poulailler marche sur de la vaisselle cassée et donne a manger à des poules imaginaires, pendant qu’en intérieur Edith Scob frotte son doigt sur une vitre et que, peu après, Lonsdale allongé sur une table joue avec une assiette de chips. On a donc, dépliés dans l’espace les différents éléments qui constituent l’œuvre, remis en scène par Aperghis lui-même, puisqu’il a travaillé avec Mourieras sur ce film produit par l’IΝΑ. Et, c’est cela qui m’intéresse ici, le film a été tourné en stéréophonie, en expérimentant une prise de son réalisée au couple ORTE. La prise de son a été opérée au cadre comme on l’a vu ce matin à propos du film de Jean Pierre Duret sur le Brésil, c’est de la même façon qu’a été fait ce film : on prend le son dans l’axe du cadre. On ne perche pas pour récupérer les évènements sonores plus précisément. D’habitude, lorsqu’on fait un film sur une œuvre musicale, la prise de son est réalisée comme le fait France Musique pour la TV : sous un seul point de vue, celui qui mêle l’écoute du prince et celle du chef d’orchestre. C’est grosso modo tel qu’on la réalise pour le disque, avec l’ajout de prises rapprochées saisies par des micros d’appoint pour préciser quelques parties solistes.

Ici aucun appoint, c’est le couple placé au cadre qui va faire tout le travail. C’est dans cette soi-disant objectivité, cette prétendue neutralité que va se faire la prise de son. Beaucoup de gens, notamment dans le milieu de la musique classique, ont beaucoup cru, naïvement, à la neutralité du couple qui considérerait l’orchestre comme le font nos deux oreilles, je vous ai dit le premier jours que ceci est un leurre, et que ce n’est qu’une vision barométrique de la scène, qui n’accomplit pas ce que notre cerveau effectue dans le réel. Donc ici, on se trouve en déficit par rapport à une prise musicale classique, on ne peut tout entendre.

Ce qui est intéressant c’est le placement dans l’espace des évènements qui se succèdent. Lorsqu’ils se produisent, on n’est pas forcément sur eux à l’image. Comme le son donne le son du cadre, on va avoir, en regard de cette œuvre, des déficiences de représentation, des parties qui ne seront pas entendues dans l’équilibre habituel, parce qu’elles se produisent dans des zones lointaines, ou qu’elles se situent hors champ. Ce qui se passe ici et qui est tout à fait nouveau, c’est que l’on entre matériellement à l’intérieur d’une œuvre. On ne la regarde pas globalement de l’extérieur comme on le fait depuis la place du chef. Il faut savoir que procéder ainsi est une hérésie en prise de son musicale, car c’est absolument contraire à la vision globale de l’œuvre. C’est contraire à la volonté musicale qui souhaite atteindre à l’abstraction et à nous amener à une vision “augmentée” de l’écrit. Là, au contraire, on entre dans la matière, on est dans un espace vivant complexe, composé de corps interprétants, qui se déplacent et jouent avec des objets, qui ne sont pas normalement considérés comme des instruments de musique (chips ou vaisselle cassée). On assiste donc, à une mise en scène de l’écoute musicale. Elle est déterminée par le compositeur et le metteur en scène qui s’associent, pour faire de ce film tout sauf un témoignage neutre, comme le prétend tout film réalisé sur la musique. Ici, à l’inverse, on entre dans la matière sonore, on approche des corps où l’on s’en éloigne, c’est-à-dire que l’on ramène l’œuvre au relatif du point de vue, et comme le point d’écoute est cadré sur le point de vue, cela donne quelque chose de très nouveau. Si la mise en scène de l’œuvre a légèrement vieilli, elle demeure un cas d’école, une exception dans l’histoire du cinéma. Ce film est rarement vu, nous le projetons en version intégrale de trente minutes. Il met en scène la musique dans une prise de son liée au découpage cinématographique. L’écoute musicale s’organise donc sous les règles de ce découpage des points de vue dans une prise de son qui s’y trouve contrainte.

Extrait XXVIII : Conversations, un commerce amoureux, Claude Mourieras et Georges Aperghis (1987)

Maintenant vont suivre trois extraits : Prénom Carmen de Jean-Luc Godard, puis La Naissance de l’amour de Philippe Garrel et enfin Route One USA de Robert Kramer. Ces deux derniers films sont un peu plus proches de moi parce que j’en ai enregistré les musiques. Je travaille avec Philippe Garrel régulièrement depuis 1991 et avec Rober Kramer. Je crois que ce fut le premier film sur lequel j’ai commencé, avec lui et son compositeur, le contrebassiste américain Barre Phillips ; nous avons ainsi continué, jusqu’à La Cité de la Plaine, que Robert Kramer n’a pas eu le temps de mixer, puisque il est décédé juste avant et nous avons enregistré la musique sans lui.

Route One USA ressort en DVD, accompagné en bonus de musiques que nous avons récupérées récemment. Nous avons tenté de les restaurer comme on a pu. Ce sont des copies monophoniques. Nous avions énormément enregistré de musique, la version du film sur lequel nous avions travaillé alors, faisait six heures, et nous avons enregistré au moins deux versions de chaque musique et ce sur toute la longueur du film. Il reste au demeurant dans le film très peu de musique, comparativement à ce que l’on a pu enregistrer. La sortie du DVD nous a permis d’offrir donc en bonus quelques-unes des musiques qui ne figurent pas dans le film ; à cela s’ajoute un film intitulé Dear Doc et dans lequel on peut apercevoir quelques images de l’enregistrement de la musique avec le pianiste Michel Petrucciani qui lui aussi est, hélas, décédé depuis. On y voit aussi Barre Phillips, John Surmann le saxophoniste et Pierre Favre aux percussions, tous, aussi formidables.

Avant de regarder cela nous allons projeter des extraits de Prénom Carmen, qui est le film musical de Godard. Ce sont des bouts piqués à différents moments du film. Vous allez voir comment il fait travailler la musique dans son film. Godard a une attitude particulière par rapport à son cinéma, il dit qu’il veut faire apparaître les choses qui travaillent, nous les présenter dans leur travail et sa façon d’intégrer la musique dans ce film notamment, consiste a nous montrer le travail en train de se faire. Il l’avait fait dans d’autres films auparavant, il l’a repris dans des films suivants : il nous place face à un quatuor a cordes, le Quatuor Prat, qui est en train de jouer devant nous. Ce qu’il nous en fait voir n’est jamais la totalité du groupe mais le plus souvent des parties de l’orchestre : deux ou trois musiciens qui sont en train de répéter Beethoven et la musique se constitue peu à peu devant nous, mêlée ou séparée de l’action dramatique du film. On a des scènes très intégrées à la narration comme à la fin, dans le hall de l’hôtel et d’autres qui sont plutôt séparées d’elle, de pures répétitions en appartement. Je vous ferai voir un plan intéressant qui montre à un moment le second violon du quatuor qui joue devant nous sa partie, sans que l’on puisse l’entendre, sans que l’on puisse vraiment discerner ce qu’il joue dans l’ensemble de l’œuvre enregistrée. Cela montre à quel point, notre pouvoir séparateur auditif, c’est-à-dire, notre faculté de discerner les différentes composantes dans un enregistrement est faible.

Dans le réel, nous l’avons vu le premier jour, je peux, à l’écoute directe isoler chaque instrumentiste et n’écouter que lui, oubliant ce que font les autres ou atténuant ma perception de ce qu’ils jouent. Enregistré, même en stéréophonie, il m’est très difficile, à la réécoute, de distinguer des parties qui ont le même timbre. Je prends pour exemple ici la distinction entre le premier et le second violon. C’est parce que l’alto et le violoncelle ont un timbre différent, que je peux les distinguer, mais l’entremêlement du premier et du deuxième est toujours difficile. Pour cela, il est traditionnel dans les pays de l’est d’intervertir l’alto et le deuxième violon pour les distinguer mieux.

C’est l’œil qui vient au secours de l’oreille, pour nous aider à dissocier les deux. Dans ce film nous allons voir un plan dans lequel, malgré notre vision, nous ne parvenons pas à discerner sa partie dans l’ensemble musical qui nous est offert à l’écoute. C’est dire combien le travail du son consiste à bâtir une image sonore, à la construire, pour aider à entendre, en désignant. On ne peut pas simplement placer son micro et dire ça va sortir… Il faut donner à entendre, faire le son d’un film, c’est donner à entendre. Et pour cela il faut choisir et décider, et cette décision est prise par qui ? Normalement, le metteur en scène, une fois encore. Mais il n’a pas la faculté de le faire pour de nombreuses raisons : il ne se pose pas la question car il ne se tient pas à cette place, qu’il a beaucoup d’autres choses à faire dans le même temps et que son preneur de son est préoccupé comme le plus souvent à sauver les meubles. La post-production essaye de palier cela, mais elle fait ce qu’elle peut. Le plus souvent elle ne se constitue pas dans une pensée globale du son mais dans une simple compensation du déficit de chaque scène voire de chaque plan, attitude qui a déjà été celle du plateau…

Comment faire pour que ces échecs puissent être ramenés en amont et nous introduisent à la question : comment, pour le prochain film, ne pas retomber sur ces écueils, comment constituer préalablement le film avec la pensée du son ? Hélas, je crains qu’il faille trouver une nécessité en soi qui permette de se tenir éveillé aux immatériaux comme le son. Des preneurs de son comme Jean Pierre Duret sont, par leur travail quotidien, maintenus dans cette conscience et se donnent au moins les moyens techniques prévisionnels. Mais il faut se rendre à l’évidence des limites du son direct, le sonore est lié à l’inattendu, au surgissement, au déficit de maîtrise. C’est à la fois sa contrainte et sa richesse, de nous tenir face à cet inattendu permanent. Mais alors, à ces conditions –si l’on ne peut pas tout sauver– jouons en, prenons y du plaisir. Essayons de trouver des règles de liberté, essayons de déjouer la partie sonore car elle est souvent trop sérieuse et trop sage !… Godard le fait un peu, à sa façon, on va voir ici comment il joue, par moments on entend même ses coups de potentiomètre, il baisse la musique, ou il la fait entrer au plein milieu d’un plan, il entre les dialogues ou il les sort au milieu d’une scène. C’est la période où il commence à mixer chez lui, sur son multipiste analogique : la bande son est signée Musy mais aussi Willy Studer, le constructeur du magnétophone, comme il a fait signer Nagra Kudelski ou Stellavox la bande son d’autres films.

Donc, on va regarder quelques extraits de ce film Prénom Carmen, une vingtaine de minutes. Il faut que vous le revoyiez, il vient de ressortir en DVD. C’est un film sur la musique. On parle souvent “du son” chez Godard, on devrait surtout parler “de la musique” chez Godard. De la musique, parce que c’est surtout de la partition, Godard est un bibliophile, c’est de l’écrit qu’il s’agit, de la référence culturelle, et à ce titre cela relève de la littérature. Comme il a une forte propension à aller vers la littérature, la musique chez Godard ne peut être autre chose que la littérature musicale.

Extrait XXIX : Prénom Carmen, Jean Luc Godard

Nous avons sur l’ensemble de ses films plusieurs niveaux d’écriture qui coexistent, plusieurs niveaux d’écriture pour l’œil comme pour l’oreille, qu’il est d’ailleurs souvent difficile de suivre dans un même temps. Alors justement, puisque je parlais de pouvoir séparateur, si on met des couches qui travaillent séparément, le système devient vite illisible, on va saisir le film par prélèvements de surgissements, vu que l’on est mis dans l’incapacité de suivre ce que l’on aimerait entendre. Quand je veux faire entendre quelque chose, je sais m’arranger pour que cela puisse être entendu, c’est ce qu’il répondit lors d’une interview qu’il avait donnée à Bernard Pivot dans son émission Apostrophe, à l’occasion de la sortie de ce film, il parlait de cela très clairement.

Pour comprendre le cas Godard, il faudrait écouter la progression de la partie musicale dans l’ensemble de son œuvre, ce serait un gros travail. Il y a une très grande évolution et de grandes différences avec le type de musiques qu’il emploie, je pense également aux Rolling Stones et aux Rita Mitsouko, je pense aussi à son usage du Boléro de Ravel. Ce qui est particulièrement intéressant ici c’est la liberté, qu’il peut prendre à tout moment, de décider de nous faire passer du côté du musical, ou du côté du sonore ambiant ou dialogué. Il ne raccorde pas forcément aux ruptures de plan, aux ruptures de scènes et ça fait exister des systèmes énergétiques parallèles.

J’ai choisi de vous faire entendre ensuite un extrait de La Naissance de l’amour de Philippe Garrel, non pas qu’il soit très différent des autres films récents de Garrel. C’est la période où nous travaillions avec John Cale pianiste et altiste du Velvet Underground avec qui il a gardé des liens depuis l’époque où il vivait avec Nico, pour la petite histoire. Il a cessé de travailler avec lui pour le moment. C’est Jean-Claude Vannier qui compose ses musiques actuellement. Il travaille toujours de la même façon. Il donne au musicien une copie de son film monté et très achevé.

On sait que Garrel a l’habitude de travailler avec une seule prise, parfois deux sur le tournage pour conserver de la fragilité, de l’instabilité au film qui participe entre autres à la force de son cinéma. Et bien pour la musique, il procède de la même façon. Il refuse d’aller en studio d’enregistrement. Je travaille avec lui depuis 91 ou 92, ce film doit être le premier auquel j’ai participé et l’on a toujours procédé ainsi. Il me demande de choisir un auditorium, je le choisis en fonction de l’orchestre, c’est souvent du piano, il me faut donc une acoustique claire, je choisis souvent des acoustiques variables pour pouvoir les adapter au projet. C’est donc généralement un auditorium de bruitage avec des rideaux que l’on peut ouvrir ou brasser ou bien refermer, si nécessaire. Pendant longtemps, on travaillait dans des petits auditoriums, maintenant on travaille dans des auditoriums beaucoup plus grands. On a travaillé à Boulogne pour avoir des micros placés loin, avoir de l’air comme l’on dit. Souvent j’emploie des systèmes de prise de son assez simples, pas des micros directionnels comme on emploie souvent au cinéma ou dans les studios de musique mais des omnidirectionnels, qui ont l’avantage de faire entendre la salle et d’obtenir des prises de son pas trop collées à l’instrument. J’utilise souvent deux ou trois couples différents, afin de pouvoir choisir selon l’implantation de la musique dans l’image. Je veux pouvoir reculer l’image sonore ou la rapprocher. J’ai toujours un système semi-proche et un autre plus lointain pour pouvoir donner de l’air ou faire mieux entendre les forte par une écoute plus éloignée.

J’ai décidé d’employer cette méthode depuis le film qui a suivi celui-ci, Le Cœur fantôme, un film pour lequel le saxophoniste Barney Wilen avait composé et interprété la musique. Il enregistrait en solo. Pour une scène qui se passait au bord d’une plage où l’acteur était proche et seul. On avait enregistré un saxophone proche, dans le souffle, pour raccorder avec cette proximité. Barney désirait ajouter une partie de piano par-dessous, on n’avait pas l’occasion avec Garrel de faire du re-recording, on enregistrait souvent en mono directement sur la pellicule 35 mm, il craignait les copies et la perte que cela occasionne. Je me demandais comment mixer ce piano sur le saxophone. L’avantage de travailler en auditorium est que l’on se trouve face à une image de très grand format, face à la puissance de l’image, dans un format qui correspond à ce que le spectateur verra devant lui. Le niveau sonore sera également celui que l’on choisit à son enregistrement. Devant la taille de l’image, la musique prend sa force.

Mais aussitôt se pose la question, à quelle distance placer le deuxième instrument ? Proche ou lointain ? Dans la proximité offerte au premier ou inversement au plan représenté ? La question du plan sonore offert dans la prise de son, face à l’écran, ne se pose pas du tout dans les mêmes termes que celle que l’on aurait faite en studio d’enregistrement, où l’on travaille comme pour un disque et où les échelles de plan sonores ne sont pas en jeu, sauf par rapport aux valeurs de perspective : batterie derrière, soliste devant, etc.

Ce que j’ai essayé de faire sur cette petite scène c’est d’intégrer ce piano à l’image : comme je voyais une petite maison éclairée un peu plus loin au bord de la rive, j’essayais de faire en sorte que le son du piano se trouva dans cette maison. C’est-à-dire qu’à cet endroit j’ai tenté d’établir un lien avec l’espace du mixage cinéma et cela fonctionne très bien ! Pour produire de la solitude, il faut placer un référent éloigné. Cet éloignement du piano, confronté à cette proximité chaude du saxophone renvoie bien à la solitude de l’acteur. Mais il faut être dans cette situation, dans cette confrontation physique à l’image, que nous offre l’enregistrement en auditorium, pour pouvoir penser à cela.

Je crois qu’il faut déplacer les pratiques pour qu’elles nous ramènent la richesse des conditions de leur existence. Jamais je n’aurais osé mixer le piano tout petit, derrière. Ce que cela amène est peu de chose, sauf l’essentiel : on se trouve face à une musique qui n’est pas simplement collée sur le film, mais qui s’inscrit profondément dans le récit cinématographique. On ne se trouve plus dans la forme rapportée que l’on peut reprocher souvent à la musique de film.

Ce peut être intéressant d’introduire des pièces rapportées à condition d’en faire une variable souple. Je pense qu’il faut continuer d’imaginer des modalités d’ancrage différentes, concernant ces différents territoires, surtout pour la musique qui est un territoire à part, en ce sens qu’il appartient avant tout aux éditeurs. Les musiques ont toujours été payées par les éditeurs qui prévoyaient une publication parallèle discographique. En conséquence, la prise de son qui était faite était vouée à sortir en disque. Il y a là quelque chose que l’on a oublié mais qui s’est instauré par l’histoire de l’édition. Je vous renvoie ici au livre de Jacques Attali, Bruit, dans lequel il fait une histoire de la musique à la lueur de son économie éditoriale. Il y a donc un lien sourd, un lien souterrain économique et financier qui détermine l’ancrage des musiques au cinéma et consécutivement les modalités de leur mise en espace. Et c’est par hasard, par accident, que l’on échappe à ces règles.

Lorsqu’on fait la musique à l’image, il faut en profiter pour en transformer la forme, de la même façon que Rouch pense sa voix-off d’une autre façon dans Moi un noir. Il faut reprendre de la liberté dans l’enregistrement. Et vous voyez qu’il n’y a pas de doxa de l’enregistrement musical. Nous ne devons pas la subir, d’autant plus que l’on sait que l’enregistrement de studio emploie des méthodes différentes selon les différentes musiques qu’on enregistre.

On n’enregistre pas la musique de jazz comme la musique classique, le plan sonore est complètement différent. Lorsqu’on enregistre de la musique classique, on n’enregistre pas un ou des instruments, ni un orchestre, mais une œuvre. C’est-à-dire de la pure abstraction ! Alors pour y parvenir on la rattache à l’acoustique, c’est-à-dire à l’espace dans lequel elle est jouée. Mais cette acoustique, c’est quelque chose qui est en fait de l’état de réverbération, c’est-à-dire de la production de signes d’infini. La réverbération, c’est la prolongation vers l’infini, d’un sonore qui ne cesse de s’arrêter là, de tomber à plat. Tout le monde désire ajouter de la réverbération au son, la musique en utilise de plus en plus, c’est faire acte de désir de maintenir l’existence du son à l’infini. Les curés ont construit les églises avec la volonté d’être en contact avec l’infini par le son. Les cavernes, lieux des rites primitifs, étaient les espaces de contact avec l’infini. Il y a là quelque chose qui tient à la volonté de maintenir en vie la parole. La parole, qui est toujours quelque chose qui est en train de naître, la production de la vie en train d’apparaître. Il y a quelque chose dans la grotte et dans les églises qui fait que la vie se prolonge au-delà de moi-même. Il y a, avec la réverbération que l’on ajoute à la musique classique, quelque chose qui la ramène du côté du sublime. On a adapté cela à la musique de variété, c’est un signe de désir d’atteindre à l’immortalité. Cet élément qui était l’accès au sublime, du fait de l’impossibilité d’enregistrer, s’est inscrit avec le son à la naissance de l’enregistrement, mais augmente en usage avec la progression de la désacralisation de l’enregistrement et de sa vulgarisation par sa multiplication marchande.

Les écritures sonores se sont diversifiées, il est intéressant de considérer la progression des formes de mise en scène des sons dans l’enregistrement depuis l’origine de l’enregistrement de la musique.

On a une progression qui suit l’évolution des technologies, une transformation importante qui survient à la naissance du multipiste : les prises se rapprochent, se dissocient, on sépare les instruments dans différentes pièces, on associe des acoustiques ou des non acoustiques puisque le studio est mis au neutre acoustiquement parlant, puis on synthétise les espaces artificiels avec des effets, réverbérations et délais, des outils qui tentent de simuler ce que font les murs.

Ainsi il n’y a pas de forme absolue mais une multitude de formes qui répondent le plus souvent sagement à ce que l’industrie propose, nous le voyons actuellement avec la mode du 5.1. Je pense qu’il est temps de penser à reprendre la main sur les modalités de la représentation sonore. Il faut croiser les pratiques, réadapter les écritures sonores à l’inventivité qui nous est nécessaire pour faire mieux exister nos projets, pour les faire mieux entendre. Pourquoi ne pas partir à l’intérieur de l’orchestre et de n’en donner que des visions partielles, comme on fait face au réel avec une caméra ? Le cinéma m’a appris ça, ce que j’ai appris avec la perche, je l’ai déplacé et replacé ailleurs ; et ça donne des choses qui n’ont pas valeur absolue mais qui font que par exemple là, sur le film de Garrel on peut jouer des plans sonores musicaux et cela induit un autre rapport d’intégration des territoires qui sont maintenus hétérogènes par les mondes séparés de l’édition. Il y a là de la liberté à reprendre, beaucoup. Il faut se déspécialiser, mais ce n’est pas pour cela qu’il faudrait être amateur, dans le sens de la légèreté du mot, je pense que les techniques sont complexes, le son est un objet extrêmement complexe à traiter, la technologie est de plus en plus difficile à utiliser. Il y a une mise à jour permanente de ses savoirs à effectuer, ça demande beaucoup de temps de travail et de réadaptation à de nouveaux outils. J’ai travaillé très longtemps en analogique, quand est arrivé le numérique, il nous a fallu réapprendre beaucoup de choses, les gestes qui étaient des réflexes qui nous permettaient de rester à l’écoute, c’est-à-dire de ne pas avoir à s’occuper de ce que l’on fait avec nos mains, ces gestes étaient perdus. Vous avez dû avoir le même problème avec les tables de montage, et les caméras, bien sûr. Donc il y a la quelque chose qu’il faut sans cesse se réapproprier, s’inventer sa technique, reprendre de la liberté. Les objets ne sont pas donnés avec leur mode d’emploi, il faut débrayer tous les automatismes et reprendre la main.

On va regarder le film de Garrel.

Une dernière indication avant de projeter le film. Avec Garrel on enregistre tout depuis la première bobine jusqu’à la dernière, dans l’ordre. On charge des 35 mm, et l’on enregistre musique après musique. On répète, mais on ne fait guère plus que deux à trois prises. Lorsqu’il n’est pas sûr, cela concerne surtout la précision du point d’entrée ou de sortie, on se garde la possibilité d’y revenir à la fin. On enregistre durant deux journées et le troisième jour on repasse tout et l’on vérifie les endroits dont il n’est pas sûr. Il ne faut pas se tromper car on n’y revient pas. Sur le tournage c’est la même chose : une ou deux prises, ça impose une bonne équipe et des bons acteurs… En ce sens on est proche du documentaire.

Extrait XXX : La Naissance de l’amour, Philippe Garrel

Il y a de la musique, mais il y en a vraiment très peu. Philippe a toujours beaucoup d’hésitation avant de placer une musique. Il peut garder des plans dans le silence, en suspend sans pour autant rajouter de la sauce musicale dans les trous.

Le film suivant c’est Route One USA, ce fut une véritable aventure. C’est un film fleuve qui a été mis en œuvre à partir de plusieurs dizaines d’heures de rushes. On a enregistré la musique sur une version montée de six heures. Nous n’avons pas enregistré en studio, mais dans une salle assez vaste, un peu banalisée, dans laquelle Pétrucciani avait fait venir son piano. On travaillait au time code, en regardant l’image sur des moniteurs vidéo. Barre Phillips avait longuement préparé la musique, il avait préparé des thèmes, des matiérages, mais pas forcément tout distribué instrumentalement parlant. On a enregistré depuis le début du film jusqu’à la fin avec quelquefois trois ou quatre prises pour la même scène. On mixait souvent en direct, en stéréo, au fur et à mesure qu’on enregistrait, car, avec tant de matériaux, on ne pouvait pas se permettre de différer le mixage. Robert Kramer emmenait chaque soir les bandes pour les recaler sur les images, chez lui, il montait chez lui au calme, il voulait essayer, voire déplacer certaines séquences.

On a enregistré comme ça tout le film, je crois que ça a duré plus d’une semaine. Robert aimait bien essayer de placer les musiques ailleurs qu’à l’endroit pour lesquelles elles étaient faites, et il ne les utilisait pas non plus au niveau sonore pour lequel elles avaient été jouées. Il reconstruisait de manière assez libre. Je ne sais pas quel degré de complicité il avait à ce sujet avec Barre. En tous cas ils étaient très complices, ils ont travaillé tellement longtemps ensemble.

Lorsqu’on enregistre, comme en bruitage, on détermine une zone de travail, mais si on peut la dépasser c’est toujours cela de gagné. Et à ce propos, je me souviens de Petrucciani enregistrant une partie sur l’eau d’un torrent, et alors qu’on n’avait pas vu les scènes, il suivait l’énergie du torrent, et il avait une façon de se caller et d’être avec la matière des images de manière tellement forte… Je n’ai jamais rencontré de pianiste qui ait une vitesse de pensée et de réactivité si grande. C’est une particularité propre aux improvisateurs. Nous avions fait venir un autre pianiste, Bunnik, parce que dans une séquence que l’on va voir, il y a une musique particulière placée sur un cours de danse donné à des personnes âgées. Barre Phillips avait pensé qu’il fallait changer de pianiste pour faire cette scène. Hors de cela, il y a eu beaucoup de petits éléments fait à part en percussion, des parties avec John Surman, comme les génériques et puis la contrebasse de Barre avec la qualité et la liberté qu’il sait produire. Sera enchaîné ensuite un bout du bonus donné avec le DVD qui s’appelle Dear Doc qui est un making-of de ce film, on y verra un extrait de l’enregistrement. Pour ceux qui ne connaissent pas le film, il s’agit de l’histoire d’un médecin qui rentre d’un long exile et retourne aux États-Unis. Il veut se réintégrer, il part du haut de la Route One près du Canada et descend jusqu’en Floride, il retrouve au long du chemin quelques amis d’alors, et souhaite de plus en plus retrouver un travail.

Le son n’est pas de très bonne qualité, les archives ont souffert.

Extrait XXXI : Route One USA, Robert Kramer

Nous allons écouter et regarder deux films que je souhaitais vous présenter en entier.

L’un pour répondre à la question de la voix-off et l’autre pour la singularité de l’expérience que leurs auteurs y ont menée : une bande sonore hybride mêlant savamment sons d’animaux et musique.

Il serait difficile, en parlant du son, d’ignorer le travail des Straub. Ce n’est pas pour autant qu’il ait été exemplaire ou particulièrement repérable. Ils s’en sont souvent sortis par la formule magique “on prend les meilleurs techniciens…”. Même si cela ne trompe personne et fait clairement apparaître que la question du son ne se tient pas à cet endroit, il faut bien dire que leur intuition et leur force de questionnement paye parfois, surtout lorsqu’ils conservent leur volonté de faire simple. Dès les Chroniques d’Anna Magdalena Bach, le micro est embarqué, il va faire le son du cadre et comme le premier plan commence par un travelling arrière depuis l’épaule du claveciniste, pour l’entrée du tutti d’orchestre, en toute logique, la prise de son musicale qui se tient à l’échelle du plan, recule. Ceci pour l’époque n’est pas une mince affaire quant au traitement de la prise de son musicale, paradoxalement d’ailleurs car ce sont en fait les simples règles de la prise de son cinématographique. Ainsi, ils commencent fort, pas seulement en refusant Karajan et les millions qui viennent avec, pour préférer Gustav Leonhardt et la fragilité d’un baroque à peine naissant. Les choix sont toujours réfléchis et trouvent leur raison par le travail. C’est pour cela que, lorsqu’on engage un acteur qui sort d’un asile psychiatrique pour faire une voix off, que l’on choisit cette personne pour remplacer Michel Piccoli qui décline l’offre, c’est un choix majeur qui est fait par Danièle Huillet et Jean Marie Straub. Parce que le rapport à la phonation n’est plus du tout le même, l’engagement au monde n’est plus le même, et ce dans la production de chaque mot. Au début, la comédienne, Julie Koltaï disait : Je ne comprends pas ce que je dis ; est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ce que veut dire ce texte ? Danièle Huillet répondait : Ecoutez Julie, arrêtez de vous occuper du sens, occupez-vous du rythme. Quand vous aurez le rythme… C’est donc aussi avec le rythme qu’ils ont construit le son de ce film.

Car, pour la voix, il y a le rythme, les nerfs, le timbre, l’intensité, la vélocité, le mode d’élocution (hoquetant, bègue etc.), autant de variables à investir. Pourquoi choisir une voix plutôt qu’une autre ? Comment se choisit une voix ? Par la notoriété de l’acteur qui la porte ? Pourquoi les castings de voix sont-ils réservés à la publicité. Voyez où l’on se trouve. On fait un casting sur les minois ou sur les noms, on ne fait pas un casting sur les voix –sauf Jacques Tati. Même si l’on a une sensibilité à ces questions, on ne les considère pas comme devant être le lieu d’un véritable travail, comme on le ferait ordinairement pour les costumes. On travaille les détails de mille choses au cinéma et l’on se fout complètement de ce qui, du point de vue du son, est le plus important : le lieu d’où ça parle, comment ça parle… Les dialogues sont pourtant prétendument un point central du cinéma !

Vous allez écouter ce film car il y a là quelque chose de puissant, et qui s’entend…

Lorsque se sont rencontrés les Straub et Julie Koltaï, un essai de trois heures a eu lieu. Un an est passé, le temps de finir un autre film et puis le moment est venu. Quarante-cinq jours de répétition à raison de trois heures par jour. À l’enregistrement les règles étaient strictes : pas le droit de faire une coupure dans une page. Si l’on fait une erreur, on refait toute la page. Il faut avoir le texte dans les nerfs, disait Danièle Huillet.

Après la projection, je vous ferai voir les pages du texte de Julie Koltaï, travaillé au Stabilo par Danièle Huillet. Vous comprendrez mieux le travail qui a été fait, mot à mot.

Extrait XXXII : Une Visite au Louvre, Jean Marie Straub & Danièle Huillet

Le film suivant est un film animalier qui ne répond pas aux normes du genre. Dans le sens où il ne comporte pas de voix-off et qu’il ne réfère ni à une seule espèce animale, ni a un territoire particulier. Le travail sonore a été effectué par Michel Fano qui est un homme aux multiples talents : compositeur, preneur de son et producteur, dont nous retrouverons la présence demain à propos d’un film de Alain Robbe-Grillet, dont il fut le producteur puis le compositeur. Son travail effectué sur Le Territoire des autres a été primé au festival de Cannes en 1970. Il le fut encore avec La Griffe et la dent en 1976.

Michel Fano y a justement beaucoup travaillé la question du point de synchro. Ce film, qui contient beaucoup d’images muettes d’origine, et qui a été filmé dans tous les pays du monde a été l’objet d’un travail patient de choix et de calage des rapports son image, à la table de montage. Les sons qui le constituent, très travaillés, se trouvent souvent dans une forme hybride entre sons et bruits ou bien, les matériaux sonores et musicaux s’entremêlent grâce à leur brièveté. S’il utilise des cris d’animaux, il ne les calle pas forcément sur les images de l’animal auquel ils appartiennent. Nous verrons à ce propos comment par exemple, il place les sons dans un chaînage très dynamique, qui anticipe l’arrivée des images des animaux émetteurs de ces cris. Ce chaînage est réactivé par le désir de chacun de résoudre cet écartèlement pour rétablir les liens d’appartenance de ces éléments dissociés. La question du synchronisme finalement, comme chez Loznitsa avec les voix des voyageurs, se trouve engagée jusqu’au hors champ où tout son est supposé exister déjà en synchronisme.

Ce film est un des premiers grands films écologistes, il s’ouvre sur les premiers ravages des rivages mazoutés et se termine sur le massacre des bébés phoques. La construction sonore s’organise très diversement, parfois parallèlement aux thématiques du film : la scène qui nous présente la naissance d’un oiseau depuis son état embryonnaire jusqu’à la naissance de son système circulatoire est doublée d’une bande sonore qui nous fait peu à peu comprendre que l’on se trouve au beau milieu d’une battue. Les éléments qui servent à sonoriser certaines scènes ne proviennent pas forcément du vocabulaire sonore en usage dans ce genre de film, je pense notamment aux sons de départs de fusées de feu d’artifice utilisées pour bruiter le jeu à saute-mouton de renardeaux. Les exemples sont très variés, je vous laisse découvrir cette ingénuité et la grande singularité du travail sonore de ce film qui reste un grand exemple pédagogique.

Extrait XXXIII : Le Territoire des autres, François Bel, Gérard Vienne & Michel Fano

Entre peur et endormissement

Je voudrais insister une fois encore, en vous conseillant de revoir en entier les films dont nous avons vu des extraits. Il s’agit surtout, de replacer ce que l’on en a dit, dans la perspective globale de chaque film, car on resserre tellement la cible, que l’on ne voit plus dans quel contexte cela s’inscrit. Or c’est justement dans le lien avec l’ensemble du film que ces choses sont importantes à comprendre. Ce qui me reste à espérer également, c’est qu’après ce séminaire, vous ayez acquis cette faculté de vous tenir à distance, en retrait du film pour parvenir à l’écouter. Lorsqu’on est au cinéma, on n’écoute pas une bande son, on entre en immersion dans le film. Ce sonore est bien sûr toujours le sonore d’une image, il résout l’image, de même que l’image résout le son. Mais dans ce va et vient l’image l’emporte toujours. Pourquoi ? Les cognitivistes auront peut-être un jour une réponse. Dans tous les cas, cela se joue du côté de la mémoire. Être éveillé au sonore, c’est tenir l’écoute vivante, dans sa mémoire de travail, le temps d’une analyse, avant l’oubli. J’ai le sentiment que l’écoute relève essentiellement du réflexe et qu’elle se tient à distance de toute conscience d’écoute. Au XVIIIe siècle, Leibnitz notait : Seules quelques-unes des nombreuses stimulations excitant nos organes des sens donnent lieu à une perception consciente.

Je vous parlais précédemment d’une écoute naturelle, d’une écoute du monde qui s’établit selon deux systèmes. D’une part, une écoute désirante, dans laquelle on se trouve lorsqu’on échange avec quelqu’un, au café, et que l’ensemble de l’ambiance environnante disparaît, on peut la qualifier d’écoute amoureuse, puisqu’elle n’a d’ouïe que pour une chose et fait disparaître le reste. Et puis d’autre part, l’écoute de protection, celle qui l’emporte sur toute écoute et nous déborde, nous prenant à l’endroit où l’on ne l’attend pas. Le danger arrivant nous impose d’en comprendre rapidement la nature et l’allure pour pouvoir s’en sortir, notre vie en dépendant. J’ai le sentiment que ces deux écoutes sont en jeu dans l’écoute cinématographique, même si l’on sait par ailleurs qu’à partir du moment ou les sons sont déposés sur un support, il ne peut plus y avoir de catastrophe : l’objet enregistré a été maîtrisé, contenu, il est déjà en boîte comme l’on dit. L’auditeur construit et nourrit tous les éléments qu’il entend, puisque notre mémoire sonore est le réservoir d’empreintes, qui nous permettent de reconnaître, ce réservoir n’est pas un objet froid, il est interconnecté avec notre espace sensible, puisque les sons ont été connus dans les expériences sensibles traversées depuis notre naissance. Tout cela travaille par-dessous et nous prend, alors que l’on croit avoir la main sur les choses et les affects qui en sont induits.

L’image visuelle, devant nous, se tient à distance, déposée dans l’a plat. Le son est quelque chose dans lequel nous baignons, l’objet n’est pas déposé, même s’il a été déposé sur un support, il est remis en espace dans sa projection par le haut-parleur. Remis en espace, se pose toujours la question de l’origine de la source : d’où ce son provient-il ? Et si l’on est au cinéma, même si on connaît l’origine de la source : une mono, une stéréo, un multi canal 5.1, il y a toujours danger à chaque surgissement. Le multi canal est conçu pour nous entourer, donc pour augmenter ce sentiment de danger par l’arrière, ouvrant le champ des provenances possibles. Le cinéma “Grand Public”, qui veut toucher le plus grand nombre est justement celui qui travaille avec la peur du spectateur, celui qui met l’auditeur dans une écoute primitive, animale, une écoute de protection. Ce cinéma utilise pour cela : de hauts niveaux, des coupures violentes, des éléments brefs, donnés en rafale, que le cerveau a juste le temps d’intégrer, sans pouvoir se placer à une quelconque distance pour comprendre. Ce cinéma est assurément un cinéma “pour tout public”, car il parvient à prendre chacun à l’endroit de notre dénominateur commun, la peur. Effectivement, ils ont raison, nous sommes tous égaux face à la peur.

Et puis, face à ça, il y aurait un cinéma qui vous laisserait le temps de la contemplation, du choix d’écoute, du temps pour prendre et pour rêver. C’est ce que je tentais à faire lorsque je travaillais au théâtre : donner plusieurs choix dans un même temps, dispersés dans l’espace, pour que l’oreille puisse décider de ce qu’elle désire prendre. Pour cela, il faut que les choix soient accessibles et clairs. Mais l’affaire n’est pas simple à résoudre.

On va voir tout à l’heure, dans l’extrait d’Une Histoire du Cinéma que lorsque les choses : images, écritures et couches sonores accolées sont rassemblées, le pouvoir séparateur se perd et l’on ne peut plus choisir parmi ce qui est donné. Voilà un des problèmes du mixage, quand les choses sont trop tassées, l’oreille ne peut plus faire son choix. Cette oreille désirante ne peut plus être au travail. L’avantage du spectacle vivant est lié au fait que l’on a un espace complexe et des sources multiples, si on a dix haut-parleurs devant nous : ce seront dix propositions de choix pour l’oreille. Avec un orchestre acoustique, c’est autant de choix possibles que de sources qui émettent dans l’errance de l’écoute. Car toute écoute est errante, à la fois errance à la quête de l’objet qui peut surgir donc errance pour la protection de soi ; mais aussi errance par désir de choisir et même d’oublier de choisir, dans l’écoute libérée, jusqu’au bord de l’endormissement. Au concert, on peut s’endormir. L’écoute nous mène dans notre monde de reconnaissance qui est un monde, intérieur à nous-même. L’écoute nous renvoie à : “ce dont je me souviens à propos de ce son-là”, même si je n’en ai pas conscience, et ce renvoi me ramène à des choses très profondes, dans les limbes, à des choses très intimes, dans les couches sensibles, dans l’indéfini près du rêve et de l’endormissement. C’est par et dans le son dont on a confiance que l’on peut atteindre l’endormissement. La faculté d’endormissement me paraît être aussi important que celle de la vigilance, cette possibilité de se laisser aller, de s’abandonner.

Voilà deux façons de mixer un film, on peut mixer un film en fondu ou en coupure, on peut faire de l’éveil. On va en avoir un exemple avec Temps/Travail de van der Keuken. Un film qui nous met au présent, à chaque plan : on est réveillé, les sons sont montés cut, sans fondu.

Alors comment mixer si l’on n’a pas de pouvoir séparateur, comment donner à entendre la multitude des sons ?

En voyant Prénom Carmen, je vous ai signalé qu’en voyant le deuxième violon synchrone en gros plan à l’image, on ne parvenait pas à entendre ce qu’il jouait. C’est incroyable à quel point, lorsque l’on a déposé des sons sur un support, lorsque l’on a un discours inscrit, (parce que dès que c’est déposé sur un support, ça devient un discours), on ne peut plus trier, tout est ordonné, on ne peut plus faire le travail de tri que l’on fait tous les jours et partout dans le réel.

Ainsi, le travail du mixeur serait de donner à entendre. C’est ce dont je vous parlais à propos de l’enregistrement d’une œuvre classique. On a la partition, qu’on appelle le conducteur, ainsi, on sait déjà ce qui va se passer et l’on va pouvoir tour à tour faire sortir, par l’entremise de micros judicieusement placés, ce qui ne sort pas tout seul. Par exemple dans le Requiem de Fauré, un mouvement commence par l’entrée des harpes, l’instrument, même doublé est trop faible par rapport au niveau de l’orchestre, on est obligé d’utiliser un micro d’appoint qui va favoriser le niveau sonore de cette zone orchestrale pour les faire entendre un peu plus, on aide l’écoute. On fait pour l’auditeur ce qu’il ne peut pas faire à l’écoute de l’enregistrement mais qu’il aurait pu faire en direct par ce que l’on nomme notre écoute intelligente. On va conduire l’écoute. Mixer c’est conduire l’écoute, donner à entendre. Comment donner à entendre ? Désigner, bien sûr, mais il y a plus que désigner, il y a forcer, insister, répéter ou au contraire faire disparaître, adoucir, décider de ce qui est important de donner à entendre mais surtout décider de ce qu’il faut gommer. Et c’est pour cela que je vous expliquais que mixer c’est avant tout faire disparaître. Ici encore il faut retirer tout ce qui n’est pas nécessaire. Entendons la leçon de Jacques Tati : son travail représente un modèle qui n’a pas seulement trait au burlesque. Tati ne désigne que ce qu’il veut nous donner à voir : c’est par le son que l’on voit. Dans le plan général nous présentant au début de Mon Oncle la maison Arpel, le son grossit de la tasse de café détermine la place de notre regard sur l’ensemble du plan général. Ce son isolé oriente notre vision face à l’ensemble.

Mais il est d’autant plus difficile de retirer les éléments que l’on a choisi de les placer au montage et qu’ils paraissent tous aussi importants. Si on a mis des choses dans un film c’est qu’ils sont nécessaires. Quand vous arrivez au mixage, le mixeur ne sait pas tout ce que vous désirez, il ne peut pas choisir parmi tout ce que vous avez placé : vous devez préparer ce travail au préalable. Choisir de ne garder que ce qui est suffisant.

Tout cela n’est pas de la technique. Je ne vous ai pas tellement parlé de technique parce que ce n’est pas le problème : si on parle d’écriture, on ne parle pas de comment on tient le stylo, si on met de l’encre ou si c’est un stylo à plume ou à bille ; bien qu’il soit vrai qu’on n’écrit pas pareil avec un ordinateur ou avec du charbon de bois…

L’apprentissage de l’écoute

Il y aurait quelque chose à apprendre… Je ne sais pas comment, parce que le son ne s’apprend pas. On y entre uniquement par sa pratique. Je ne peux que vous inciter à pratiquer le son, à votre niveau (de toute façon, on le pratique toujours à son niveau). On reste toujours modeste devant le son, car on se fait toujours déborder par une saturation ou par une sous-modulation… Même si on a enregistré deux cent cinquante disques, au deux cent cinquante et unième on se fait avoir comme au premier, peut-être avec un peu moins de douleur, parce qu’on est devenu habitué de ces revers. Mais pratiquez, parce que c’est dans ce rapport qui s’engage avec le monde, ce face à face, que la conscience du sonore s’épanouit en nous.

C’est avec l’outil, avec ce j’appelle “l’outil micro-casque”, que l’on peut s’introduire dans cet univers. C’est-à-dire qu’écouter le monde avec ses oreilles ne suffit pas pour l’apercevoir. Puisque notre cerveau trie sans cesse dans la scène sonore qui s’offre devant nous, nous n’avons pas, encore une fois, la faculté de garder distance pour considérer l’ensemble, nous ne pouvons atteindre en direct le recul que nous offre l’enregistrement. Il faut passer par un dispositif : ouvrir le micro, le casque, écouter ce qui se tient face à nous et choisir. À la réécoute, ce qui apparaît alors est manifeste, ainsi naît en nous la conscience du son. Car celle-ci ne survient pas toute seule dans le quotidien. C’est pour ça, du moins je le crois, qu’on s’est assemblé ici pour en discuter et le faire apparaître comme phénomène. On n’y a pas naturellement accès. Pourtant nous baignons tous et tout le temps dans le son, depuis notre naissance, nous écoutons, mais sans conscience, inversement au phénomène de la vision.

Chacun fait facilement usage de la photographie, nous oublions tous d’utiliser le son.

Dès ses débuts, la photographie a pu devenir une pratique amateur, plus récemment la vidéo a suivi, mais le son, pas du tout. S’il y a bien eu quelques magnétophones vendus accompagnés de micros, comme ce fut le cas des premières cassettes. La prise de son amateur n’en est pas devenue pour autant une pratique ordinaire. Pourquoi cet abandon ? Il reste pourtant indéniable que lorsque vous réécoutez une bande qui a été enregistrée par hasard lors d’une fête, ce que l’on entend alors produit en nous de très grandes émotions… Quand on retrouve la cassette d’un ancien répondeur, l’incroyable mémoire qui surgit ressuscite en nous des voix qui ont peut-être disparu… Bien plus c’est la présence sensible de corps se tenant face à face qui ressurgit. On peut donc constater qu’il y a là quelque chose de très puissant : qui nous remet au présent de cet événement. L’écoute nous place au présent, tout le temps.

Pour préparer ce séminaire j’ai écouté en continu le son des films, parce qu’on ne peut pas zapper, ni faire du défilement rapide, comme on peut le faire avec l’image, sautant de scène en scène… On est contraint de tout écouter, du premier au dernier son, c’est peut-être aussi pour cela que ce secteur est délaissé : il est très exigeant.

Voilà donc les contraintes qui obligent à effectuer complètement l’expérience. Faire du son oblige de vivre l’expérience du sonore, fondamentalement. Ce qui est très étrange c’est que ce soit si difficile d’y aller. Mais lorsqu’on parvient à franchir le pas, quelque chose d’extraordinaire nous est rendu.

Je me souviens, parmi les premières expériences que j’ai eu avec le son, d’un stage organisé dans une structure qui s’appelait à l’époque l’ΙΝΕΡ de Marly le Roi, (devenu l’INJEP) au début des années 70, encadré par Aimé Agnel et Serge Deraison. L’approche était très simple. Chacun partait dans la ville avec un magnétophone, un casque et un micro pour enregistrer des ambiances sur le quart d’heure de bande qui nous était allouée. On saisissait ce que nous voulions, chacun explorant ce qui lui apparaissait et qui devait devenir vite un univers : un moteur de voiture, des enfants dans un parc, la gare et les trains, etc. Au retour, dans une écoute collective, chacun découvrait ce qu’avait fait l’autre. Ces écoutes en groupe faisaient naître des choses absolument inoubliables : l’arrivée de la conscience et le partage de l’expérience du sonore dans l’écoute collective– “ce que j’ai vécu, je te le donne à entendre” ! Une façon de revivre l’expérience, mais cette fois-ci dans le partage, car l’œil libéré de l’image permet de rencontrer l’autre écoutant, c’est-à-dire jouissant en lui de ce que vous lui offrez.

On peut faire cette démarche tout seul, mais l’écoute en groupe mène à une grande jubilation. C’est si simple, j’ai le sentiment que c’est par là qu’il faut passer pour aborder l’écoute, pour apprendre à écouter. Car comment apprendre ? Je crois qu’il est difficile d’apprendre en considérant des objets tout faits, accomplis. Apprendre à écouter nécessite d’accomplir le cheminement, comprendre de quelle manière, entre ce que j’ai vécu et ce que j’entends sur la bande se manifeste l’écart. Je découvre en écoutant la bande –que pourtant j’ai enregistrée moi-même– ce qui m’a échappé complètement, au moment où je l’ai fait.

Ce que je constate surtout, c’est que ce qui est déposé sur la bande est beaucoup plus complexe que ce que j’ai en mémoire d’avoir vécu.

Aussitôt revient la question : comment faire, avec cet excès de matière sonore saisie ? On est obligé de se poser la question dès que l’on veut fabriquer quelque chose à partir de ce qui a été saisi. Tôt ou tard, il va falloir en rejeter.

C’est aussi pour cela, qu’on trouve de l’aide en travaillant au multipiste. Si on place plusieurs microphones dans un espace, on va pouvoir, postérieurement et tour à tour, révéler une zone puis une autre. Ce ne sont que des nuances, bien sûr, mais dans notre écoute du monde, nous agissons ainsi, face aux surgissements qui nous attirent. Faire sortir ce qu’offre un micro, c’est produire une émergence artificielle, c’est désigner.

On peut différer cette désignation : enregistrer en multipiste et mixer ensuite, choisir a posteriori quel micro on va ouvrir, puis quel est le suivant. Je préfère mixer en direct et conserver un multipiste au cas où. Car c’est toujours dans la confrontation immédiate que l’on sait ce que l’on désire faire sortir.

Le geste

Etre face au sonore c’est sans cesse choisir dans le réel, et, face à l’enregistrement essayer de trouver des stratégies qui permettent des désignations, qui nous permettent d’organiser les choix. Comment ? La coupe ? Le fondu ? On peut faire apparaître le coup de potentiomètre, dans une volonté de le donner à entendre, comme fait Godard, on l’a vu. On se souvient de sa manière de sortir ou d’entrer les vagues dans Prénom Carmen au beau milieu de leur mouvement. Cela n’a rien à voir avec ce que fait Jacques Tati dans le générique des Vacances de Mr. Hulot : à une vague entière suit une phrase musicale suivie d’une autre vague pleine… Tout est bien découpé. Godard ouvre le son indépendamment de l’objet. Mais on peut faire ainsi, forcer le trait, il est nécessaire de pouvoir aller jusque-là. Jusqu’au geste : quand j’ouvre un potentiomètre, c’est un geste, comme lorsque je fais un pas. En dehors du sens introduit par le pas, ça indique un engagement au monde : comment je marche, décidé ou nonchalant ? Le geste effectué avec le potentiomètre est déterminant de la forme, c’est pourquoi les outils numériques sont terribles : avec la souris n’y a plus de geste. Et c’est pour ça qu’on utilise des surfaces de contrôle, qui nous permettent de retrouver des potentiomètres, pour continuer d’avoir des gestes. Parce que, quand on mixe c’est vraiment à cet endroit que le sensible se tient.

Cela signifie qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre de la plastique. Quand j’enseignais à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, je travaillais avec les étudiants sur la question de la plasticité du sonore : en quoi le sonore est un objet doué de plasticité ? J’avais choisi ce terme pour que le son se trouve à l’endroit des matières qu’ils connaissent, afin qu’ils puissent conserver leurs acquis gestuels. Et dans le geste il y a quelque chose qui se trouve de ce côté-là, du côté de la plastique. L’écoute nous renvoie à une matière, mais sa préhension y est déjà induite. La main sent déjà dans la seule écoute son poids ou sa rugosité.

Et avec une matière qui a une épaisseur, un poids, une fluidité, une énergie ce sont des flux que nous devons jouer. Et ce ne sont pas des sons tout seuls, ce sont toujours des sons parmi d’autres sons, on ne mixe pas des choses pures. On mixe du chaos dans le chaos. On lutte contre des choses qui nous arrivent, dans le débordement, pour en choisir certaines. Mixer en analogique, sans automation, c’était envoyer des matières en veillant à chaque débordement.

Au théâtre, les éclairagistes font des plans de feu. Ils peuvent prévoir sur le papier, qu’en mettant tant de projecteurs réglés de telle façon, ils vont obtenir tant de lux, et tel type d’éclairement. Nous, au son, nous n’avons pas affaire à des sources stables et fixes. Au théâtre, comme outil mémorisant, on n’a que des mémoires de scènes, des routings, on peut programmer l’organisation de la continuité des ouvertures et fermeture des haut-parleurs. Mais une voix d’un acteur bouge sans cesse. Chaque soir il est différent. Il faut donc qu’il y ait quelqu’un dans la salle qui soit là et qui suive et écoute, et qui sache régler le son face à l’énergie sans cesse changeante de l’acteur. Il y a quelque chose qui est tout le temps instable avec lequel on a affaire. On est tout le temps dans l’instabilité, par rapport à ce avec quoi on va caler un son, mais aussi par rapport au niveau de ce son lui-même. On se souvient bien sûr du forte, mais on ne sait pas jusqu’où il va, ce forte. On est toujours coincés entre deux feux, entre l’extérieur, qui peut être l’image ou qui peut être les autres sons du mixage, et puis le son lui-même, qui ne cesse d’évoluer. Et c’est de l’énergie pure, avec laquelle on travaille. C’est pour ça que je comprends qu’au bout de ces deux jours, vous soyez fatigués, parce que se concentrer sur l’écoute est très fatiguant. Faire huit heures de mixage c’est usant ! Bonfanti, je me souviens de cet homme incroyable qui faisait sa journée sur un film, et la nuit mixait les films fauchés pour l’Afrique, l’Amérique du Sud ou Cuba… Antoine s’est usé comme ça…

Donc ce contact avec le sonore c’est par le corps qu’il se fait. C’est une prise au corps, et ça c’est essentiel, je crois. C’est peut-être le plus important. Justement, si l’on ne peut pas dire comment, c’est parce qu’on est pris au corps, c’est un indicible, cette prise au corps. Comment dire le contact de la peau ? Comment dire, dans la relation amoureuse, le contact de la peau ? Et le son travaille nos corps. Non pas le sensible qui serait quelque chose de la raison, c’est bien par-delà la raison. C’est avec la raison bien sûr et avec le sens, mais c’est autant par la chair, et sa mémoire de la sensation. C’est pour ça que je dis toujours que le sonore est la chair du cinéma. Je pense qu’il y a quelque chose comme ça, et c’est pour cela qu’on ne sait pas, de fait, comment le prendre. Par un petit coin de surface, toujours, et en douceur de toute façon, en douce, et en douceur, ou bien alors fort, avec violence mais sans préméditation, dans les flux, toujours dans le flux surgissant.

IV — Territoires assemblés

Nous allons projeter des extraits des Vacances de M. Hulot. Je vous ai montré le montage que j’ai fait sur l’ancrage des musiques, je vous ai préparé la même chose concernant les sons de ce film. Suivra le début du Testament du Dr Mabuse, que je n’avais pas eu le temps de vous présenter, cela concerne le passage de la musique au bruit, celui par lequel on s’introduit dans le film (1933). Puis un extrait de L’Immortelle, pour cette expérience que mène Robbe-Grillet. C’est un film qu’on ne connaît pas, que l’on voit rarement, qui est son premier film et qui est, à mon sens, plus intéressant que les suivants, pour le son en tout cas, même s’il pense “être le plus malhabile, et s’être fait avoir par les techniciens”, comme il le dit dans une interview. Suivra L’ordre de Jean-Daniel Pollet, parce que c’est un film qui m’étonne, qui me surprend –disons qu’il rassemble beaucoup de choses que l’on a approchées : la voix y est puissante pour ce qu’elle porte de la cruauté de la lèpre, cette voix détruite, et puis pour l’évacuation des sons d’ambiance, effectuée comme une remise à plat de l’enfermement.

Puis on projettera Lucebert de van der Keuken, qui est un film magnifique, sur un peintre et poète hollandais. Il est construit en trois parties, en une forme extrêmement libre, réalisé sur trois périodes : le premier film date de 1962, le second de 1966. Construit avec la musique propre à cette époque, dans ce choix que faisait van der Keuken, de toujours avoir à faire à la musique de son temps : Coltrane, la free-music, tout ce qui, à cette époque, était irrecevable. Car qui écoutait Coltrane en 1962 ? Et en 66 ? Peu de monde… Suivra le film Temps/travail de van Der Keuken, dans l’idée d’illustrer la coupure dont je vous parlais. Et puis Godard, que je n’ai pas indiqué au programme, Une histoire du cinéma, pour l’idée de stratification… Enfin, j’aurais voulu, si je trouve le temps, vous montrer un petit bout de Playtime. Non pas pour ce que l’on a pu apprécier dans Les Vacances de M. Hulot et dans Mon Oncle, mais pour l’inverse. Parce que Playtime est un film construit en deux parties. Une première partie où Tati fait ce qu’il sait magnifiquement faire et puis une deuxième où le travail sonore ne fonctionne plus et je voudrais vous montrer pourquoi.

J’aurais aussi aimé faire ce séminaire à l’inverse, c’est-à-dire au lieu de vous montrer des films intéressants pour le son, j’aurais voulu vous le faire avec de mauvais films. (Rires) ! Parce que c’est encore plus pédagogique. Je voulais vous amener ce matin Microcosmos, en regard du film qu’on a vu hier soir Le Territoire des autres, pour vous montrer en quoi ce film passe par la facilité de l’emploi d’un sirop musical et se tient dans l’évitement du traitement de la question sonore. Comment il travaille dans l’anecdote.

Extrait XXXIV : Les Vacances de M. Hulot, Jacques Tati

La première scène se passe sur le quai d’une gare. Là le film s’engage dans un très haut niveau d’énergie avec l’activité intense qui y règne. On n’entend pas grand-chose du train qui passe ; dominent les voix de voyageurs, qui augmentent, et en amorce de l’image se trouve ce haut-parleur dominateur qui émet des informations incompréhensibles. La critique des médias, quels qu’ils soient, qui est toujours présente chez Tati (radio ou autres émissions médiatisées) est déjà là.

La voiture de M. Hulot que l’on entend pétarader sur la route n’a évidemment pas cette réalité sonore, c’est un son totalement reconstruit.

Tout le son de ce film est post produit.

Écoutez bien le son de cette scène : la descente d’une ruelle par deux voitures qui se succèdent. Il n’a pas placé de son sur la première voiture luxueuse, elle vole, vous voyez comme on peut évacuer une partie des sons dans un même plan, puis, quand la voiture de Hulot arrive et roule sur les mêmes pavés, son entrée est d’autant plus explosive qu’on a évacué tous les sons de la voiture précédente.

Dans cette autre scène, Tati stoppe sa voiture devant un chien allongé au milieu de la route ; contrairement à la voiture précédente, il prend son temps, et pour ne pas brusquer l’animal, il klaxonne le chien avec ce qui apparaît comme un sifflet de jouet d’enfant qu’il presse, au son de type “appeau de canard”.

Plus loin dans une côte, quand le moteur cale, apparaît enfin une bouffée d’ambiance campagne. Depuis le début de ce film survient seulement ici ce bref instant d’ambiance de petits oiseaux.

La plage est caractérisée par une ambiance réverbérée d’enfants jouant sur la plage, sons que l’on va retrouver sur tous les plans qui suivent, et cette ambiance est très précisément construite, elle n’est pas une simple boucle de cris d’enfants, il a fait travailler précisément les textes des voix qu’il a enregistré.

Tati travaillait énormément le son. Pour faire une portière de voiture, il n’hésitait pas à aller la nuit visiter une usine de voitures pour y enregistrer les portières, toutes neuves, mais sans garnitures, pour que ça sonne neuf mais déjà déglingué. Car le rapport critique amené par le son se trouve déjà et surtout dans la nature du son lui-même.

Dans la chambre de la jeune fille, on entend les sons de l’extérieur, avec cette réverbération typique à la plage. Lorsqu’elle ouvre la fenêtre, on conserve le même niveau d’ambiance d’enfants, mais il ne s’ajoute qu’une seule vague.

Les hasards du synchronisme font que le torchon du garçon de café claque sur son épaule au même instant que la pétarade de la voiture. Avec Tati, il y a toujours ces curieuses coïncidences de sons qui se synchronisent avec des actions visibles à l’image, mais qui ne leur correspondent pas.

Dans ce mouvement de caméra dans le hall de l’hôtel, on va découvrir les personnages tour à tour et les sons qui correspondent strictement à ce que l’on a au cadre : voilà celui qui ronfle à droite, le militaire et ses histoires de campagnes puis la radio, en bas de l’écran. Tour à tour, un à un, sont désignés les différents éléments. Puis le vent arrive soudain pour les besoins de la cause. Ce vent est tellement fort qu’il parvient à faire varier la longueur d’ondes sur laquelle était réglé le poste de radio ! On peut constater que l’on se trouve au degré zéro du dialogue. Là, dans le hall, on a un mélange composite de voix et d’ambiances de l’extérieur. Vous voyez que rien n’émerge de ces ambiances intérieures, c’est un mélange composite de voix d’extérieur et de voix d’intérieur.

Vient ensuite la scène du restaurant, situé à l’étage, avec ses célèbres portes battantes au son d’élastique et ses cuisines. Il n’en sort que des bruits de casseroles ou des rafales de commandes… Aucune conversation dans la salle, seuls des grommellements incompréhensibles de la part du serveur, seuls quelques bruits de couverts. Un peu plus loin, deuxième scène du restaurant. Tati place les échanges à l’endroit où il désire faire entendre les voix. Elles ne disent rien de précis hors des échanges de convenances, il développe seulement des typologies sociales et la diversité des provenances européennes.

Vous constaterez ici qu’il n’y a aucun son direct, tous les sons de la vaisselle ne sont pas liés à la scène que l’on voyait. Ici on se trouve en extérieur devant le marchand de glace qui déjeune sur la plage. Pour signifier que c’est l’heure du déjeuner, on a un renversement des ambiances : en extérieur on entend les bruits des cuisines, c’est midi, la plage est vide.

Voilà, c’est ainsi tout au long du film… Je vous invite à écouter le reste chez vous.

Nous allons tout de suite passer au Testament du Dr Mabuse. Juste pour découvrir le début, nous allons découvrir un passage, une métamorphose, l’entrée de la musique et sa transformation, son glissement vers le son. Là, je voudrais vous renvoyer aux trames, aux éléments, continuum, éléments industriels à la lueur des différents films que l’on a vus, y compris Notre Pain quotidien. Celui-ci date de 1932, nous en regardons la première scène.

Extrait XXXV : Le Testament du Dr. Mabuse, Fritz Lang

Ce qui est étonnant, c’est l’interprétation d’acteur très mimée qui est propre au muet, alors que M. le Maudit pourtant antérieur, utilisait un jeu bien plus moderne. Le sonore n’a pas d’autre valeur spécifique ici que d’être un continuum masquant, un bruit de fond dans lequel se camouffle l’intrus. Il n’est pas du tout lié aux mouvements apparaissant dans l’image, aux gestes, aux objets qui sont là hormis leur tressautement, qui confirme le seul son des machines situées en sous-sol…

A l’extérieur, on passe au silence. Là encore, on est dans les codes de jeu du cinéma muet. Vous remarquerez l’absence d’ambiance, aucun son de pas, jusqu’à la chute des éléments provenant de l’étage. Et puis rien encore, jusqu’aux sons de tonneaux et de l’explosion.

Le synchronisme est approximatif, et les sons ne sont placés qu’aux endroits utiles. Il y a finalement déjà ici une économie par évacuation, par perte. On est déjà dans la démarche de Jacques Tati : il met des sons à l’endroit où il en a besoin, strictement.

On va passer à L’Immortelle.

Extrait XXXVI : L’Immortelle de Alain Robbe-Grillet

On se trouve dans “l’irréalisme de la réalité” comme il dit…

Sont mis côte à côte, différents sites, différents lieux : le lieu du sonore et le lieu de l’image. Ils coexistent, s’associent, se dissocient… Le chien désigne un territoire, ce territoire n’est pas seulement marqué par son aboiement, mais le territoire est matérialisé par l’espace acoustique qu’il met en résonance. Cet espace est déplacé sur des images où il serait censé ne pas exister (exemple du plan de la femme sur le bateau). À ce titre, l’aboiement nous indique que ce plan appartient à l’espace de l’appartement et à la mémoire de cet homme qui regarde entre les persiennes, c’est à lui qu’il faut le rattacher. Nous retrouvons ce système sur de nombreux plans, ainsi s’entremêlent des temps et des territoires du récit.

Sur la scène qui présente la femme à la voiture et l’homme au chien sur le quai, on entre dans un dialogue … “Je peux vous emmener en voiture” et là, la nature de la voix passe du dialogue à la lecture d’un texte, nous faisant entrer peu à peu dans le livre… On trouve ici des approches propres au nouveau roman que l’on retrouve chez Duras.

Vient ensuite un “gommage” du dialogue par le bruit du passage de la voiture, comme le fera Godard plus tard…

Dans cette scène de réception, on entend les conversations, mais pourtant, la salle où la réception a lieu est vide : le son remplace la présence des corps, on a les ambiances mais il n’y a personne…

Je voulais vous montrer pour la construction, que Robbe-Grillet opère justement avec le son dans un décalage, dans une autre vérité que celle produite par l’image. On se trouve dans une fiction bien sûr, mais un jeu est organisé dans la structuration de la forme. Et peu de cinéastes ont pris cette liberté de faire travailler l’image contre le son ou avec le son ou parallèlement au son, de laisser une autonomie à chacun des éléments, pour construire –je ne sais comment le qualifier– du fantastique peut-être ? En tout cas “l’irréalisme de la réalité”. Je voulais vous le montrer, parce c’est assez remarquable. Il y a évidemment d’autres films qu’il a tournés et qui procèdent ainsi. Il a continué ce travail avec Michel Fano sur L’homme qui ment, Trans-Europe Express, L’Eden et après, Glissement progressif du plaisir, tous des films très intéressants pour le jeu avec le son, films difficiles à trouver, puisqu’ils n’ont jamais été réédités. Celui-ci provient d’une collection qui avait été rééditée en VHS par le Ministère des Affaires Étrangères. Ils avaient également sorti la collection des œuvres de Duras, dont Le Camion, que je vous ai présenté. Mais ça date déjà de 1982, tout ça est inaccessible maintenant malheureusement.

Nous allons passer à Jean Daniel Pollet, puis nous regarderons les films de van der Keuken.

Extrait XXXVII : L’Ordre, Jean Daniel Pollet

Écoutez les fonds, les ambiances dépouillées… Comment rien que le timbre, la nature de la voix, prend notre corps, directement bien au-delà du sens et du contenu. Il y a quelque chose qui est tellement puissant dans cette phonation. Ce film vient d’être réédité en DVD, il n’y a pas longtemps, il faut le regarder complètement. C’est une très belle construction sonore, très belle. Rare. Même chez Pollet, du point de vue du son, c’est le film le plus intéressant… Il date de 1974. Il n’y a que très peu de son dans ce film, seulement des voix off, la voix in et une musique à la fin.

Ce qu’il faut surtout retenir ici c’est que ce témoignage produit d’abord de la sensation, avant de produire du sens. Et c’est justement par la raréfaction des sons qu’apparaît la puissance de la voix et de son existence.

On ne va pouvoir voir que deux films car il ne nous reste presque plus de temps : l’un dure 51 minutes : Lucebert, Temps et adieu. Puis l’autre Temps/Travail, un film très court, de 11 minutes.

Lucebert, Temps et adieu est composé de trois films, le premier date de 1962, le second de 1966 et le dernier de 1994. En 94, Lucebert, peintre et poète, meurt. Ces films sont extrêmement libres quant à leurs formes. Comme je vous le disais tout à l’heure, Keuken conserve beaucoup de liberté avec la musique, c’est comme toujours une musique de jazz de l’époque. Le premier film commence avec ce thème, qui est très connu de John Coltrane : Alabama, un thème composé à l’occasion des émeutes des noirs, qui eurent lieu là-bas. Et il emploie cette musique diffusée au ralenti. Il débute par la déconstruction de la musique de film. Après les lectures poétiques, tout se joue avec des ambiances d’enfants, réintroduisant la musique cette fois à son vrai tempo, mêlée à ces ambiances, puis vient Giant Steps au tempo plus rapide. Les voix sont mises en réverbération et le bouillonnement de l’acide de l’Eau Forte nous ramène au réel. Les textes sont offerts dans une grande tenue d’énonciation. La poésie rythmée est rapide.

En fait, il y a quelque chose qui est de l’ordre du geste dans son travail sonore et qui s’apparente justement au travail de ce peintre. Il se place dans l’approche poétique des textes écrits par le peintre. Nous sommes face à une forme libre. J’ai l’impression que cette forme est liée à cette époque : il y avait quelque chose comme ça, qui pouvait se faire alors, et qui conserve encore une fraîcheur. On a l’impression qu’il a fait cela très vite et qu’en même temps, c’est très pensé, très construit, mais que c’est produit d’un jet. C’est un film bâti comme une toile.

Dans Un Film pour Lucebert (1966), la musique devient plus révoltée encore : Aylerienne. Le film est plus complexe, semble plus travaillé. On y trouve des sons ancrés dans le mouvement, des images comme les musiques de dessins animés, c’est ce qu’on appelle le mickey-mousing. Des râles. Des petits évènements sonores sont accrochés aux mouvements de peintures, reconstruits en animation. La musique de Billie Holiday accompagne le peintre dans son espace. Les peintres écoutent souvent beaucoup de musique. On a évidemment aussi la présence de Willem Breuker, saxophoniste avec qui il a beaucoup travaillé et le batteur Han Bennink. Ils jouent ici des petites fanfares ou sifflotent sur les images du balayeur noir.

C’était l’équipe hollandaise de free-music de cette époque. Le premier film est réalisé en 1962, le free jazz naît en 1958 avec l’album d’Ornette Coleman qui s’appelle Free Jazz, et donc 62 correspond à l’arrivée en Europe du Free-Jazz. C’est je crois, Don Cherry, arrivant à Paris dans une boîte qui s’appelait Le Chat qui Pêche, qui fit connaître cette nouvelle musique.

Willem Breuker avait construit plus tard un ensemble musical qui s’appelait Willem Breuker Kollektief et qui a fait beaucoup de concerts en France à une certaine époque. Mais ils tournaient beaucoup en Hollande, c’était même difficile de les faire venir en France. Et ce fut pour Keuken, une complicité très grande, engagée sur beaucoup de films et durant toute sa vie.

Je vous laisse voir ce film, vous allez voir comment il est structuré par rapport au son. Si j’ai gardé les films de van der Keuken pour la fin, c’est parce que ce sont des formes libres, entières et complexes faisant usage de bon nombre d’ingrédients dont on a parlé, et qu’il les associe avec une grande intelligence.

Et si vous permettez, j’aimerais qu’on enchaîne avec un dernier film, une petite construction de dix minutes de van der Keuken, Temps/Travail. Pour mettre face à face deux formes. C’est un de ses derniers films qu’il l’a réalisé et installé à Beaubourg pour l’exposition “Le temps, Vite”. Il marie deux rythmiques, celle des images et celle des sons qui y est associée (son direct, musique ou autres sons). Toutes ces séquences proviennent de différents filins de van der Keuken. Ils présentent les éléments : feu, eau, terre et pierre, métal, laine. Il en tire cette mise côte à côte des régimes de travail sur ces matières telles qu’il les a rencontrées dans le monde, dévoilant la faille Nord/Sud. Ces extraits sont souvent associés par thématiques : la culture des champs, le puisage de l’eau, le tissage, tous gestes millénaires qu’il oppose à ceux de l’usine, de la bourse ou de la fabrication des lingots d’or. La dernière image du film nous replace face à l’enfant aveugle et son alphabet Braille. Le son qui est associé à ces images est assez significatif de ce qui est présenté à la vue. Il bâtit dans un même temps son propre parcours, sa propre forme complexe une forme faite de microformes, comme tissées par les répétitions. Mais ce qui est le plus fort c’est les modalités d’enchaînement de ces séquences qui sont confrontées violemment par la coupure cut du son liée à la coupe de l’image.

Extraits XXXVII à XXXIX : Lucebert, Temps et adieu, van der Keuken

Extrait XL : Temps/Travail, van der Keuken

Voilà, je vous remercie de votre si belle attention.

Christophe Postic : Je m’associe à ces applaudissements. Je suis navré de n’avoir pas pu accompagner Daniel jusqu’au bout de l’aventure, on a préparé de longs mois ensembles… En tout cas, je le remercie chaleureusement, et j’espère que vous avez passé en sa compagnie des moments riches et importants. Merci beaucoup Daniel. Je vous signale aussi que Daniel a publié cette année (2006) un ouvrage qui relate son expérience et sa réflexion sur le son. Cela s’appelle : 50 questions pour une écriture du son et c’est aux éditions Klincksieck, à Paris.

Merci Christophe, merci Pascale Paulat, pour m’avoir aidé si généreusement à construire ce séminaire. Je remercie également Claude Bailblé que je remplace ici et Jean Breschand qui n’a pas pu être avec nous.


  1. Jacques Attali, Bruits, 1997, 2001, Fayard/PUF.
  2. Co-réalisé en 1978, avec Gérard Mordillat.
  3. Voir interview de Jean-Pierre Duret dans le n°59/60. Le son, de la revue Images Documentaires, décembre/janvier 2007.
  4. Un micro hyper cardioïde placé à deux mètres d’une source produit la même grosseur de plan qu’un omnidirectionnel (par exemple un cravate) placé à un mètre de celle-ci.

  • Adieu | Arnaud des Pallières | 2004 | 2h04
  • Conversations, un commerce amoureux | Claude Mourieras, Georges Aperghis | 1987 | France | 30’
  • Disneyland, mon vieux pays natal | Arnaud des Pallières | 2001 | France | 46’ | Vidéo | Vidéo
  • Elephant | Alan Clarke | 1989 | Royaume-Uni | 39’
  • Elephant | Gus Van Sant | 2003 | États-Unis | 1h21
  • L’Enfant aveugle II (Herman Slobbe – Blind Kind II) | Johan van der Keuken | 1966 | Pays-Bas | 27’ | 16 mm | 16 mm
  • La Colonie (Poselenie) | Sergueï Loznitsa | 2001 | Russie | 1h17 | 35 mm | 35 mm
  • La Moindre des choses | Nicolas Philibert | 1997 | France | 1h45 | 35 mm | 35 mm
  • La Naissance de l’amour | Philippe Garrel | 1993 | France, Suisse | 1h34
  • La Ville Louvre | Nicolas Philibert | 1990 | France | 1h25 | 35 mm | 35 mm
  • Le Camion | Marguerite Duras | 1977 | France | 1h16
  • Le Fond de l’air est rouge | Chris Marker | 1977 | France | 4h | 16 mm et 35 mm | 16 mm et 35 mm
  • Le Rêve de São Paulo | Jean-Pierre Duret, Andrea Santana | 2004 | France | 1h40 | Numérique | Numérique
  • Le Siège (Blokada) | Sergueï Loznitsa | 2005 | Russie | 52’ | 35 mm | 35 mm
  • Le Silence (Tystnaden) | Ingmar Bergman | 1963 | Suède | 1h36
  • Le Territoire des autres | François Bel, Michel Fano, Gérard Vienne, Jacqueline Lecompte | 1970 | France | 1h32 | 16 mm | 16 mm
  • Le Testament du docteur Mabuse | Fritz Lang | 1933 | Allemagne | 2h02
  • Le Triangle de feu | Edmond T. Gréville, Johannes Guter | 1932 | France, Allemagne | 1h17
  • Les Vacances de monsieur Hulot | Jacques Tati | 1953 | France | 1h54
  • Libera Me | Alain Cavalier | 1993 | France | 1h15
  • Lucebert, temps et adieux (Lucebert, tijd en afscheid) | Johan van der Keuken | 1994 | Pays-Bas | 52’
  • L’Immortelle | Alain Robbe-Grillet | 1963 | France, Italie, Turquie | 1h41
  • L’Ordre | Jean-Daniel Pollet, Malo Aguettant, Maurice Born | 1973 | France | 42’ | 35 mm | 35 mm
  • M. le Maudit | Fritz Lang | 1931 | Allemagne | 1h57
  • Moi, un Noir | Jean Rouch | 1957 | France | 1h13 | 16 mm | 16 mm
  • Mon Oncle | Jacques Tati | 1958 | France | 1h50
  • Monsieur et Madame Curie | Georges Franju | 1953 | France | Monsieur et Madame Curie | 16 mm | 16 mm
  • Mulholland Drive | David Lynch | 2001 | États-Unis, France | 2h26
  • Passion | Jean Luc Godard | 1982 | France, Suisse
  • Paysage (Landschaft) | Sergueï Loznitsa | 2003 | Russie, Allemagne | 1h | 35 mm | 35 mm
  • Prénom Carmen | Jean-Luc Godard | 1983 | France | 1h25
  • Route One / USA | Robert Kramer | 1989 | France, Italie, Royaume-Uni | 4h15
  • Seuls | Thierry Knauff, Olivier Smolders | 1989 | Belgique | 12’ | 35 mm | 35 mm
  • Temps – Travail | Johan van der Keuken | 1999 | Pays-Bas | 11’ | 16 mm | 16 mm
  • Un animal, des animaux | Nicolas Philibert | 1994 | France | 57’ | 16 mm | 16 mm
  • Une visite au Louvre | Danièle Huillet, Jean-Marie Straub | 2003 | France, Allemagne, Italie | 48’ | 35 mm | 35 mm

Publiée dans La Revue Documentaires n°21 – Le son documenté (page 41, 3e trimestre 2007)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.021.0041, accès libre)