La preuve impossible

Gaël Lépingle

« Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous
Si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous
Et si je ne mets pas ma main dans son côté
Je ne croirai pas. », Jean, Évangile, 20, 24-29

La pléthore de films réalisés autour du conflit israélo-palestinien depuis la seconde Intifada est en passe de constituer un véritable genre cinématographique en soi, comparable au phénomène états-unien des films sur la guerre du Vietnam. Le conflit est le plus médiatisé de la planète, et à ce titre il ne peut pas se passer des ressources du cinéma pour tenter de se dire, décrire, voire de se penser un peu différemment — sauf à succomber sous les coups d’une overdose médiatique servant les intérêts éditoriaux ou propagandistes les plus divers. Films de lutte, documentaires d’informations ou œuvres plus ouvertement réflexives, ils offrent une opportunité saisissante — pour peu qu’on les mette en relation les uns avec les autres — d’examiner la façon dont se formule aujourd’hui* la question du point de vue, de l’engagement des cinéastes et du cinéma documentaire.

La guerre que se livrent les deux parties est largement une guerre de la communication et du langage. Les stratégies israélo-militaires d’intimidation et de répression ont certes leur poids, mais la bataille se passe beaucoup sur le terrain symbolique : celui des mots (le mur ne serait pas une clôture mais une suture !), et celui des images. Dès lors, gare à la surenchère : une image n’est pas innocente, et les films qui tiennent la route sont ceux qui affirment leur parti pris avec l’intelligence de leur outil et la conscience des enjeux de toute représentation — faudra-t-il longtemps encore écrire re-présentation pour faire entendre chaque fois combien le cinéma vient forcément après (c’est le titre et la tristesse du beau film de Denis Gheerbrant sur le Rwanda), trop tard, et combien il doit du coup re-fabriquer sa matière par l’exercice de la mise en scène ?

Qu’aucun autre conflit ne soit autant représenté peut sembler injuste ou disproportionné (en particulier eu égard au continent africain), mais cette surabondance a ses raisons: la division à l’intérieur d’un des deux camps — à savoir le soutien actif de la gauche israélienne, qui à la fois témoigne pour la cause palestinienne et tente d’appuyer les initiatives de celle-ci — et surtout l’implication historique de l’Europe, continent riche, donc en mesure de produire des films sur la question. Cette implication est le fruit d’une double culpabilité, liée à la Shoah et à la (décolonisation : le sous-texte jamais dit mais évident, c’est qu’aux Juifs comme aux Arabes, nous avons des comptes à rendre. La question du point de vue pourrait alors s’articuler selon cette ligne de partage : ceux qui parlent en leur nom propre (de l’intérieur du conflit) / ceux qui parlent à la place de l’autre, en son nom. Et ceux pour qui cette place est encore différente, dans un entre-deux difficile, parfois inhabitable, que le cinéma va permettre — et lui seul, peut-être — d’occuper.

Côté palestinien, cette place se gagne à la sueur du front, caméra au poing, avec l’assurance que donnent la colère historique et la possibilité si tardivement échue de témoigner par soi-même. Il s’agit d’être au plus près, pour apporter au monde des preuves définitives, c’est-à-dire tangibles. Comme Saint Thomas dans l’Évangile de Jean, les films de lutte sont portés par la conviction qu’il faut toucher pour voir, et voir pour croire. A Caged Bird’s Song, de Sobhai Al-Zubaidi choisit de s’attacher à un lieu unique — les barrages militaires entre Ramallah et l’Université de Birzeit — et en condense la violence à travers une série de petites scènes explosives — au sens propre et figuré — desquelles il fait jaillir des témoignages pris sur le vif. Le film est habité par une rage sourde, mené tambour battant. Les effets parfois un peu soulignés, l’habillage visuel ostentatoire (split-screen, chronologie qui s’affiche avec tic-tac comme dans une série policière) paraissent à peine déplacés tant le récit sûr de son bon droit, absorbe les éventuelles réticences. Tant cette écriture, qui est le propre d’objets tournés dans l’urgence et la colère, en raconte justement beaucoup sur cette urgence (il faut faire vite, aller droit au but: tous les moyens — y compris formels — sont bons) et sur cette colère (la place du cinéaste y est celle du soldat au front).

Jénine Jénine, de Mohamed Bakri offre un exemple encore plus évident de témoignage rageur, de lutte en cinéma trempée dans l’acier d’une croyance à la preuve. La visite du camp, juste après sa destruction par l’armée israélienne, est rythmée par les apparitions d’un guide muet, qui avec force gestes et mimiques indique, montre, appelle la caméra pour qu’elle filme ce qu’il ne peut verbaliser. Le symbole est clair : ceux que la guerre a fait taire, les souffrants comme les morts, le cinéma va venir en leur lieu et place pour dire ce qu’ils n’ont pu dire, faire émerger des gravats et des ruines les termes d’un discours possible. C’est la fonction du deuxième personnage fort du film, une fillette au langage froidement haineux et définitivement guerrier, qui « ne pardonne pas et ne pardonnera jamais », et fait littéralement office de pythie, tant les mots qu’elle prononce ne sont pas (ne devraient pas être !) ceux d’une enfant — mais ceux de ses chefs, de ses parents, de ses morts, qui semblent s’exprimer à travers elle pour désigner un futur abominable. Car dans chacun des deux films, l’image/preuve n’est pas réduite à la simple dimension factuelle de la trace — faire archive, pour plus tard, pour la mémoire et l’Histoire. Par la construction du récit en goulot d’étranglement, par la précision discursive du montage, elle est habitée de différentes temporalités, où se mêlent passé (ça aura été), futur (la fonction oraculaire de la menace) et immédiateté absolue (éveil des conscience et appel à l’arbitrage des puissances internationales).

Il n’est pas anodin que les deux films se terminent par un appel à la solidarité des peuples : la scène finale, très drôle, du marchand de chaussures dans Jénine Jénine et l’interview de la responsable universitaire dans A Caged Bird’s Song. Cet appel, certains cinéastes se sont fait un devoir d’y répondre. Face aux films de lutte tournés de l’intérieur du conflit, côté palestinien, émerge toute une série de « films-amis ». Hommages et témoignages depuis l’autre côté, ils s’appuient souvent sur une démarche plus globale, institutionnelle ou associative, visant à développer les échanges pour combattre la tentation du repli et de l’indifférence: voyage d’une classe de jeunes palestiniens à Roubaix (L’an prochain à Jérusalem, de Nadia Bouferkas et Mehmet Arikan), mission culturelle belge vers des artistes palestiniens (Palestine, ceux qui gardent la clef, de Ronnie Ramirez) ou encore voyage de juifs français à l’appel de pacifistes israéliens (Témoins pour la paix, d’Abraham Segal). Ces films mettent en avant les dispositifs et structures de résistance existants, en tentant d’articuler les questions des naïfs et les témoignages des savants (témoins ou intellectuels) afin de parvenir à une réflexion / dissertation dont le but est le même : l’éveil des consciences. Le film d’Abraham Segal le formule explicitement : il s’agit d’aller « observer, écouter, témoigner » La place du cinéaste va être dans cet entre-deux : il sera à la fois le naïf — puisqu’il fait partie du voyage comme les autres — et le savant — se choisissant astucieusement le guide de l’expédition, Michel Warschawski, pour porte-parole, afin de mieux se tenir à l’écart et d’observer ce qui va se jouer pour les personnes embarquées avec lui.

La première scène à Jérusalem reprend le dispositif d’ouverture de l’Exodus d’Otto Preminger. La jolie touriste américaine jouée par Eva-Marie Saint, à peine attentive aux explications historiques de son guide, prenait progressivement parti au cours du film — et le spectateur avec ! — pour basculer dans la lutte sioniste (et dans l’amour avec un grand A, cela va de soi). Ici les enseignants, scientifiques, retraités et anciens résistants qui composent la troupe et écoutent studieusement Warschawski leur faire la visite, prendront peu à peu la parole pour jouer leur rôle de témoin actif — cette fois côté palestinien. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : « nous sommes responsables en tant que juifs, et nous aurons à témoigner plus tard ». Témoignage à hauteur d’homme, modeste dans ses moyens et patient dans ses investigations.

Jamais les explications ne nous seront données depuis un au-delà abstrait et pseudo-objectif. Elles resteront à taille humaine, garantissant la subjectivité indispensable des sources, mais aussi et surtout une constante identification avec les personnages témoins. En même temps qu’eux nous apprenons, avec eux nous avançons, reconnaissant en eux nos propres comportements — indignation spontanée, bonne et mauvaise consciences mêlées. Le film est autant dans ses champs d’observation première (rues et paysages, hôtes et activistes), que dans ses contrechamps, dans ses plans de coupe sur les voyageurs. Si dans un premier temps ceux-ci endossent un rôle candide pour poser les bonnes questions et faire le tri dans les mots et les concepts (voir en particulier la façon dont la notion de colonisation est interrogée au profit de celles de répression et d’apartheid), c’est pour mieux aller y voir ensuite de leurs propres yeux. Aux informations glanées au gré des visites chez diverses organisations (défense des droits de l’homme, des objecteurs de conscience…), succèdent impérativement les réactions des personnages sur le terrain. « Je savais mais je n’imaginais pas ça », « je m’attendais à quelque chose, mais pas à ce point » : que ce soit à Khan Younis, dans la bande de Gaza, ou au barrage de Ramallah et Birzeit, il faut éprouver physiquement les choses, il faut voir par soi-même pour que le regard se décille véritablement. Aux vues de l’esprit — les mots, les informations — doivent suppléer les vues réelles. La croyance qu’il faut voir pour croire (à l’horreur, à la tragédie) n’est donc plus celle du réalisateur, comme dans les films précédents, mais celle des personnages.

Elle est littéralement mise en scène, sans ironie cependant puisqu’elle est incarnée, passée au filtre de l’expérience, presque prouvée par les faits, par les réactions des voyageurs.

Ce qui frappe dans les « films-amis », c’est qu’en tant que témoins de l’autre bord, ils quêtent encore les conditions de possibilité d’une paix à venir. Témoins pour la paix se termine sur cet espoir : « Il n’y a pas le terreau d’un rejet durable » , espoir absolument anéanti dans ce que montrent les films de lutte (en particulier Jénine Jénine). Il apparaît alors d’autant plus intéressant de saisir ce qu’en disent ceux qui n’habitent ce conflit ni d’une place extérieure, amie et indignée, ni d’une place totalement intérieure : les cinéastes et les films israélo-arabes. Route 181, d’Eyal Sivan et Michel Khleifi, et Mur, de Simone Bitton, font le choix du road-movie, du trajet, du voyage. À ces deux très beaux films, il faudrait en ajouter un troisième : Arna et les enfants de Jénine, de Juliano Mer Khamis et Danniel Danniel. À cette différence près que le voyage y est temporel — le film a été tourné épisodiquement sur une quinzaine d’années. C’est son immense force. C’est un aller simple, un voyage sans retour possible dans la vie et dans la mort, pour ses protagonistes comme pour le cinéaste.

Celui-ci filme depuis une place déchirée : celle d’un juif israélien engagé dans la cause palestinienne. La caractéristique et la limite de certains films-amis était souvent de donner la parole aux palestiniens tout en gardant le contrôle de cette parole. « Parler au nom de l’autre » : c’est toute la difficulté d’une place de cinéaste ici matérialisée dans les scènes d’expression corporelle, où Arna (la mère du cinéaste) et le professeur de théâtre (alias le cinéaste lui-même) tentent de faire sortir les enfants de leurs gonds pour qu’ils parviennent à exprimer leur rage intérieure, leur souffrance tue, leur besoin de dire et de crier. Non pas : je parle, je filme à ta place. Mais : moi qui ai les moyens de filmer, j’ai le droit et le devoir de te faire parler. Opération éthiquement risquée, qui parvient ici à trouver sa légitimité à travers l’implication du réalisateur, Juliano Mer Khamis, présent à l’image et investi dans le récit (la mort de sa mère, le danger encouru sous les tirs) au même titre que ceux qu’il filme. Opération payante : peu de films se sont approchés à ce point de la question qui taraude tout partisan ou sympathisant de la cause palestinienne, celle des attentats-kamikazes et des martyrs — voir à ce propos, dans L’an prochain à Jérusalem, les questions polies et gênées que posent les hôtes roubaisiens à leurs invités au cours d’une petite dégustation dans leur jardin…

La puissance d’Arna et les enfants de Jénine consiste à mettre constamment en relation deux temps, qui sont plus que deux temps disjoints : deux mondes, deux images (enfant/jeune homme, innocent/terroriste), que l’on aura toutes les difficultés du monde à faire correspondre. On n’y croit pas, on ne peut pas y croire. Pourtant, il y a d’abord quelque chose de la toute-puissance du cinéma qui se donne ici, de sa capacité à enregistrer les moments forts d’une vie et à défier le temps – l’utilisation des vieilles vidéos et le marquage assez net des différentes étapes du tournage donnent cette sensation que le cinéma voit tout donc peut tout (faire revivre les disparus, fixer une dernière fois l’image de ceux que la mort va emporter). Puissance du regard, puissance du cinéaste, qui pénètre jusque dans les caches les plus secrètes et ne semble pas connaître de limite à son investigation et à son/notre désir de voir.

Mais impuissance du regard aussi, qui se heurte à un point aveugle, à un montage cause-conséquence impossible ou insuffisant. Au final demeure le mystère des êtres, au-delà des explications, au-delà de toute compréhension. Le film parvient à articuler cette ambivalence foncière du cinéma, maïeutique déceptive du regard, qui utilise ses préjugés fondateurs (toujours cette croyance qu’il faut voir pour (s’)y croire…) afin de mieux les retourner. Vers la fin d’Arna, les images de fête reviennent, la pièce de théâtre, les rires d’enfants, temps présent temps passé, mais ça ne colle plus entre les deux, il y a un écart figurativement irreprésentable. Certes, le film parvient à restituer une appréhension intime, par les sens et l’émotion, de la violence extraordinaire qui préside à des choix d’existence de l’ordre de l’impensable. Mais avec un tact et un respect tels que devant la preuve donnée, nous ne voulons toujours pas y croire : cette incrédulité finale est indispensable, elle est garante d’une capacité à la stupeur que le film ne veut pas émousser. Si la démarche de Juliano Mer Khamis et Danniel Danniel est donc nourrie d’une volonté de voir et donner à voir, s’ils s’inscrivent encore dans l’idée que du visible on peut et l’on doit tirer les preuves ou les raisons du chaos, c’est aussi à n’y pas croire. Donner de Phorreur une preuve visuelle, c’est la réduire. Certes il faut voir, ne pas fermer les yeux, mais en gardant un écart impératif entre la croyance au récit et son acceptation.

Qu’ils soient Palestiniens, juifs français ou juifs israéliens, les cinéastes s’expriment tous depuis la place qu’ils occupent, et cette place est engagée. En 1975, quand Johan van der Keuken réalise Les Palestiniens, sa conviction politique ne fait aucun doute. Mais sa place est irréductiblement celle d’un étranger : et c’est justement depuis l’étranger, précisément au sud Liban, qu’il va filmer la Palestine. D’emblée s’opère donc un écart. Les Palestiniens du film sont des exilés, pris entre les mailles du pouvoir libanais et les opérations des commandos israéliens. Ils parlent d’un pays, d’une terre qu’on ne voit pas. Ou plutôt: qu’on voit mieux, bien mieux que d’y être. Car cette absence d’images creuse un écart consubstantiel au cinéma, mécanisme d’apparition et disparition qui montre pour mieux cacher, donne pour mieux refuser, ontologiquement porteur d’une fissure entre la chose montrée et la chose dite. Car à force d’être obsessionnellement arpentée, contemplée, scrutée, la terre originelle risque à la longue de ne plus devenir qu’une simple surface, plate et lisse, qu’un écran propice à toutes les projections. Si on retrouve dans Les Palestiniens les mêmes motifs que dans Jénine, Jénine — ce témoignage d’une vieille paysanne devant les décombres de sa maison –, ils frappent d’autant plus que leur scène, au sens théâtral, y est déplacée, délocalisée.

De la terre abondante il ne reste que le souvenir sensuel. C’est cette mémoire à la fois intime et physique que le cinéaste va chercher à explorer. Il n’y a pas, il n’y a plus de preuve de l’existence de cette terre (d’ailleurs les cartes routières ne mentionnent pas certains villages palestiniens justement pour ne pas les faire exister), autre que par le corps, par le souvenir subjectif incarné dans l’expérience des sens. Vue, ouïe, odeur, goût, c’est à ce parcours sensoriel que le film s’offre — chaudron fumant, brusque vent sur une plage déserte, forte présence des matières et des éléments. Le leitmotiv final de la tasse de thé portée aux lèvres fonctionne comme un geste rituel qui ramène à chaque fois des images et des émotions. Comme une madeleine proustienne, il fait resurgir un oranger, un vieux berger et ses moutons, moins icônes que ritournelles métaphoriques d’un paradis perdu. De même, les témoignages off des combattants vont disjoindre corps et voix (on ne sait pas à quel corps attribuer quelle voix) pour ne pas individualiser et subjectiver les récits dans autre chose que le corps même du film : on se réunit autour du feu, distribution de thé, cigarette allumée à une braise, mains tendues vers casseroles et rations de pains, la nuit tombe peu à peu… Tout le geste du cinéaste se joue dans cette capacité à s’engager physiquement dans une scène, à en ressentir et traduire quelque chose d’une expérience incarnée. Son engagement est là, avant d’être idéologique : dans son corps, dans le poids de la caméra sur les épaules — même les plans fixes ne sont pas sur pied -, dans l’attention donnée à la lumière et à la composition photographique des cadres, attention qui signe une réflexion, un temps, une présence. Une scène s’éprouve avant de se penser: le jour finissant, les soldats se font silhouettes, ombres fraternelles, solidaires les unes des autres, et cette fraternité sensible fait d’autant plus résonner les récits off de violence et de guerre.

Au fond, c’est justement parce qu’il n’y a rien à voir, pas de preuve tangible ni visuelle (du pays, du territoire) qu’on peut croire à nouveau — au cinéma, à la représentation, aux signes de la mémoire. Croire à un récit, qui nous est donné comme tel par la voix de Keuken, déclinant chiffres, dates historiques et contextualisation politique. Cette voix résonne comme celle d’un conteur, dès la première image du film. La simple photo d’un réfugié anonyme, qui reste longuement, figée et insistante, et le son feutré d’un saxophone, sésames d’un Il était une fois universel : « À la fin du XIXe siècle, la Palestine faisait partie de l’Empire Ottoman… » À l’inverse de tous les autres, le film n’hésite pas à reprendre les choses à la base, à redonner des informations essentielles non pas tant pour elles-mêmes, mais parce qu’elles sont le lieu premier de l’énonciation du point de vue. Parce que l’Histoire est subjective, il faut s’en emparer, occuper cette place-là aussi pour ne pas laisser les autres la refaire à notre place. C’est aussi là la source du conflit : comment on a raconté l’Histoire, l’origine des peuples et des pays. Le pouvoir est à celui qui parle : Keuken l’ignore tellement peu qu’il clôt son récit avec la leçon d’Histoire d’un instituteur. Celui-ci redit à peu près, à sa façon, et en interrogeant les élèves, ce que disait le cinéaste en off. Ce n’est toujours pas l’information qui compte pour elle-même, mais l’écart, fût-il infime, dans la redite. Keuken met son propre discours à l’épreuve du discours de ceux qu’il filme, à l’épreuve du réel — nous sommes d’accord, certes, mais ce n’est pas une raison pour que l’un (le cinéaste) prenne la place de l’autre. Celle de l’un est dans le conte, dans l’imaginaire, et celle de l’autre est dans la transmission. Mais tous deux peuvent cheminer ensemble, il n’y a pas exclusion ou dépassement du discours militant, seulement intégration dans un champ plus vaste et accueillant.

Aujourd’hui, avec la réélection du président états-unien et la mort d’Arafat, de nouvelles données font craindre ou espérer un changement notable dans l’évolution du conflit. On aurait tendance à se reposer la sempiternelle question : qu’y peut, que peut le cinéma ? Pas grand-chose sans doute, à moins de penser qu’il peut changer le monde, ce dont plus personne n’est vraiment dupe. Il y a dans la démarche de bien des cinéastes engagés une modestie foncière, une conscience de leurs limites qui ouvre des abîmes de mélancolie. Mais si tant de films s’attachent à ce point à représenter ce conflit, n’est-ce pas précisément parce que la place, l’essence du cinéaste est toujours d’être à l’écart, à la marge des choses, en décalage et en exil, loin, très loin de ce qu’il raconte vraiment ?

Dans une scène de Témoins pour la paix, le car est arrêté à un checkpoint et en attendant, l’un des passagers se met à réciter, comme un personnage de Ford déclamant du Shakespeare au fin fond d’une auberge de village (My darling Clementine), quelques vers de Baudelaire. Une scène sans lien évident avec le récit, une suspension inopinée, un vrai moment inutile, un moment de cinéma : « Je veux bâtir pour toi madonne ma maîtresse / un autel souterrain du fond de ma détresse […] et pour allier l’amour avec la barbarie / volupté noire, des sept péchés capitaux / bourreau plein de remords je ferai sept couteaux / bien affilés et comme un jongleur insensible / prenant le plus profond de ton amour pour cible / je les planterai dans ton cœur pantelant / dans ton cœur sanglotant / dans ton cœur ruisselant »

Comment dire mieux ?


  • Sauf exception mentionnée, tous les films cités datent de 2003.


Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 7, Juin 2005)