Sobhai Al-Zubaidi
Le mois dernier je fus invité en Israël au Festival du Film de Haïfa. Je m’y suis rendu en dépit de l’opposition de nombre de mes amis et collègues palestiniens. Certains arguaient que ce n’était pas « le bon moment » , d’autres que les Israéliens utiliseraient notre présence au festival pour démontrer qu’ils sont démocrates et libéraux alors même que nous, Palestiniens, les présentons comme des « barbares ».
Je répondis à tous que j’avais déjà considéré ces arguments et qu’il fallait en priorité présenter notre travail aux Israéliens, qu’ils voient nos films, lisent notre poésie, entendent ce que nous disons de nous-mêmes. En effet, l’attitude prédominante en Israël est de nous oublier, de tenter de ne pas nous voir ni nous entendre. La construction d’un mur de huit mètres de haut sert précisément cette démarche.
Je tiens à leur faire connaître mon vécu au quotidien, lorsque j’écris ou réalise des films. Ils sont mon public privilégié, même si mes travaux affichent d’autres préoccupations.
Je me réjouis que les documentaires palestiniens soient présentés à Paris, Amsterdam et Locarno mais il est plus important qu’ils soient vus à Jérusalem et Tel Aviv. Certes la compréhension du monde entier nous est utile, mais celle des Israéliens l’est plus encore. Pour que nous puissions être en paix avec nous-mêmes, et en conséquence faire la paix avec eux, leur participation est nécessaire.
Après la projection de mes courts métrages, j’ai pu discuter deux heures avec les spectateurs. Je me souviens surtout de nos échanges au sujet de ma mémoire, d’une mémoire de réfugié. Il semble que pour les intellectuels israéliens notre mémoire soit la question la plus problématique. Notre mémoire effraie la plupart des Israéliens et nous leur paraissons plus faciles à approcher quand nous ne l’évoquons pas.
Le problème est que la mémoire est précisément au cœur de l’identité palestinienne. Nous ne l’avons pas encore perdue (ou peut-être serait-il plus juste de dire que nous n’avons pas encore développé d’alternative à cette question identitaire). La mémoire connecte les Palestiniens du Chili, de San Francisco, du Liban ou d’Égypte. En tant que membres d’une nation déracinée nous n’avons d’autre expérience commune que la mémoire de nos parents et aïeuls, leurs souvenirs d’une terre natale. La plupart des documentaires, et des films palestiniens en général, traitent de la mémoire, que ce soit dans leur texte, contexte ou méta texte. Nos récits littéraires, nos discours politiques et nos espaces imaginaires sont tous constitués de nos mémoires.
En dépit de ressources quasi inexistantes, les productions filmiques ont augmenté en Palestine et de nouveaux réalisateurs émergent chaque année.
Certains d’entre nous ont bénéficié d’une formation, d’autres pas, mais nous avons tous en commun l’urgence de parler de nous-mêmes et de faire connaître quelques-unes des difficultés de nos vies. Je pense parfois aux films palestiniens comme à un patient sur le divan de l’analyste, parlant sans cesse, répétant inlassablement la même histoire, verbalisant le même problème, amenant sa douleur dans l’explicite.
Les années de paix relative qui suivirent les accords d’Oslo et l’établissement d’une autorité palestinienne nationale ont permis aux Palestiniens (ou du moins aux trois millions qui vivent à Gaza et sur la West Bank) de s’exprimer publiquement, pour la première fois sans crainte de représailles. Depuis quatre décennies, les Palestiniens qui vivaient (et vivent encore) sous l’occupation israélienne n’étaient pas autorisés à faire des films ni à ouvrir des librairies, pas plus qu’ils ne pouvaient recevoir les membres de leur famille résidant dans les pays arabes voisins. Aucune ligne de téléphone n’était ouverte vers nos proches vivant dans le monde arabe. Pour envoyer une lettre en Jordanie, en Syrie ou au Liban, il nous fallait la faire transiter par Londres.
Et puis, presque soudainement, nous avons pu réaliser des films et les projeter dans nos villes. Nous avons pu organiser des festivals de théâtre et de musique. Nous avons publié des journaux locaux et les membres de nos familles vivant dans des pays arabes furent autorisés, avec bien sûr des limitations, à nous rendre visite, voire à vivre et investir en Palestine. De nouvelles entreprises furent créées, un début de vie commerciale amorce, processus interrompu, à nouveau, il y a quatre ans. Cependant, les avancées technologiques avaient permis à un plus grand nombre de personnes et d’institutions d’accéder au multi media. La vidéo numérique peu coûteuse a donné à beaucoup d’entre nous la possibilité de réaliser des films.
Ces quinze dernières années, j’ai eu la chance de participer à différentes présentations de films palestiniens dans plusieurs villes du monde.
J’ai pu voir un film palestinien réalisé à Gaza, un autre en Israël, aux États-Unis, à Paris, etc. Tous racontaient, différemment, la même histoire. Et l’on y discernait une Palestine, non pas géographique, non pas territoriale, mais que chacun s’appropriait virtuellement. Cette Palestine n’était pas le produit de négociations politiques ou d’assassinats, elle n’était pas construite par des bulldozers ni cernée d’un mur, elle était faite de nos désirs, de nos rêves et déceptions.
Ces films et réalisateurs ont apporté de nouvelles voix et visions, de nouveaux récits à notre perception de nous-mêmes, contribuant ainsi à la construction de notre identité. Le cinéma palestinien, me semble-t-il, est un futur. Plus que les discussions politiques, il aidera à réduire l’écart entre mémoire et futur. Le cinéma peut nous aider à inventer un monde à l’image de nos aspirations. Quand la réalité est trop pénible et oppressive, l’imaginaire devient la voie royale de la liberté. Et donc le cinéma ?
Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 17, Juin 2005)