À propos de Mur de Simone Bitton
Sophie Berdah, Benjamin Bibas
Au loin, des oliviers ; au premier plan, des gravats, Patiente, fidèle, la caméra de Simone Bitton enregistre le mouvement des grues, les nuages de poussière, la terre renversée. L’endroit paraît isolé ; il est pourtant stratégique : fracture géopolitique ultra-sensible, il symbolise l’avenir du Proche-Orient depuis qu’Ariel Sharon, au poste de Premier ministre, a ordonné en juin 2002 la création de cette « clôture de sécurité » par laquelle Israël entend se séparer des Palestiniens et se protéger du terrorisme venu de Cisjordanie.
À rebours des reportages télévisuels hâtifs, dans lesquels l’avancée du mur n’est vue qu’à travers le prisme de l’actualité (attentats-suicides, assassinats ciblés ou tentatives de conciliation des deux camps), Simone Bitton a pris le risque du temps long. Pour elle, il ne s’agit pas tant de condamner moralement une démarche politique que de rendre compte en détails de sa mise en œuvre.
Le projet, tout d’abord, frappe par son immensité : longs travellings (celui de deux minutes quarante, dans les premières scènes du film, étonne par son audace) sur cette barrière qui s’étire à l’horizon, suivis de longs plans rapprochés sur les blocs de béton grands et lourds, rectangulaires comme des stèles. Opprimantes séquences où les pans de béton, bien parallèles, sont insérés dans la terre qui en tremble. Désolation. De même que l’écran, le paysage est lui aussi peu à peu obstrué. En écho à ces défigurations, la matière sonore ose, elle, le ressenti, l’impact du viol : la violence métallique des machines, les ordres des exécuteurs laissent place au silence, à un long silence inquiétant signifiant une nature recroquevillée.
Être témoin de ce chantier filmé en plans fixes provoque en premier lieu une impression pénible d’oppression et de malaise, à l’image de cette terre retournée, de ce paysage vénéré et pourtant violé dans le seul but de le masquer, de l’oublier — première absurdité.
Puis, ce sentiment d’absurde s’amplifie avec les témoignages aux langues volontairement mêlées (arabe, hébreu, anglais) de ceux qui sont désormais confrontés à ce mur dans leur quotidien : tous sont gênés, tous s’interrogent et ironisent sur sa pertinence ; tant d’argent dépensé (deux millions de dollars par kilomètre), tant de travailleurs palestiniens mobilisés (à défaut d’une proposition d’emploi provenant de leur propre Autorité), tant d’énergie déployée.
Hébétement généralisé
Paradoxalement, rien n’est plus heureux et plus révélateur que la répétition de ces étonnements-là : seules les autorités, représentées ici par Amos Yaron, Directeur général du ministère de la Défense israélien, semblent avoir approuvé ce projet. Raide et passablement formaté par les discours officiels, il répond aux questions de Simone Bitton entre deux drapeaux israéliens, derrière un bureau froid et vide comme une stèle. Cette figure de l’autorité revient comme un fil rouge entre les différentes séquences filmées autour du mur, là où évoluent les habitants, les civils. Et ce continuum narrait n’est pas un hasard : à chaque justification officielle est apposée une résistance palestinienne ou une incrédulité israélienne. Le fil rouge se déroule, aveugle, sévère et incongru tel un mur, interrompu par les paroles des civils, inlassablement douces et mélodieuses.
Où l’on reprochera à Simone Bitton un penchant facile pour le manichéisme, il pourra être rétorqué qu’il est ici question de faire front commun contre une entreprise synonyme d’échec diplomatique. Filmer l’édification du mur, puisque tel était l’objet du documentaire, c’est tout d’abord être imprégné par le silence angoissant qu’il dégage, la sensation étrange de se trouver dans un espace à la fois vide et trop chargé, laborieux.
Impossible alors de ne pas chercher, aux alentours de ce mur, les hommes et les femmes qui y survivent. De part et d’autre, ce sont des paroles de victimes qui se déversent. Nulle violence terroriste, nul discours idéologique; plutôt une forme d’hébétement généralisé qui revient devant la réalisation de ce projet fou.
La douceur des réactions témoigne d’une grande tristesse aussi. De fait, jamais Palestiniens et Israéliens n’auront paru si proches que devant l’ampleur du malentendu qui les frappe. Et si Simone Bitton ne cherche pas les causes de l’édification de ce mur, n’insère jamais les images des attentats que déversent quotidiennement les médias, c’est tout simplement parce que ces morts, ces archives font partie intégrante du mur ; elles sont le mur, inscrites en lui, en ct sens qu’elles en constituent sa justification et, in extenso, elles rejaillissent dans les paroles de ses voisins, Israéliens ou Palestiniens.
Tous connaissent l’équation par cœur, le terrorisme et la violation des droits. La séquence de l’ancien kibboutznik Schuli Dichter qui, en voiture, déclame un poème de Rachel, traduit bien cet orgueil travaillé au corps, cette inquiétude constante : « Je verrouillerai mon cœur, je jetterai la clef à la mer ; mon cœur inquiet ne sursautera plus en t’entendant venir de loin ».
Amour impérieux pour cette terre, nous rappelle cet Israélien. Impérieux et éternel, puisque les années, les siècles et les guerres n’y changent rien. D’autres murs ont déjà été construits ou détruits ; la vie, elle, s’enracine, des deux côtés — « la nature est têtue » aime à rappeler l’historien Elias Sanbar pour décrire l’obstination des oliviers à repousser en Cisjordanie. Il ne s’agit donc pas de manichéisme mais de dichotomie, où le politique se confronte au civil, où l’idéologie s’oppose au réel. Paradoxalement, Mur laisse entendre qu’il y a donc de l’espoir, et qu’aucun bloc de béton n’aura jamais le dessus sur le souvenir et la pensée, utopique ou frivole, dans tous les cas remuante, libre, mobile.
Faille principale de cette installation de béton, son insondable fragilité repose dans cette incapacité, malgré le gigantisme des moyens déployés, à atteindre les objectifs qui lui ont été assignés. L’obstination des Cisjordaniens à franchir l’obstacle pour aller travailler ou rendre visite à leurs proches, la dérisoire facilité avec laquelle un Palestinien traverse un rideau de barbelés… Autant d’actions quotidiennes qui révèlent l’impossibilité d’une séparation unilatérale par le mur et pointent son inefficacité en termes de sécurité. Car de part et d’autre de ces stèles de béton, la vie poursuit son cours et les corps se déplacent, dégagés de tout asservissement. Côté israélien, les enfants dessinent sur le mur ; côté cisjordanien, les Palestiniens s’appuient sur lui pour fonder leur résistance. Gros plans sur ces mains qui à travers les barbelés se rejoignent et s’aident à passer, peu importe la peine, peu importe la durée. Amos Yaron peut s’énerver : ses justifications se dissolvent dans un idéalisme caduque et ses contre-sens donnent envie de s’agiter. À la sentence du politique — « Nous sommes assez forts pour souffrir » — répond l’insolence civile israélienne — « Je n’ai peur que du silence, seuls les gens désespérés se taisent. C’est ici que réside la puissance de Mur : rendre visible ce qui est civil, désobéissant, inlassablement mobile et audacieux.
Wall movies
Il a été dit que Mur est un film pro-palestinien (allusions au générique du début, avec son lent travelling sur le côté du mur que l’on devine israélien, où l’on entend les voix de deux fillettes juives qui signifient, de façon spontanée et inconséquente, qu’elles n’aiment pas les Arabes). Rien de plus réducteur. Simone Bitton, qui se présente elle-même comme une juive arabe (née en 1955 au Maroc), signe ici un acte de résistance personnelle à l’échec politique: « Le spectateur n’est pas une page blanche. Il sait beaucoup de choses sur ce pays, sur cette guerre. Il a ses opinions, parfois tranchées, qui ne sont pas forcément les miennes. Je n’ai pas fait ce film pour le convaincre, ni pour lui fournir des arguments. Je l’ai fait pour partager avec lui ce que je ressens et qui déborde de mon cœur, lui raconter ce que je vois, me donner à lui en spectacle. Ce mur que j’ai filmé fait partie de moi-même comme il fait partie de l’horizon mental et humain de mes personnages. Il est, en quelque sorte, le constat de notre échec. Mur est un film politique car tout est politique, mais il ne parle pas de politique. Il parle de moi, de nous ».
Outrepassant les clivages traditionnels, Simone Bitton mêle Israéliens et Palestiniens dans le même camp, face à l’arbitraire de la high-technology, des miradors et du béton. Sans cesse, le danger rôde ; sans cesse, la pesanteur du mur est palpable, et pourtant, sans cesse, la vie remue et les corps se croisent.
À la fin du film, le mur lui-même s’est transformé. Il n’est plus seulement une offense ; il est réapproprié, comme le montre cette scène où une femme le caresse de la paume : geste qui renvoie immédiatement à cet autre mur sacré et disputé, façon une fois de plus de suggérer que la matière ne peut rien séparer. « La perception morale des Israéliens n’a rien à faire de commissions d’enquête, de tribunaux internationaux » , formulait l’historien Ilan Greilsammer, il y a déjà dix ans, insistant sur la priorité morale absolue que constitue pour les Israéliens la sécurité de leur nation. Simone Bitton ne le renie pas, et si elle s’attaque au mur, c’est davantage pour démontrer son absurdité que son immoralité. Dans un monde où les valeurs fondatrices du droit international vacillent, il y a urgence à intervenir sur le réel autant qu’à le transcrire, urgence à créer des objets aptes à susciter la mobilisation de toutes les personnes concernées. À l’instar d’autres wall movies — films suivant une ligne qui enferme, par opposition aux road movies, films suivant une ligne qui mène vers un ailleurs -, Mur est de ces objets singuliers qui trouvent leur valeur cinématographique autant dans leur saisissante beauté que dans leur efficacité, proposant ainsi au spectateur un salutaire déplacement de sa faculté de juger.
Le Mur est une clôture alternant sur plus de 500 km des portions en béton de huit mètres de haut et des tronçons de barbelés, dont le tracé a été condamné en juillet 2004 par la Cour internationale de justice de La Haye.
Cet article est la reprise d’un texte originellement publié dans le journal du festival de Lussas, Hors Champ.
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Mur
2004 | France | 1h40 | Vidéo
Réalisation : Simone Bitton
Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 21, Juin 2005)