Mur

Rencontre avec Simone Bitton

Jean-Marie Barbe

Question du public : Quand avez-vous tourné ?

SB : Nous avons tourné il y a juste un an, en juin et juillet 2003.

Jean-Marie Barbe : Est-ce que les personnages étaient présents dans le projet écrit ? Comment avais-tu structuré ces rencontres et le film à l’avance ?

SB : Il n’y a que quelques personnes dans le film, comme le général Amos Yaron, qui sont véritablement « convoquées » devant la caméra — et encore, il n’a pas été convoqué en personne, j’ai demandé à filmer un porte-parole officiel et on m’a donné celui-là. Sinon, les personnages n’ont pas été convoqués, ce ne sont pas des « interviewés » ou des « intervenants », ils ne figuraient pas en personne dans le projet écrit. J’ai voulu faire un véritable « Road Movie » près qu’il n’y a pas de « road »puisque les routes sont bloquées en Palestine.

C’est donc plutôt un « Wall movie », où le travelling longe ce qui ferme, ce qui enferme et non pas une ligne de communication, une route qui irait quelque part. Les rencontres du film sont des rencontres spontanées, mais dont j’avais rêvé. Je ne peux donc pas dire que j’ai été souvent surprise, j’ai rêvé certaines rencontres et beaucoup d’entre elles se sont passées. D’autres ont été des surprises. Comme pour vous.

Je savais que je rencontrerai ces gens parce que je connais bien ce pays, et je savais que la caméra allait les attirer. En Palestine comme en Israël, les gens n’ont pas peur de la caméra. Ils en ont l’habitude, car le pays est absolument rempli d’équipes de télévision et de documentaristes. S’il y a une guerre qui n’est pas pas oubliée au monde, c’est bien celle-là. Simplement les gens veulent généralement savoir qui tient la caméra. Ils ont raison d’ailleurs parce qu’ils savent que selon d’où vient la caméra, l’histoire sera racontée différemment.

Mais je sais que quand ils voient une caméra, ils viennent vers elle car ils ont besoin de parler. Quand je dis qu’ils ont besoin de savoir à qui ils parlent, ils veulent savoir si c’est une caméra juive ou israélienne, une caméra arabe, une caméra américaine ou européenne. Or, moi, je détonne un peu dans ces schémas bien établis et mon dispositif s’appuyait là-dessus. Je savais que le fait que la caméra soit à la fois juive, arabe, israélienne, française, et qu’elle sache même parler anglais de temps en temps, tout ce que l’on veut, allait non pas les déstabiliser mais en tous cas déranger un peu les règles du jeu habituel.

Aussi, je ne braquais pas la caméra vers eux la plupart du temps. Nous étions là pour filmer le mur, et ils venaient vers nous pour parler. Souvent ils se tenaient derrière la caméra, comme nous, et regardaient le mur, comme nous, tout en entamant la conversation. C’est ce qui explique qu’ils sont parfois en off, c’est la réalité du tournage, pas un procédé de montage. Lorsqu’ils parlaient en hébreu, je répondais en hébreu. Lorsqu’ils parlaient en arabe, je répondais en arabe. Je n’avais pas de questions toutes prêtes, et lorsque eux en avaient, c’est moi qui répondais. La seule question, et l’un d’entre eux le dit lui-même, c’est celle posée par le mur que nous avions devant les yeux. Plutôt que des interviews, ce sont donc des méditations, des paroles sur le thème du mur. À peu de choses près, c’est ça le dispositif du film. Une grande simplicité, mais qui va à contre-sens des habitudes, qui détruit le mur qui est dans la tête des gens.

JMB : Je pensais à certains moments précis, par exemple à ton copain psychiatre qui est à Gaza et avec qui tu fais une vidéo-conférence en faisant le tour du monde des satellites à la fin du film.

SB : Oui, il fait partie des personnes dont la rencontre était planifiée, écrite lly en a quelques-unes, très peu. Mais je pensais aller à Gaza pour le filmer, et il s’est avéré que c’était impossible, puisque le mur est devenu hermétique, je n’ai pas eu l’autorisation d’aller à Gaza et c’est un territoire où il est impossible de se faufiler. J’ai donc fait une vidéo-conférence, nous nous sommes parlés par écrans interposés et cela ajoute quelque chose de très fort au film : dans un an ou deux, lorsque le mur sera achevé, toute la Palestine ne pourra plus être pour moi qu’une vidéo-conférence. Le fait que nous sommes amis, que nous nous appelons par nos prénoms, et que nous ne pouvons plus nous toucher, respirer le même air, nous asseoir à la même table: c’est ça le mur.

En fait je ne me suis rien interdit. J’avais envie d’utiliser tous les outils du cinéma documentaire au moment où j’en aurai envie, au moment où tel ou tel procédé s’imposerait de lui-même. Je n’ai pas voulu avoir un système rigide de représentation. Certaines personnes me disent qu’elles ont eu l’impression que le film était entièrement en voix off, ou entièrement en plans fixes. Ce n’est pas le cas, il y a beaucoup de synchrones, des travellings, des panoramiques…

Public : Il y a plus de hors champ que de voix off. On entend les gens souvent sans les voir.

SB : Je n’en suis pas sûre, je n’ai pas calculé la proportion du in et du off, mais je peux vous dire qu’il y a quand même beaucoup de paroles synchrones. À l’opposé, bien que je n’apparaisse jamais à l’image, des gens ont l’impression de me voir. Ils me disent après la projection: « tu es dans tous les plans ». C’est que la voix est très importante, c’est le corps. Dans ce film, je voulais être une voix. Je voulais être mon corps qui parle en hébreu et en arabe. C’est ma manière de résister au mur. Je voulais être cette voix qui parle en hébreu et en arabe parce que je pensais que le fait que ce film soit porté par cette voix bilingue allait détruire le mur. C’était l’intention en tout cas.

Public : et l’anglais ?

SB : A Bethléem, j’ai parlé en anglais aux soldats, parce que je ne voulais pas qu’ils sachent que j’étais israélienne. Une Israélienne n’aurait pas droit d’être à l’endroit où j’étais, c’était le côté du mur où je ne devais pas être. J’ai donc parfois fait semblant d’être une journaliste étrangère.

Public 2 : Comment la population palestinienne a-t-elle réagi lors des projections du film ?

SB : Je l’ai projeté deux fois en Palestine en juillet. Au théâtre de Ramallah et sur le mur lui-même dans le village d’Abou Dis à l’initiative d’Elia Suleiman, un ami cinéaste palestinien. Nous avons présenté le film ensemble, geste qui avait aussi une importance symbolique. On n’était pas là pour faire une installation d’art contemporain. Ce n’est pas parce qu’on projetait Mur sur le mur qu’il y avait une volonté d’énoncé esthétique. Ça s’est fait parce qu’il n’y a pas de cinéma à Abou Dis, et que les gens ont pris l’habitude de se réunir là pour des manifestations de protestation, des discours politiques, etc..

Abou Dis, c’est l’endroit où j’ai filmé la dernière séquence, où on voit les gens escalader le mur. Un an plus tard, ils ne peuvent plus l’escalader. Le mur qu’ils escaladaient étaient provisoire. Maintenant à cet endroit, le mur fait huit mètres de haut, il est infranchissable, il n’y a plus de brèches et c’est assez pratique pour projeter un film. Pas la peine de s’embarrasser d’un grand écran démontable, qu’on aurait eu du mal à faire passer aux checkpoints de toute façon. On avait seulement besoin d’un vidéo-projecteur et d’une cassette pour projeter en vidéo.

Je revenais montrer le film comme un documentariste revient pour montrer le film documentaire qu’il a tourné avec des gens qu’il a filmés. Nous avons l’habitude de cela, ce sont des moments importants pour un documentariste.

Cette séquence d’Abu-Dis était pour moi déchirante à filmer, elle est toujours déchirante quand je la vois, je vois la souffrance, l’humiliation, l’effort physique ; or pour eux, ces images, c’est un rappel du bon vieux temps. Parce qu’ils pouvaient encore aller de l’autre côté, à l’hôpital, à l’école, faire les courses, voir les membres de leur famille qui habitent de l’autre côté. Aujourd’hui ils ne peuvent plus.

D’ailleurs, il n’y a qu’un côté du mur qui a pu voir le film. Les autres ont dû entendre le son. Il aurait fallu qu’on projette dans la même soirée deux fois dans les deux sens.

Les réactions, c’était plus un moment de communion. Je revenais pour ceux d’entre eux qui se souvenaient de moi. Nous avions passé plusieurs journées à Abu Dis pour tourner cette séquence. C’est une caméra qui reste pendant des heures dans le même axe, que les gens voient, qu’ils acceptent, et qui revient le lendemain, qui revient jusqu’à ce que Jacques Bouquin, le chef-opérateur, estime avoir filmé assez d’images d’escalade, de transgression du mur, pour la séquence répétitive que je voulais monter.

La projection en salle à Ramallah, c’était différent, moins tragique bien sûr mais elle a été suivie par un moment très fort de débat. Les cinéastes israéliens ont maintenant beaucoup de mal à aller montrer leur film en Palestine. Nombre d’entre eux l’ont fait dans le passé, mais maintenant ça devient presque impossible. D’ailleurs, j’étais à Ramallah dans l’illégalité et j’y ai dormi cette nuit-là en infraction. Je n’ai plus le droit d’y être, sauf autorisation spéciale et je refuse de demander cette autorisation lorsque je sais comment me faufiler. J’ai beaucoup d’amis très proches à Ramallah. Donc c’était un moment d’amour, de tendresse, de retrouvailles. Ils ont aimé le film m’ont remercié de l’avoir fait. Ils m’ont demandé de le montrer le plus possible. Voilà. On en est là.

Public 3 : Du côté israélien, quelles ont été les réactions ?

SB : En Israël, je l’ai aussi montré deux fois la même semaine en juillet, en projection officielle au festival de Jérusalem. Comme partout, le public festivalier en Israël n’est pas représentatif du public général. C’est un public de cinéphiles, majoritairement de gauche, en tout cas humaniste. J’ai fait deux projections, deux débats, et obtenu le prix du meilleur documentaire décerné par un jury israélien, ce qui le rend très précieux à mes yeux. Mais le film ne sera pas distribué en Israël. Il n’y a pas de distributeur prêt, capable, ou désireux de sortir ce film en salle. Il y a une chaîne privée de télévision qui essaie de l’acheter mais qui n’y arrive pas pour des questions légales qu’il serait trop long d’expliquer. On les surmontera peut-être.

Par contre, il sortira de manière quasi régulière en cinémathèques. Il y a un réseau de cinémathèques dense en Israël, géré par des gens très bien, qui aiment le cinéma et la résistance dans le cinéma. En décembre, il y aura des projections dans 4 ou 5 cinémathèques à travers le pays, Tel Aviv, Haifa, Jérusalem, Beer Sheva, Nazareth, avec un système de chauffeurs pour transporter la copie d’un endroit à l’autre. Pendant deux mois à des jours réguliers, les Israéliens pourront voir le film en allant à la cinémathèque.

Public 4 : Est-il vrai qu’en Israël on peut tout filmer dans la rue. Que même les militaires ne peuvent pas t’empêcher de filmer ?

SB : Les militaires peuvent tout empêcher. En ce qui concerne les Palestiniens, ils peuvent empêcher ce qu’ils veulent : de filmer, comme de passer, comme de vivre, comme de communiquer avec qui que ce soit, y compris avec les journalistes. N’importe quel petit caporal peut décréter une ville palestinienne interdite aux journalistes, et ça arrive tous les jours.

Public 4: Je parlais d’Israël.

SB : En Israël, oui, on peut filmer assez librement. Mais mon film est filmé presque entièrement en territoire palestinien parce que le mur est tracé presque entièrement en territoire palestinien. Il y a quelques kilomètres où le mur passe sur la ligne verte, la ligne officielle d’armistice de 1948 à 1967, disons sur io kilomètres. Tout le reste est enfoncé parfois très profondément à l’intérieur des territoires palestiniens. Et là ce n’est pas du tout facile de filmer, il faut constamment jouer à cache-cache avec l’armée.

Public 4: En fait, ce qui pose problème c’est le tracé. Sinon, c’est quand même le droit de tout état de se protéger et de protéger sa population.

SB : Oui, au niveau du droit, ce qui pose problème c’est que le mur n’est pas sur la frontière. Il est à l’intérieur des territoires occupés et il fait des boucles.

Au niveau humain, pour moi, ça resterait très grave, très déchirant, très idiot et parfaitement inefficace même si c’était sur la ligne verte, mais au niveau du droit, bien entendu, la Cour Internationale de la Haye n’aurait pas condamné si le mur se trouvait sur la ligne verte. Certains de mes interlocuteurs palestiniens dans le film disent d’ailleurs que si le mur était sur la ligne verte, ils ne s’y opposeraient pas car cela ne volerait pas leurs terres, ça ne volerait pas leurs champs, et ça ne les empêcherait pas de passer du trottoir gauche au trottoir droit de leur village, ce qui est le cas à Abou Dis. Mais il se trouve que ce mur fait ça, il vole des terres et il coupe des villages en deux. S’il faisait autre chose, j’aurais peut-être fait un autre film.

Public 5 : La Cour Suprême israélienne a jugé le tracé illégal.

SB: Non, pas vraiment, et seulement à quelques endroits. Il se trouve qu’un village ou deux ont réussi à aller jusqu’à la Cour Suprême. Lorsqu’on sait que, pour un Palestinien, c’est déjà difficile d’aller à l’hôpital qui se trouve à 3 kilomètres de chez lui, on comprend que pour aller à la Cour Suprême à Jérusalem-Ouest il faut beaucoup de courage et de ténacité, avoir beaucoup d’appuis en Israël même. Donc certains habitants ont obtenu la modification du tracé au sein de leur village, mais la Cour Israélienne ne s’est pas prononcée sur le principe même du mur ou de son tracé général. Elle n’a pas dit : « Partout où le mur se trouve en territoire palestinien, il faut le bouger. » Ça aurait été une victoire légale. Ce n’est pas du tout le cas.

Et puis, les tribunaux décident beaucoup de choses en Israël qui ne sont jamais appliquées. Dans les faits, l’ancienne portion du mur qui doit être démantelée n’a pas été démantelée. L’autre portion du mur sur le nouveau tracé a commencé à être construite. Ce qui fait qu’il y a des gens qui sont entre deux murs maintenant. Les terres expropriées pour le premier tracé n’ont pas été rendues. Aucun arrêté légal n’a exigé qu’elles soient rendues. Elles ne le seront jamais. Je ne connais aucun cas de terres expropriées en Palestine qui aient été restituées, et ça fait un siècle que cela dure. J’espère qu’ils continueront à se battre et qu’il y aura d’autres succès devant la Cour parce que ça finit par servir à quelque chose, ne serait-ce qu’à changer l’opinion publique israélienne qui était encore tout à fait consensuelle il y a un an, et qui ne l’est plus. Ça je peux vous le dire.

La souffrance est trop terrible, trop visible. On a beau essayer de le cacher. On ne peut pas ne pas le savoir. Il faut vraiment ne pas vouloir savoir pour ignorer que les femmes accouchent aux check points et que des dizaines et des dizaines de villages ont été spoliés de la totalité de leurs terres, pas un petit peu, la totalité. On laisse aux gens leurs maisons, c’est tout. Et toutes leurs terres se trouvent inaccessibles de l’autre côté du mur.

Public 4 : Vous pensez qu’un retour au pouvoir du Parti Travailliste peut changer les choses ?

SB: C’est le Parti Travailliste qui a initié la construction du mur.

Public 5: Vous pouvez parler de cet ouvrier palestinien qui parle hors-champ et qui dit qu’il a peur d’être filmé parce qu’il serait tué par l’OLP ?

SB : Paradoxalement, le monsieur qui me dit ça était filmé. Il me dit ça un peu en rigolant, on entend un peu son rire dans la voix, alors qu’il parlait plein pot devant la caméra. Mais j’ai quand même enlevé son image, puisqu’il me l’a demandé. Il ne m’en aurait pas voulu si je l’avais gardée. Je connais assez bien les codes, c’était plus une blague qu’autre chose. Aucun ouvrier palestinien qui travaille sur le mur, et il y en a des milliers, n’a été assassiné. Les organisations palestiniennes ont autre chose à faire que de tuer des ouvriers qui construisent le mur pour bouffer. C’est une chose douloureuse pour les Palestiniens, mais qui est comprise. Ce n’est pas nouveau d’ailleurs. Toutes les implantations israéliennes ont été construites par des ouvriers palestiniens. La main d’œuvre manuelle dans ce pays n’est pas juive depuis des dizaines d’années. Tout est construit par des Palestiniens et par des ouvriers immigrés qui viennent d’ailleurs, des roumains, des turcs, des polonais, des asiatiques…

MH : Peux-tu parler du cinéma israélien et de son impact sur l’opinion publique ? On sent que dans le cinéma qu’on voit en France, il y a une forte volonté de paix et de justice.

SB : Je ne suis pas une ambassadrice, je ne peux pas parler au nom des cinéastes israéliens. C’est sûr que pour un si petit pays, il y a une production importante et je sens, comme nous tous, qu’il y a effectivement beaucoup de résistance au pouvoir dans le cinéma israélien et en particulier dans le cinéma documentaire coproduit avec l’Europe. Dans la fiction aussi. S’il y a un lieu dans la culture israélienne aujourd’hui où l’opposition au pouvoir s’exprime avec une certaine force, c’est dans le cinéma plutôt que dans les autres moyens d’expression, plus que dans la littérature, le théâtre etc. La résistance, quand elle existe, c’est là qu’elle se trouve, et ça ne peut que me réjouir en tant que cinéaste moi-même.

Les documentaristes dissidents forment bien sûr une bande amicale. Chacun fait des choses très différentes l’un de l’autre mais on se tient chaud ensemble.

Cela dit, de là à dire que nos films changent des choses, même quand ils sont couverts de prix, je ne le crois pas. Les films ne déplacent pas les foules et ne changent pas le monde. Ils ne sont pas diffusés sur les grandes chaînes de télévision, ils ne sortent pas en salles. Les médias populaires sont complètement muselés, sont complètement aux ordres, ou s’auto-censurent eux-mêmes. Mais le cinéma israélien a changé et ça c’est réjouissant, parce qu’il n’a pas toujours été comme ça. Il y a quinze ans, ce n’était pas ça. C’est vrai que quand je vais au Festival de Cannes et que la Caméra d’Or est donnée à une jeune réalisatrice israélienne qui est en début de carrière, qui a fait un film qui ne traite absolument pas du conflit, et ce qu’elle trouve à dire sur scène en recevant sa Caméra d’or c’est : « s’il vous plaît, aidez les Palestiniens que nous avons réduit en esclavage », ça me fait plaisir pour le cinéma israélien. Je suis

fière de cette jeune cinéaste et j’ai envie de l’embrasser. Et je sens que ce à quoi je consacre ma vie a peut-être un sens et une utilité d’ordre général ; dans le cinéma, on peut résister, en le faisant, en le montrant, en en parlant. Je suis heureuse que des jeunes et des moins jeunes comprennent que la caméra documentaire peut faire autre chose que ce qu’on lui fait faire habituellement à la télévision. Je ne veux pas être triomphaliste mais c’est vrai que, ces dernières années, quelques films israéliens sauvent un peu l’honneur. Mais la honte est là, elle est grande et elle dépasse de loin le cinéma.

MH : Il y a des signes d’énervement du pouvoir. L’attaque contre David Benchetrit semblerait montrer que le rôle joué par le cinéma n’est pas considéré comme insignifiant par les nervis du pouvoir. Est-ce que vous avez ressenti d’autres manifestations de mécontentement ?

SB : Je suppose que le Ministère de la Culture israélien ne doit pas être heureux que le Festival de Jérusalem ait donné un prix à ce film, mais je ne suis pas en mesure de savoir si les films ont un impact politique dans cette guerre. Si je le savais, je saurais quel film il faut faire. Parce que, franchement, même si j’adore le cinéma, la vie des gens m’importe plus. Si je savais qu’en faisant tel film je sauverais tant de vies humaines, je le ferais, même si ce devait être un mauvais film ! Plus sérieusement, tout ce que je sais, c’est que la culture est une composante importante de la vision du monde des gens, y compris de ceux qui font la guerre. Nous on est des gens de la culture, on ajoute encore une image.

Dans ce film, vous l’avez compris, ce qui est important c’est que je donne le temps de voir le mur, dont vous entendez parler tout le temps. Et vous le voyez, tous les jours presque depuis un an. Donc ce n’est pas que vous le découvrez. dans le film. Vous savez très bien qu’il existe. Moi je suis de ceux qui pensent que quand on donne le temps de voir, on voit vraiment. Je me dis, voilà, là vous l’aurez vu. Parce que je pense que d’ordinaire, on vous le montre mal. Je pense qu’on vous le montre tout en le cachant, ou en parasitant votre regard par des commentaires qui parlent d’autre chose ou vous racontent n’importe quoi pour que vous ne regardiez pas vraiment l’image. J’ai fait un film qui, je pense, vous le montre vraiment. Donc, une fois que vous l’aurez vu, on aura le même vocabulaire d’images. On pourra commencer à parler. Le mot « mur », l’idée « mur », en Palestine, recouvrira pour vous comme pour moi la même image, celle que je vous ai donnée, vue d’abord par moi, et puis je vous l’ai donnée.

Maintenant on peut parler. Maintenant quand on dit « mur », on parle de la même chose. Je pense qu’avant d’avoir vu de vrais films sur les choses, on n’a pas encore de vocabulaire commun pour parler des choses. Mon métier c’est ça, de faire en sorte que le public de mes films aient, après, le même vocabulaire mental, parce que les images et les sons sont notre vocabulaire mental, on a le même, maintenant on peut parler. Ce n’est pas pour convaincre, c’est pour vous donner les outils que j’ai, moi, qui suis allée là, et vous n’êtes pas allé… Je ne parle pas aussi bien que Comolli, mais il exprime bien à certains moments ce que je tente de faire…

Public 6 : Merci pour ce film. C’est vrai que le mur qu’on voit à la télévision, ce n’est pas du tout celui-là. D’abord c’est un mur qui est toujours lié à la question de l’attentat et de la peur des Israéliens et qui est présenté comme un mur de sécurité, simplement. Même le mot « mur » n’a pas droit de cité, parce que le terme officiel, par exemple dans Le Monde est « barrière de sécurité ».

SB: Vous remarquerez que le général israélien nous donne le droit de l’appeler comme on veut. Il n’en a rien à cirer. Lui, il le construit, après il veut bien qu’on l’appelle comme on veut.

Public 6: Ce qu’on voit dans ton film, c’est autre chose. On voit l’annexion, parce qu’on est en territoire palestinien, on a des Palestiniens des deux côtés.

Ou alors on voit un mur qui protège des colonies, des colonies qui sont elles-mêmes implantées en territoire palestinien et pas en territoire israélien. Le général est explicite d’ailleurs, il s’agit de protéger les colons, pas les gens qui habitent en Israël, et il va jusqu’à expliquer que c’est pour contrer le vol des voitures, ce que j’ai trouvé presque drôle. Souvent ici on parle du mur comme du Mur du Berlin, un mur qui sépare deux pays. Mais le général met bien les points sur les i, en disant que c’est chez nous des deux côtés, on est maîtres des deux côtés. Donc ce n’est pas du tout comparable au mur de Berlin. Et je crois que l’image du mur véhiculée par la télévision est complètement fausse. Cette longue exploration du mur nous permet de nous faire un peu une autre idée.

Et je voudrais aussi répondre au monsieur qui parlait de construire le mur sur la ligne de 67, jamais le mur ne serait construit sur cette ligne parce que le construire là voudrait dire qu’Israël accepte le partage et l’existence d’un autre état, qu’ils abandonnent leur idée de Judée-Samarie, et c’est précisément ce qu’ils ne veulent pas faire.

Public 7 : Je crois que la construction d’un mur quelqu’il soit est le signe d’une défaite, d’une absence de volonté politique de résolution pacifique. Vous avez dit que vous étiez juive et palestinienne, mais vous n’êtes pas tendre avec la classe dirigeante israélienne.

SB : Non, je suis Israélienne, je ne suis pas Palestinienne. Je suis juive, née au Maroc, arabe. Je suis une juive arabe comme on peut être juive française ou autre. Je suis née dans la culture arabe en tant que juive, comme des centaines de milliers d’autres juifs. Je n’ai pas à nier cela, c’est extrêmement important pour moi, mais je ne suis absolument pas Palestinienne. Les Palestiniens me sont proches parce que je suis Israélienne, pas parce que je suis Marocaine. Je suis proche d’eux parce que nous vivons sur la même terre et nous souffrons de la même guerre.

J’aime ce pays très profondément. Je ne l’aime pas parce qu’il est mien, par instinct de possession. Je l’aime parce que j’y ai grandi et vécu, parce que j’y ai les êtres qui me sont les plus chers au monde, parce que mes parents y sont enterrés, toutes les raisons pour lesquelles on peut aimer très profondement un pays, même si on n’y vit pas tout le temps, même si on a choisi l’exil. Et parce que c’est le lieu de mon travail depuis 20 ans. La plupart de mes films traitent du conflit israélo-palestinien, ou des Israéliens ou des Palestiniens. Ce film je l’ai fait par amour, pas par haine envers quiconque. Je l’ai fait par amour pour quelque chose qui est en train de mourir, un espoir de paix bafoué, un paysage dévasté, pour des gens qui sont en train d’aller vers la mort.

Je crois que le cinéma est fort quand on filme quelque chose qui est en train de disparaître. Le cinéma remplit souvent cette fonction-là. Et ça devient beaucoup plus fort quand on filme quelque chose que, à tort ou à raison, on croit être en train de voir pour la dernière fois. C’est pour ça qu’on veut souvent filmer les gens âgés qui vont bientôt mourir. On veut filmer une maison avant qu’elle ne soit détruite. Et moi j’ai filmé ce pays qui, à mon avis, est en train d’être tué, est en train d’être caché de mes yeux. À chaque fois que je filmais pendant ce tournage, c’était pour la dernière fois. Quand le béton se referme, ce que j’ai filmé c’est ce qu’il y a derrière le béton. Ce n’est pas le béton, c’est ce qui est derrière et que je ne verrai plus. C’est cette montagne qui est en train d’être éventrée, c’est ce champ d’oliviers qui n’existera plus puisque, une fois qu’on aura arraché les oliviers, il n’existera plus jamais. Je le filme juste un instant avant sa mort, avec amour. Et les gens, j’ai envie de dire qu’ils sont presque tous des morts en sursis. Parce qu’on est en train de tous les tuer. On tue plus les Palestiniens, bien sûr, mais les Israéliens paient aussi. Je voulais dire que si ça continue comme ça, on va tous en mourir. C’est ce que je ressens du fond de mon amour, pas du fond de mon analyse politique. C’est différent je crois.

Évidemment, je ne peux pas être tendre avec des gens qui commettent ce crime, mais ce n’est pas un film de règlement de comptes. La violence ne vient pas de moi dans ce film. Elle est là. Je la documente, mais ce n’est pas la mienne. Je n’ai jamais eu l’impression d’être aussi douce qu’en faisant ce film. Je ne le suis pas toujours, mais là je l’ai été.

Public 8 : Je voulais savoir qui a choisi le dispositif de filmage du général entre ses deux drapeaux. Et pourquoi il a l’air agacé à la fin ?

SB: Le général, bien entendu, s’est mis en scène lui-même. Je ne suis pas assez forte pour imaginer ça, ni pour l’imposer. D’une part, c’est l’armée qui me l’a choisi comme interlocuteur. J’ai demandé un porte-parole officiel car je pensais que la parole officielle devait être dans ce film. Pas par souci de neutralité, ce qu’on demande à la télé, mais parce que je pense que c’est important d’écouter le pouvoir parler. Et de l’écouter en longueur. De même que c’est important de regarder le mur en face longtemps, c’est important d’écouter la parole officielle, là comme ailleurs, de l’écouter dans sa durée.

Je crois que les journalistes nous rendent un très mauvais service en coupant les paroles des hommes politiques importants, ceux qui décident vraiment de nos vies et de nos morts, en se donnant le droit de choisir dans une allocution de 30 minutes, les deux phrases qu’ils considèrent, eux, comme importantes, et puis ils nous les commentent pendant trois heures. Moi, je préfère écouter le discours en entier parce que je ne suis pas idiote et je préfère les entendre, pour savoir ce qu’ils ont l’intention de faire de nous. C’est pour ça, ce n’est pas par souci d’équilibre.

Donc j’ai demandé un porte-parole habilité du Ministère de la Défense, et puisque je faisais un film sur le mur, on m’a donné celui-là. On m’a gâtée, parce qu’on m’a donné quelqu’un de très haut placé. C’est le numéro deux après le ministre et c’est la personne qui est véritablement chargée de la construction du mur. Ce monsieur d’un coup de trait sur une carte, peut rayer un village, ce qu’il ne se prive pas de faire. Cela fait deux ans qu’il ne fait que cela. Ils nous ont dit d’ailleurs : on va vous donner le Général Yaron parce que vous travaillez en France, et c’est très important que notre politique soit comprise en France parce qu’on y rencontre des problèmes de communication ! Donc, c’est eux qui l’ont choisi.

Le tournage a eu lieu au Ministère de la Défense, dans le bureau où il donne des interviews d’habitude. Ils ont exigé qu’il y ait un drapeau israélien dans le cadre, et comme il y en avait deux dans le bureau, on a mis les deux. Ils ont dit qu’il fallait le filmer de face car il ne se plaît pas de profil. Alors on l’a filmé de face.

Les questions avaient été transmises d’avance par fax. Je n’ai posé que ces questions transmises d’avance, acceptées et agréées, et l’entretien a duré les vingt minutes réglementaires d’un entretien, et on a gardé presque tout, vous avez vu qu’il y a peu de coupes dans ses réponses, c’est en plan séquence, pas de fondus, pas de off, il parle et on le filme, c’est tout.

Je crois que c’est ça qui l’a agacé. D’abord je ne suis pas sûre qu’il a vraiment été agacé. L’image est peut-être un peu trompeuse. Je n’avais pas l’impression qu’il était agacé au moment du tournage. En fait, c’est moi qui l’ai congédié, ce n’est pas lui. C’est moi qui à un moment lui dit : « merci ». C’est parce que j’avais un œil sur la montre et voulais respecter le délai des vingt minutes. Et s’il y a quelque chose qui l’a agacé c’est peut-être ça, que je m’en sois tenue aux termes exacts du contrat, et ils n’en ont pas l’habitude. En Israël moins qu’ailleurs mais peut-être un peu partout, c’est pareil. Ils ont l’habitude de recevoir des journalistes qui font les malins, qui envoient des questions par fax pour avoir l’accès, mais qui, après, en posent d’autres. Ou bien qui se mettent à discuter avec eux, leur rappeler d’anciennes déclarations etc. Ils ont l’habitude de ça, d’autant que la presse israélienne a la réputation d’être soi-disant impertinente.

Le journaliste se met en avant, il est agressif. Moi j’ai complètement joué le jeu, et je crois que cela l’a un peu désarçonné. Donc s’il a été un peu agacé c’est parce qu’il s’est dit : « mais elle est débile ou quoi, elle me pose vraiment les questions qui étaient dans le fax, elle est trop polie ».

J’ai été très sensible à ce que disait Bersoza dans le journal du Festival à propos de Pinochet. Quand il est allé filmer Pinochet, il n’est pas allé s’engueuler avec Pinochet, ou convaincre Pinochet qu’il avait tort d’être un fachiste. Ce n’était pas son problème. En tant que cinéaste, il a eu la chance de pouvoir filmer Pinochet, il a laisser Pinochet parler et vivre devant sa caméra. Pour vous l’amener. Pour que vous fassiez connaissance avec Pinochet. Moi c’est pareil. Je suis allé filmer Amos Yaron pour que vous fassiez connaissance avec lui, pareil, en longueur, en temps réel, de face, en plan fixe, sans coupes. Vous avez fait connaissance avec lui. Maintenant vous en pensez ce que vous voulez.

Public 8 : Est-ce qu’il a vu le film ?

SB : Lui, je ne sais pas. Mais le porte-parole de l’armée a demandé une cassette.

Ils m’ont même demandé de venir présenter le film à un aréopage d’officiers de haut-rang, ce que je me suis bien gardée de faire. Parce que ça ne m’intéresse pas de discuter avec eux. Si ce n’est pas pour les filmer, ils ne m’intéressent pas.

Par contre, un des personnages du film, Shouli le kibboutznik, m’a dit, « moi ça m’intéresse. Je veux leur parler ». Donc c’est lui qui y est allé avec la cassette, et il m’a raconté ensuite que, finalement, il a trouvé le débat avec eux assez décevant. Shuli est sioniste, mais il pense que ces militaires ont tué l’idéologie en laquelle il croyait très sincèrement. Eux qui l’appliquent, qui font du sionisme appliqué, sèment la destruction alors que lui voulait construire. J’aime beaucoup Shuli, il fait partie des surprises du film, je ne le connaissais pas et je ne m’imaginais pas rencontrer un sioniste aussi lucide, aussi malheureux et attachant devant le mur, et ce débat, c’était une affaire entre eux, entre sionistes. Finalement ça a été un dialogue de sourds. Mais je ne pensais pas que les militaires se détesteraient dans le film. Amos Yaron n’aimerait sans doute pas le film, mais il trouverait que lui-même dans son rôle de porte-parole était bien. Tout ce qu’il a dit est resté dans le film, donc, je ne vois pas ce qu’il pourrait me reprocher.

Public 9 : Quand le chantier sera-t-il terminé ?

SB : Ca change tout le temps. Ils font tout le temps des annonces. On ne peut pas savoir puisqu’ils le construisent un peu partout ce mur. Donc aux dernières nouvelles, ça fera 7oo km de long, ce qui est environ trois fois la longueur de la Cisjordanie, ça veut dire qu’ils veulent l’encercler de tous les côtés et faire des tas de boucles et d’enclaves à l’intérieur. Parfois j’avais l’impression que c’était des zigzags insensés. Nous n’avons pas pu montrer ça avec assez de force visuellement, on a essayé, on n’y comprenait rien, de véritables virages en épingle à cheveux. Il n’y a de logique nulle part dans le tracé, mais parfois vraiment c’est une histoire de fous. La seule conclusion à laquelle je suis arrivée, mais je ne peux pas le prouver, c’est que c’est une histoire de corruption. L’entrepreneur est payé tant le kilomètre donc s’il peut faire deux kilomètres plutôt qu’un, il en fait deux.

Pourtant l’économie va assez mal et tout cet argent est bien entendu foutu en l’air. Ca coûte officiellement 2 millions de dollars par kilomètre. De l’argent qu’on pourrait dépenser pour autre chose.

Public 10 : Qui est l’entrepreneur qui touche ces millions ? Est-ce que l’on sait ?

SB : Ils sont plusieurs, pas qu’un seul. Des tas de gens généralement amis d’Ariel Sharon et ses fils. Ces gens se font beaucoup d’argent, ce sont les mêmes qui construisent les implantations, des entrepreneurs privés qui emportent les appels d’offres des grosses commandes de travaux publics. Le mur est le plus grand chantier en Israël, c’est une énorme commande dont le bailleur de fonds est le Ministère de la Défense, le ministère le plus riche avec un budget quasi illimité. Des fournisseurs de tracteurs, de foreuses, de bulldozers, de machines, de béton, de barbelés, des importateurs de main-d’œuvre étrangère, des esclavagistes qui ramassent les palestiniens aux check points. Tout ça évidemment, c’est la petitesse humaine qui fait surface quand tout est devenu gris. Trente cinq ans d’occupation militaire, ça rend les esprits moches.

Public 11 : On dit que l’économie va mal, mais d’où vient l’argent ?

SB : L’économie israélienne va mal, certes. Mais à chaque fois qu’il n’y a plus d’argent, les américains en remettent. Les gens du peuple vivent de plus en plus mal, parce que les américains ne vont pas jusqu’à penser qu’il faut répartir leurs largesses équitablement. Non, ils donnent l’argent en haut et il se perd en chemin. L’économie israélienne est artificielle. C’est une économie complètement assistée surtout par les États-Unis, mais aussi par les contrats privilégiés avec les européens, et dans une certaine mesure par les dons des communautés juives. La société ne vit pas de son travail et des ressources naturelles communes. Quand on manque de terre, on en vole. Quant il faut de l’eau, on pompe celle des autres. Quand on veut des avions de chasse, les américains y pourvoient. Le mur coûte très cher, mais pas autant que l’armement. Le nombre d’hélicoptères de combat, d’avions de chasse, de tanks hyper-sophistiqués qu’on change tous les deux ans, c’est inimaginable. Et je ne parle pas des bombes nucléaires. Là, ils viennent d’inventer un fusil qui tire dans les coins, avec une caméra vidéo. Ca représente des milliards et des milliards, en recherche et en fabrication. Cet argent n’est pas produit par le labeur du peuple ou par l’exportation des oranges de Jaffa. Ils vendent des armes, mais pas tant que ça, la réputation est surfaite. D’ailleurs l’essentiel de l’armement qu’ils utilisent est américain, c’est meilleur ! Et l’ensemble est complètement opaque. Il y a des choses pour lesquelles il y a toujours de l’argent. Mais les faibles dans cette société sont de plus en plus faibles.

L’ingénieur ou le militaire de carrière sera toujours très bien payé, même en termes européens ou nord-américains. Mais par contre, le type qui a son restaurant en bord de mer, quand il n’y a pas de tourisme, et il n’y en a pas depuis des années, il ne vit plus. Et je ne parle pas des ouvriers, des profs, des infirmières et des fonctionnaires qui vivotent.

Public 12: Il me semble me souvenir qu’à l’origine c’étaient des gens de gauche qui voulaient construire un mur et les gens de droite qui étaient contre, parce que cela voulait dire renoncer au « Grand Israël ». Déjà en soi c’est une défaite de la raison de construire un mur pour séparer, mais c’était la gauche, les Travaillistes, une partie du Mere’etz etc., disant que pour eux, ça allait de pair avec le démantèlement des colonies jusqu’à un arrêt des attentats suicides, mais c’était dans une stratégie de la fin de l’occupation. C’est un ministre travailliste au sein d’un gouvernement d’union nationale qui a initié le mur, Sharon était déjà premier ministre. Mais pour la droite, il est devenu un outil d’annexion.

Peut-être le retrait du Gaza pourrait être un premier pas vers la paix ?

SB : Je ne veux pas trop entrer dans la politique intérieure israélienne. Je veux juste dire une chose. Les Travaillistes ont été très souvent et très longtemps au pouvoir en Israël, et encore très récemment. Ils n’ont jamais démantelé la moindre colonie, Ils en ont construit beaucoup, ils n’en ont démantelé aucune.

Alors, que quand ils sont dans l’opposition, ils disent : il faudrait démanteler les colonies, cela ne coûte pas grand-chose de parler.

Quant au soi-disant retrait du Gaza, je dirai simplement qu’une des choses dont on souffre le plus au Moyen Orient, c’est ce que j’appellerai le « show business » de la paix. On n’en veut plus. On veut des actes. Lorsque je dis « on », c’est autant les Israéliens que les Palestiniens. Si quelqu’un veut démanteler une colonie, qu’il la démantèle. Qu’il ne dise pas qu’il va la démanteler, puis la laisse sur place tout en en construisant de nouvelles. Cela fait trop longtemps qu’on ment à ces peuples, qu’on se serre la main à la télé pendant que les gens continuent de mourir. Et ça, tout le monde en a marre.

Public 13: J’étais frappé par l’image des soldats au moment où le bus arrive avec les pèlerins au tombeau de Rachel à Bethléem. D’abord ils ont l’air d’avoir très peur.

SB : Bien sûr qu’ils ont peur. Pour les Israéliens, c’est devenu une seconde nature que d’avoir peur. Mais dans cette séquence, on peut se demander de qui ils ont peur, parce qu’en face d’eux, il n’y avait que nous. Il n’y a strictement personne dans cette rue déserte. Les Palestiniens évitent cet endroit comme la peste parce qu’à 150 mètres à la ronde, on leur tire dessus s’ils s’approchent.

Mais il n’y avait que nous. Ce sont de petits soldats à qui on a dit : il faut protéger les pèlerins qui viennent deux fois par jour prier au tombeau de Rachel. Lorsque le bus de pèlerins arrive, c’est le seul moment de la journée où ils sortent de leur bunker et pour eux la rue est très effrayante, puisque c’est une rue arabe. Le tombeau de Rachel est au centre-ville de Bethléem qui est une ville entièrement Palestinienne. Évidemment qu’ils ont peur, ils sortent dans la rue chez les Arabes, vous vous rendez compte ? Chez les Arabes ! Mais dans la réalité il n’y avait que nous face à eux. La peur est réelle. Même si elle n’a pas de raison d’être, ça ne l’empêche pas d’être réelle. C’est ça la folie israélienne.

C’est ça qui est malsain dans la psychologie collective de tout un peuple. Ils tremblent de peur. Rien ne peut calmer leur peur. C’est la menace qui ne l’est pas.

Public 14 : Il y a un très beau plan dans le film, à la fin, cette femme qui s’appuie sur le mur. À votre avis, cette main sur le mur dit quoi ?

SB : Je ne sais pas. Cette femme est venue, elle s’appuie sur le mur avec sa main droite, visiblement elle semble attendre quelqu’un. Elle y est restée longtemps.

Évidemment, chez moi ce geste d’une femme âgée avec la main droite appuyée contre un mur, c’est le geste que j’ai vu à ma mère faire quand j’étais enfant ou adolescente et que je l’accompagnais au Mur des Lamentations. C’est le geste de la femme juive au Mur des Lamentations. On s’appuie de la main droite et on médite, on prie, on fait des vœux, etc. Et donc ça a explosé dans ma tête. Ca n’a rien à voir peut-être, mais j’ai le droit d’avoir des images dans la tête. Parce que c’est exactement le même geste, la même ville et c’est un mur. Du coup je me suis lâchée, et c’est pour ça que je finis le film par le psaume, « si je t’oublie Jérusalem, que ma main droite t’oublie ». Je pense qu’on a oublié Jérusalem.

C’est ce que j’ai ressenti. Mais cette femme n’est pas juive. Je ne sais pas ce qu’elle fait là. Et elle est restée là très longtemps. Le Mur des Lamentations se trouve à trois kilomètres du mur d’Abou Dis.

Public 15: Vous pouvez nous dire quelque chose des musiques ? Vous avez parlé du psaume de la fin.

SB : Il y a très peu de musique dans le film. Le chant du début c’est Gilad Atzmon et l’Orient House Ensemble. C’est un jazzman israélien qui travaille avec des voix palestiniennes, à Londres, un exilé. Un groupe mélangé d’Israéliens et de Palestiniens qui font du free-jazz à partir de motifs folkloriques juifs et palestiniens. C’est un travail qu’il serait difficile de faire sur place. Dans ce chant du début, il y a une réminiscence d’un chant folklorique palestinien très connu dans la voix de Reem Kilani, et le saxo de Gilad. Je n’ai pas voulu traduire les paroles malgré l’insistance d’une partie de mon équipe, car je trouve que le sentiment passe sans les traduire. C’est comme quand j’entends du tango dans la rue, je n’ai pas besoin des sous-titres pour être émue.

Le deuxième saxo sur les images du check point volant, c’est Rabih Abu Khalil, un jazzman syrien qui vit aux États-Unis. Je ne peux plus supporter de mettre du luth sur la Palestine et je trouve que le saxo va très bien avec le check point.

C’est du blues, ça universalise l’image, alors que du luth l’aurait confiné au local.

Public 16: J’ai entendu ce que vous disiez sur l’idée d’avoir un vocabulaire commun grâce aux images, et votre explication sur votre identité juive arabe.

J’ai compris ça comme votre tentative de mettre votre territoire dans la langue, aussi la langue du cinéma. Être juif, pour moi, ça veut dire avoir son lieu dans la langue. Et pour moi c’est d’une grande richesse, et je me dis depuis que je suis jeune que c’est dommage que les gens d’Israël n’aient pas compris ça quand ils sont allés faire leur territoire. Habiter l’écriture est pour moi un projet magnifique. Et ce que j’aime dans votre film c’est votre manière d’exprimer ça.

SB: Ça me touche beaucoup et j’ai très bien compris ce que vous voulez dire.

C’est vrai, je pense que j’ai fait un film juif ! Je dis parfois, c’est presque une blague juive, « si je ne parlais pas beaucoup de langues, ce ne serait pas la peine d’être juive ». Être juif, pour moi, c’est être plein de choses à la fois. Tant qu’à faire, autant être plein de choses à la fois et gagner dans chacune de ces choses une richesse supplémentaire.

À part la mort des gens, ce qui m’est le plus insupportable dans ce conflit, c’est peut-être que les juifs d’Israël sont sommés de ne plus être juifs au sens où je l’entends. Et je ne me résigne pas à accepter cet appauvrissement de leur pensée, qui trouve son illustration dans ce mur abject et dans ce général obtus.

Public 16 : Le cinéma est là aussi, un lieu où on peut avoir un vocabulaire commun et commencer à se parler. On voit bien que ça ne marche pas toujours, dans les débats qui suivent les films il y a parfois de graves incompréhensions.

Mais dans votre film, je trouve que c’est aussi une manière de faire la politique, de faire que la pensée puisse passer par la parole autour d’expériences partagées. Lussas c’est un peu l’oasis dans le désert pour la pensée, les images que l’on voit et les mots qu’on partage.

SB : Je suis bien d’accord. Et c’est une belle fin.


Ce débat a eu lieu à la suite de la projection du film aux États Généraux du Film Documentaire à Lussas, le 20 août 2004.


Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 25, Juin 2005)