Écrivains des frontières

Entretien avec José Reynes et Samir Abdallah

Michael Hoare

Q : J’aimerais bien savoir comment vous vous êtes rencontrés ? Et quels sont vos parcours avant ce film ?

JR : Nous nous connaissons depuis une vingtaine d’années, depuis l’époque d’Im’Média. J’ai donné des coups de main à Samir pour plusieurs films : les Sans Papiers, le DAL (Droit au Logement), Peugeot, etc. À Nanterre, nous avons fait des ateliers vidéo de formation et nous avons souvent travaillé ensemble avec des hauts et des bas, qui ont solidité nos rapports. Quant à mon parcours personnel, j’ai fait l’école de cinéma à Bruxelles. Sans même terminer mon année, je suis parti au Portugal au moment de la révolution des œillets avec un ami réfugié politique, Ruiz Emorez, en principe pour deux semaines et en réalité je suis resté plus de trois ans. J’ai travaillé plus d’un an et demi au Portugal, puis je suis parti pour un projet en Angola. Nos héros devaient raconter la naissance de ce nouveau pays. Je suis resté un an et demi en pleine guerre civile avec les Angolais et les Cubains. J’ai travaillé un peu partout en Afrique pour m’installer en France vers 85. J’ai travaillé à la fois comme chef opérateur et comme réalisateur mais ces derniers temps, le métier est devenu plus difficile. Ce projet Écrivains des Frontières nous a pris beaucoup de temps et d’énergie.

SA : A l’époque, pendant que José se baladait à travers le monde, j’étais prisonnier de la France parce que je ne pouvais pas voyager. Je suis égyptien de père et danois de mère, mais le Danemark ne reconnaît pas les enfants de père égyptien. Je n’avais pas fait mon service militaire en Égypte à l’âge de 18 ans, ni après les études. Pour valider mon passeport égyptien il fallait avoir fait le service militaire, donc je ne pouvais aller ni en Égypte ni ailleurs. N’ayant pas la nationalité française, j’étais simple enfant d’immigré avec une carte de séjour qui ne permettait pas de voyager. En 79 on avait dû faire campagne, avec mon frère Mogniss, contre la volonté du gouvernement de Giscard de nous expulser en « urgence absolue ».

Pour « trouble à l’ordre public » à cause de nos activités politiques Cela a retardé pendant des années la possibilité d’avoir la nationalité française qui finalement ne m’a été accordée qu’en 1994.

Pendant cette période, mon frère et mol, avec quelques copains, avions monte l’agence Im’Média. Et à la fin des années 8o on s’est trouvés pendant une année chargés de co-produire avec Les films du Sabre l’émission de France 3 sur l’immigration financée par le FAS et qui s’appelait à l’époque Rencontres, la suite de Mozaïque. C’est à ce moment-là que l’agence est devenue un carrefour de nombreuses autres expériences comme celles de José, de Raffaelo Ventura, d’Arlette Girardot et d’autres gens de l’image, intéressés par les questions liées à l’immigration et aux luttes urbaines.

Je pense qu’il y a quelque chose d’important que nous avons acquis pendant l’expérience de cette période. Souvent on parle des « caméramen Samir et José » des hommes à la caméra qui ramènent des images. Mais nous refusons ce rôle d’être simplement des reporteurs ou des faiseurs d’images. Par exemple, autour de notre activité cinématographique, nous avons construit le mouvement des missions civiles en Palestine. Nous en avons été à l’initiative. Comment ça s’est-il passé ?

Suite à l’expérience d’Im’Média, j’ai participé à plusieurs expériences où les images, le projet de faire un ou des films a été intégré à un travail militant de construction du mouvement social : il y a eu l’expérience à la rue du Dragon en 94-95, l’accompagnement de la lutte des sans-papiers en 96, et puis, notre attention s’est tournée vers la Palestine.

On avait déjà eu l’expérience en 88 d’une campagne pour le droit au retour des réfugiés palestiniens qui s’est pour beaucoup construite autour du film Nous retournerons un jour, coréalisé avec Walid Charara. Ce film raconte le récit des réfugiés dans les camps de l’exil. Une fois fini, on a utilisé le film pour lancer des meetings, des réunions etc. et ça a produit un véritable écho, enclenché une vraie mobilisation. Le film a donc lancé une campagne pour le droit au retour.

Donc au début de l’Intifada, plusieurs personnes nous disaient : « Il faut faire la même chose. Allez faire un film que nous pourrons diffuser et utiliser dans la mobilisation ».

Je pensais que si l’objet était simplement de produire un film de témoignage pour lancer une campagne, il valait mieux prendre des films qui existaient parce que certains sont très bons. Cela ne m’intéressait pas d’aller là-bas en simple voyeur pour filmer quelque chose qui serait mieux fait par d’autres qui sont durablement sur le terrain. Par contre, cela m’intéressait bien de faire un document qui serait le reflet d’une expérience où nous, acteurs de la solidarité internationale, acteurs des luttes ici en France et dans le reste du monde, montrerions ce que l’on était capables de faire. […] ont suivi plusieurs longues discussions, et c’est alors qu’on a fait connaissance d’un Palestinien, Marwan Bishara qui venait de sortir le livre, Palestine Israël, la paix ou l’apartheid, un récit et une analyse très forte sur les raisons de l’échec du dit « processus de paix ». Au cours de cette discussion, on délirait sur l’idée d’aller en bateau jusqu’au port de Gaza, et nous rendant bien compte de l’impossibilité, on s’est dit: « Il faut y aller, mais non pas en tant que spectateur ou témoin, écœuré par ce qui passe mais qui n’agit pas. Il faut y aller en tant qu’acteur de luttes au pluriel, et sur place entrer dans une dynamique de soutiens aux luttes des Palestiniens. Se mettre en contact avec les militants de la société civile palestinienne, des gens qui luttent sur la question de la terre, etc. » C’est ainsi qu’est née l’idée de partir en Palestine dans un projet où le cinéma était pensé dès le départ comme un élément qui accompagne un mouvement qui, lui, était pensé dans ses dimensions sociales et politiques. Le cinéma permet au mouvement de décoller, parce que l’expérience filmée que tu ramènes de là-bas sert de catalyseur pour développer des initiatives ici.

A suivi le premier voyage avec des acteurs des luttes en France, José Bové, Jean-Baptiste Eyraud, Jean Claude Amara et d’autres, donnant naissance au film

Voyages en Palestine(s) qui le racontait. Le tournage a eu lieu en mai 200r, le film a été monté pendant l’été et était prêt pour le premier anniversaire de l’Intifada en septembre 2001. La première projection devant 2000 personnes a eu lieu à l’Institut du Monde Arabe, c’était la folie, suivi par des centaines d’autres qui ont permis de faire connaître cette expérience. Et cela a permis de développer le mouvement des missions civiles. Et ce film-ci, Écrivains des frontières participe de cette logique que nous avons mise en place depuis une vingtaine d’années. C’est en ce sens que la démarche est originale. Ce n’est pas un énième reportage ou documentaire de plus qui fait un constat de plus. C’est aussi un travail en mouvement qui embraye sur une dimension de mobilisation réelle.

Q: D’où est venue l’idée de suivre les écrivains particulièrement ?

JR : Elias Sanbar nous a avertis qu’il y avait le projet d’un voyage d’écrivains prévu pour mars 2002. Avec Samir, nous avions déjà filmé plusieurs missions civiles pour la protection du peuple palestinien. Le calendrier était serré car je voulais tourner la Journée de la Terre avec Via Campesina pour mon prochain film. En même temps, nous trouvions l’initiative intéressante. C’était la première fois que des écrivains des cinq continents étaient représentés et c’étaient quand même des écrivains de renom qui avaient, on en était sûrs, des choses intéressantes à dire sur la situation. Donc, nous sommes partis comme d’habitude, chacun avec sa caméra, et nous avons participé à ce voyage qui a duré cinq jours.

Q: Le film donne l’impression que cela a duré plus longtemps.

JR: C’était du 23 au 29 mars, cinq jours de voyage, mais très intense au niveau des rencontres et aussi du parcours. Nous avons été en Cisjordanie, Gaza et participé à des rencontres en Israël même. Les rencontres ont été fortes, notamment je me souviens de l’hommage à Mahmoud Darwish au théâtre de Ramallah quelques jours avant qu’il ne soit saccagé par les soldats israéliens.

SA : Comme ils avaient entendu parler de tout ce mouvement d’interposition civile, ils ont décidé de monter une mission spécifique, surtout impulsée par Christian Salmon, qui dit : « Notre rôle n’est pas d’être une force d’interposition, mais d’être une force d’interprétation ». Et de travailler le langage. Russell Banks le dit très bien aussi. Le langage a été abîmé, vicié. Il faut travailler ensemble, conteurs et auteurs du monde avec les conteurs et auteurs palestiniens pour fabriquer un nouveau langage.

Q: Avez-vous eu le temps de monter un dossier avant le tournage ?

JR : Nous avons eu en tout deux semaines. On l’a proposé aux chaînes, à Métropolis, avançant l’intérêt de suivre des écrivains, on l’a proposé à Arte Reportages, au dernier moment ils ont dit : « non ». Ça n’intéressait personne,comme d’habitude.

Q: C’était le mépris et le silence habituels ou est-ce qu’ils ont justifié leur refus ?

SA : Non, ils n’étaient pas intéressés du tout. Ils ont eu le culot de nous dire : « le sujet est déjà fait », parce qu’ils venaient de passer un portrait de sept minutes sur Darwish.

Q: Donc vous êtes partis avec vos seuls moyens ?

JR : Aucun appui.

SA: Nous avons quand même été soutenus par un ami, Djamel Sellani des Films du Cyclope, une production lilloise qui devait chercher un financement grâce à l’apport d’une chaîne du câble local, CG. Cela nous a permis, beaucoup plus tard, d’obtenir une subvention du CNC et du CRRAV, Région Nord Pas de Calais. En tout 70 000 euros. Cette subvention nous a quand même aidés pour le montage, mais elle est arrivée plus d’un an après le tournage que nous avons assuré seuls.

Q: Comment avez-vous réparti le travail sur le terrain ?

JR : On avait déjà travaillé à plusieurs reprises ensemble à deux caméras sur des missions civiles. La complicité qui existe entre nous s’appuie sur des années de collaboration. Parfois on filmait champ contre-champ, ou en fonction du « feeling », l’un suivait un écrivain particulier, l’autre suivait un autre petit groupe. Ça s’est fait plus ou moins spontanément on n’a pas besoin de parler

Q: Vous étiez tous les deux autonomes, caméra et son.

JR: On avait chacun une PDi50 avec un très bon micro Schoeps.

SA : Il arrivait parfois qu’on ait besoin de percher le son et de se répartir le travail, image et son, mais en gros, on essayait d’avoir deux axes, deux approches complémentaires mais différentes. Par exemple, la scène à Rafah à la fin du film, quand on est à côté de la frontière égyptienne dans les ruines des maisons détruites, est emblématique. Jose est reste avec le groupe des écrivains, et je suis parti avec le vieux qui montre la rose dans les ruines de sa maison.

JR: Il y avait le dedans et le dehors. Par exemple, je suivais les écrivains dans la délégation, et Samir cherchait au-dehors, la rencontre avec les Palestiniens.

SA : Si on était restés uniquement dans le récit du voyage avec les écrivains, on n’aurait jamais décollé, on n’aurait jamais montré comment les Palestiniens passent un check point, par exemple. Nous passions avec les écrivains dans le bus. Ce n’est pas pareil quand tu as les pieds dans la boue et que tu attends toute une journée. On a souvent cherché ce contrepoint-là. Il faut dire aussi que nous avons tourné pendant quatre à cinq jours avec les écrivains, mais dans le film il y a des scènes qui ont été tournées à d’autres moments. Parce que nous sommes à notre huitième voyage en tout depuis 200r. Par exemple la scène de la destruction du champ d’oliviers a été tournée après. Il y a plusieurs scènes comme ça, parce qu’on ne voulait pas rester prisonniers du temps entre guillemets — de l’actualité chaude, de l’ « événement voyage ». Comme le récit des écrivains est un récit qui intègre la distance par rapport à l’actualité, quand ils parlent, ils reviennent sur l’avant et l’après, cela nous a encouragés dans l’idée qu’il ne fallait pas rester prisonniers d’une sorte de compte rendu. On voulait que le film puisse tenir sur la durée, qu’il ne soit pas un film à consommer et à jeter.

Ce parti pris a été essentiel pour guider le montage. Le film est une tentative de reprendre le travail sur le langage des écrivains et de le rendre concret. Les images qui ont été produites sur le conflit là-bas sont connues, très codées. Du coup, on a du mal à entrer dedans. Notre travail, c’était une tentative de mettre des mots, de dire et de montrer, ce que veut dire ce conflit, ce que veulent dire ces images et de nous permettre, à travers le filtre de gens qui cherchent et qui pensent lorsqu’ils commentent une chose, de chercher et de penser.

Q: Aviez-vous des sympathies particulières avec certains écrivains ?

JR : Oui, je connaissais Saramago quand il était directeur du O Diario de Noticias au moment de la période révolutionnaire à Lisbonne. Je connaissais aussi ses livres, L’Aveuglement par exemple que je trouve superbe. Mais on s’est bien entendus avec tous les écrivains même si on ne connaissait pas les œuvres de chacun.

En plus, ils ont complètement accepté de jouer le jeu, ils nous ont dit qu’ils oubliaient la caméra. On a été très bien intégrés au voyage et au groupe.

Q : Et les différentes langues n’ont pas posées de problème ? Il y a ce que les écrivains disent « in » mais il y a aussi pas mal de hors champ.

JR : Bien sûr, on essayait de capter leurs réactions au moment même. On a aussi fait pas mal d’interviews qui sont toutes parties à la poubelle parce que les ecrivains, je pense, ont besoin de passer par l’écriture pour aboutir leur réflexion. Il n’y avait pas de distanciation; la pensée, l’analyse étaient encore fragiles. Je pense qu’ils ont besoin de cette distance de l’écriture pour affermir leur pensée, leur force d’interprétation.

Q: Mais d’où alors est venu le commentaire des écrivains ?

JR : Le commentaire vient d’un recueil d’articles qu’ils ont écrits, chacun, sur la façon dont ils avaient vécu ce voyage, ce qu’ils avaient vu et leurs réflexions sur la situation. Le recueil a été publié d’abord dans différents journaux et après, rassemblé en un livre. Dès que nous avons lu le livre, nous nous somme dits : c’est à partir de ça qu’il faut travailler. La polyphonie de langue et d’interprétations nous a vraiment frappés.

SA : Ce sont des décisions qui viennent progressivement. Au montage on a commencé à travailler avec le matériel strict du tournage, du 23 au 29 mars, y compris toutes les interviews qu’il a fallu traduire, donc c’était un processus long: Nous avons fait un ours de huit heures, quelque chose d’énorme, en nous disant qu’on prenait tout ce qui nous plaisait. Et là, on a essayé de construire. Et c’est à ce moment-là que nous avons lu le recueil de textes qui nous a fait dire tous les deux qu’il fallait partir de là. Cela nous a permis de laisser tomber la plupart des interviews et de construire le film sur leurs récits. Chacun avec ses caractéristiques propres est devenu le narrateur de son propre récit. C’est sur le choix des moments des récits qui nous intéressaient que nous avons construit l’ossature du film, alors qu’au départ on partait sur une chronologie linéaire, un carnet de route.

Q: Il y a des scènes qui n’entrent pas du tout dans une logique de carnet de route. Lorsque Breytenbach s’adresse à la caméra pour lire une lettre au Général Sharon, on est dans un autre espace.

SA: Cela fait partie des scènes qui ont été construites pendant le montage, après la semaine proprement dite. Cela fait partie de ces éléments du livre que nous avons fait dire par leurs auteurs. Il faut dire que le montage a ete long, quatre mois et demi avec toutes les traductions.

JR : Le livre a été publié à l’initiative du Parlement international des écrivains.

Chaque texte du recueil était très différent. Ainsi la lettre de Breytenbach ne raconte en rien le voyage. C’est une missive adressée à Sharon et qui existe comme conséquence du voyage. L’auteur chinois, Bei Dao, rédige quelque chose de beaucoup plus proche d’une chronique détaillée, des perceptions quotidiennes écrites avec beaucoup d’humour et d’ironie. Nous avons pu nous servir de son récit comme fil conducteur, d’une part parce qu’il nous ramenait vers une suite narrative utilisable, d’autre part, parce que beaucoup de gens disent de ce conflit « c’est du chinois » car ils n’y comprennent rien.

SA : Faire dire cette expérience du conflit par un chinois et en chinois c’est une espèce de pied de nez à cette formule un tantinet raciste, surtout que Ber Dao est très précis et très « lisible » dans toutes ses explications, alors qu’il est considéré par ailleurs comme l’un des leaders d’un courant poétique qu’on appelle « la poésie obscure » !

Q: L’expression anglaise équivalente — « double dutch » — exigerait quand même un participant hollandais.

SA : Ce qui est intéressant là c’est que l’écrit permet d’organiser la pensée et de la préciser. Pour le film, à l’exception de cette scène avec Breytenbach, nous avons décidé que tout le commentaire en voix off serait tiré des textes du recueil, enregistré pendant l’été du montage. La décision d’éliminer les interviews a été prise non parce que les interviews étaient mauvaises ou inintéressantes, mais parce qu’elles introduisaient un conflit entre la pensée en train de se chercher, le témoignage sur le vif face aux événements qui venaient de se dérouler, et la pensée élaborée, construite des textes, formulée quelque temps après.

Q: Et les textes lus dans leur langue d’origine, cela a permis de marquer la multiplicité des langues qui est quand même un des traits marquants du film ?

SA : Oui, mais même pendant le tournage on a eu de nombreuses discussions.

Nous sommes avec des écrivains. Comment filmer ce genre de situation ? Très tôt, j’ai eu l’intuition que les mots des écrivains étaient des projecteurs qui permettaient de voir différemment la réalité, différemment les images.

JR : La distance entre le dire et le voir, l’image et la parole.

Q: Une autre scène suggère aussi une mise en scène préparatoire, mais ce n’est peut-être pas le cas, entre Russell Banks et Elias Sanbar.

SA : Cette scène était complètement voulue. Il faut dire que nous avions énormément de mal à avoir le temps pour recueillir les commentaires des écrivains pendant le voyage. À part les paroles données lors de conférences de presse, ou de rencontres avec des Palestiniens ou Israéliens, ils n’avaient jamais le temps de parler ni entre eux ni avec nous. Donc, nous avons fait le forcing pour obtenir quelques réflexions de leur part. Cette scène-là a été possible parce que très tôt un matin, nous déjeunions ensemble avec Banks et Sanbar au bord de la mer à Gaza, et avec la belle lumière, le bruit des vagues, je me suis dit : « Il faut tourner cette scène-là ». C’est la seule fois où on a réussi à filmer une scène où ils se parlent entre eux. La caméra est là mais presque oubliée, même si cette discussion a été provoquée par la caméra. En fait, si on avait suivi notre intention de départ, on aurait fait la même chose avec tous. Elias Sanbar était censé être notre lien avec tout le monde. Mais c’est seulement avec Banks que nous avons réussi à saisir ce moment.

Q: Parlons maintenant de l’impact du film. D’abord il y a eu l’impact sur le parlement des écrivains en tant que tel, surtout suite au mot de Saramogo qui disait que la politique menée par les Israéliens était dans sa logique comparable à l’holocauste.

JR: En fait, ça a eu un impact à plusieurs niveaux. Déjà au sein du groupe même qui faisait le voyage. Dès le deuxième jour, après la conférence de presse, ça a créé une ambiance exécrable parce que tout le monde a senti sa déclaration comme une provocation. Il a été mis tout de suite à l’écart, pendant presque tout le voyage. Lui, revendiquait sa position. Ce fut un des facteurs de la dissolution dès la rentrée du voyage du Parlement international des écrivains. José Saramago a dit : « Je continue le combat, seul ».

SA: Surtout cela a plongé le voyage dans cette polémique qui résonne encore aujourd’hui. Je rencontre parfois des gens qui me disent : « Ah, c’est le film sur la fameuse polémique Saramago. » Les gens ont retenu ce que les médias ont rapporté, et sur ce voyage, les médias ont surtout rapporté cette polémique. Malheureusement.

Quant au Parlement international des écrivains, ce n’était pas le seul facteur de sa dissolution. Il était fondé sur un texte et une volonté de pratiquer une solidarité avec des écrivains persécutés dans leur pays. L’idée d’établir un système de « villes refuges » est d’ailleurs restée et est devenue le Réseau international des villes refuges, International Network of Cities of Asylum, INCA.

Surtout, la polémique a mis en question ce statut de « parlement » qu’ils se donnaient, un peu au-dessus de la mêlée, fabriqué de personnages illustres et qui donnait l’impression de jouer un rôle qu’ils ne pouvaient pas tenir. En plus, le Parlement avait été créé à Strasbourg, donc il fabriquait dans l’imagination des gens une instance qui avait du pouvoir, du prestige. Et le voyage en Palestine leur a permis de devenir « humbles », Salmon en tout cas l’explique ainsi.

C’est intéressant de voir ce qu’ils en disent un an ou deux ans après. Christian Salomon a écrit un chapitre de son livre Devenir minoritaire là-dessus. La conclusion de son livre est : « Arrêtons de nous faire du cinéma sur notre statut de personnages illustres, entrons dans la clandestinité et vivons près des gens » La conclusion du film dit la même chose : « Devenons des ombres parmi les ombres ». L’idée est venue de ce voyage en Palestine, il le dit. Le voyage les a travaillés profondément et tous ont été vraiment secoués et se sont remis en cause.

Q : Parlons d’un autre aspect de l’impact : la diffusion.

JR : Le film a été projeté pendant quatre mois à l’Espace Saint Michel. Nous avons tout pris en charge, nous ne sommes pas passés par un distributeur classique. Nous avons fabriqué une affiche, des quatre pages, un prospectus, nous avons animé une soixantaine de débats à l’Espace Saint Michel, et pendant les débats la salle était comble. La force de ce type de diffusion, c’est les débats, avec des intellectuels, des responsables de la société civile, des historiens, le secrétaire opérationnel de Via Campensina, Michel Warshawski, des gens de toutes sortes.

Q: Je peux demander le budget de la distribution ?

JR: Il n’y a pas eu de budget.

SA: On était à zéro, moins la production du film.

Q: Vous avez finalement réussi à monter une coproduction, non ?

SA : Oui, mais comme on l’a dit, l’argent des subventions est rentré très tard José et moi avons apporté notre force de travail et notre matériel. Louis Bastin a fait le montage sur son Final Cut. L’argent n’a pas couvert la moitié des frais. On s’en sort avec le système « D » et un peu d’argent. Ce sont des contributeurs bénévoles qui ont fait les traductions, les sous-titres, etc.

Au moment de distribuer, on était fatigués, endettés. La première à l’IMA a été un succès, plus de monde que de places. Et nous avions déjà décidé que nous voulions une sortie cinéma. On s’est libérés des contraintes du format 52 minutes, etc. Mais nous pensions quand même que ça intéresserait les distributeurs de cinéma. Mais en fait, ça ne les a pas intéressés. Certains l’ont trouvé pas mal, intéressant, mais ils n’étaient pas prêts à s’impliquer jusqu’au bout. Certains nous ont dit : « Peut-être, mais en 2005 ». Nous voulions le sortir au printemps 2004. Le cinéma Saint Michel était d’accord. Nous avions des contacts avec le réseau Utopia, plusieurs salles en province qui avaient projeté Chronique d’un siège et le premier Voyage en Palestine. L’Yeux Ouverts, notre association de production, avait les contacts.

Est arrivé la fin du mois de janvier, et à ce moment on s’est décidés, si on ne trouvait pas de distributeur, à faire le travail nous-mêmes.

Q: Mais L’Yeux Ouverts a une force de frappe ? Vous avez des stagiaires, des salariés ?

SA : Rien. Nous avons un local et un téléphone, c’est tout. Quelques militants des Missions Civiles nous ont donné un coup de main. Et il y avait un réseau de copains. Le quatre pages et l’affiche ont été portés par une dizaine de personnes.

En tout, on a compté une quarantaine de personnes qui se sont relayées entre la diffusion de l’information, la présence au cinéma. C’est ça qui a fait que la diffusion a marché

Donc nous avons concentré nos efforts sur l’Espace Saint Michel pendant les deux premiers mois, et après ça a fait boule de neige.

Pour la presse, Jean-Charles Canu nous a aidés en jouant le rôle d’attaché de presse gratuitement. Il a organisé les projections de presse au cinéma, envoyé des cassettes. On a eu de la presse dès la sortie. Libé n’a rien fait et Le Monde nous a cassés. Mais sinon, on a eu de bons papiers dans d’autres journaux.

Politis nous a soutenus avec un quatre pages, Le Monde Diplomatique nous a soutenus, Les Amis du Monde Diplomatique et nos amis de la radio FPP ont mobilisé leurs réseaux pour remplir les salles à Paris et en province quand il y avait des projections. Le réseau militant a joué pleinement.

C’est ainsi que nous avons tenu quatre mois à l’Espace Saint Michel jusqu’à l’été et nous avons même eu une deuxième salle à Paris, l’Entrepôt, au bout du troisième mois, avec un film qui n’avait pas de pub, aucun soutien médiatique commercial, et était totalement hors du circuit marchand. Certains des films sortis le même jour que nous, n’ont tenu que deux semaines, avec une pub monstrueuse dans la presse. Nous avons fonctionné avec le soutien militant et des réseaux associatifs sans oublier les crédits. Nous venons de payer les imprimeurs au mois d’août, là, maintenant. Nous venons juste d’équilibrer nos dépenses pour la diffusion.

Q: Et comment avez-vous organisé la diffusion en province ?

SA: Au moment où ça marchait à l’Espace Saint Michel, nous pensions encore qu’un distributeur finirait par prendre le film en route. Or, un distributeur ne prend jamais un film déjà sorti, à moins que ce soit un grand succès et là on n’a plus besoin de lui. La raison en est simple: il ne pourra pas toucher les aides. Un distributeur ne prend un petit film, un film à petit budget, que parce qu’il est couvert par les aides du CNC, les aides à la distribution. Et comme nous ne sommes pas une structure de distribution encartée, nous n’avons pas droit à ces aides. En tant qu’association, on a eu la chance d’avoir un numéro de visa.

Il faut aussi dire que pendant quatre mois on s’est posé la question du kinéscopage. Car une version 35 mm permet l’accès à beaucoup plus de salles.

La projection vidéo est en train de se développer mais pas suffisamment pour assurer une couverture nationale. En gros, il y a une vingtaine de salles qui sont équipées et les autres doivent louer ou bricoler une installation pour une soirée spéciale. Ils font souvent supporter les coûts aux associations amies qui viennent parce qu’ils veulent une soirée autour d’un film.

A partir du mois de mai, dès qu’on a compris qu’il n’y aurait jamais de distributeur, qu’il n’y aurait pas de kinéscopage, on a repris contact avec les salles qu’on connaissait en province. Nous avons envoyé 300 cassettes aux salles d’art et d’essai. Acid a aidé en mettant le film sous l’étiquette « Acid » avec une lettre de soutien. Si on ne l’avait pas sorti, on serait allé à Cannes 2004, mais finalement, pour un film comme celui-là, ce n’est pas très utile. J’ai fait l’expérience l’année dernière avec Chronique d’un siège.

En province, on a une vingtaine de salles qui ont marché entre avril et juin, et maintenant à l’automne on reprend contact et ça va marcher de nouveau. À chaque fois, il faut monter l’opération, connecter la salle avec le réseau de militants local. Si une, deux ou trois personnes d’un réseau disent à un cinéma qu’ils veulent monter une projection, ça marche. Mais parfois on rencontre des situations plus difficiles. À Marseille par exemple. On sent qu’il y a une peur, un blocage. L’argument : « C’est un film marginal, un documentaire » ne tient plus la route.

JR: À Marseille, il y a des milliers de gens dans les associations. Le problème est qu’il n’y a que quatre salles qui pourraient le diffuser et ils en ont tous peur. « Ça va donner lieu à des conflits inter-communautaires » , c’est toujours l’excuse.

Même ici, MK2 n’a jamais daigné nous donner une réponse.

SA : Mais ça repart. Aujourd’hui nous avons vingt salles qui vont le programmer entre octobre et décembre avec, à chaque fois, le film, le débat, les connexions entre des publics. Ainsi le film permet à des gens qui ne se fréquentent pas de se connecter et de travailler ensemble. Par exemple, les Amis du Monde Diplomatique nous soutiennent partout en France. Et ils sont amenés à travailler ensemble avec les réseaux beurs que je fréquentais depuis des années, ce dont ils n’avaient pas l’habitude, et avec des réseaux solidarité Palestine. Les enseignants aussi sont très curieux de savoir ce qu’un Saragamo, un Breytenbach, un Soyinka peuvent dire sur la situation, ça fait aussi des liens avec les milieux scolaires et littéraires.

Mais c’est énormément de travail qu’il faut prendre à bras le corps en tant que tel.

D’un autre côté, le film crée quelque chose, une dynamique. Par exemple, après chaque débat, quelqu’un vient nous voir pour dire : « Qu’est-ce que je peux faire ? ». Donc il va, par exemple, distribuer des affiches. Le CNC a été inondé d’affiches pour le film. Pourtant ce n’est pas nous qui les avons mises. D’autres nous ont aidés avec une traduction en arabe, en italien ou en iranien, ce sont tous des gens qui sont venus après les projections voulant donner un coup de main. Et ils veulent diffuser leur film dans leur milieu. La sortie DVD en novembre va énormément aider dans ce sens. Et aussi, beaucoup de gens ont décidé de s’impliquer dans des actions concrètes suite aux projections-rencontres, ou ont décidé de se rendre en Palestine avec une Mission Civile.

Q: Alors comment vous allez diffuser le DVD ? Est-ce que cela sera aussi par réseau commercial ou militant ?

SA: Nous avons lancé une souscription. Nous avons eu 200 commandes et je crois qu’on en aura d’autres dès que le DVD sera réellement sorti. Les séances que nous allons faire pendant l’hiver seront l’occasion de vendre le DVD et nous avons des séances un peu partout dans le monde.

Le film est au Festival des Films du Monde à Montréal. Il y a un groupe qui s’appelle Le Rézo qui travaille à mettre en place un réseau de distribution cinéma à Montréal et au Canada. Ils ont 14 salles. Ils vont distribuer le film dans ces 14 salles dans les semaines qui viennent. Ce matin nous avons été contacté par mail par le « chief acquirer » (acheteur principal) de Miramax, on ne sait pas ce que cela va donner mais ça montre que le film stimule l’intérêt. Aux États-Unis aussi, il y a un grand réseau de distribution qui touche les universités et les associations de solidarité.

Q : Et en Palestine ou Israël.

JR : Une projection est prévue au mois de novembre au théâtre de Ramallah.

Q : Et les festivals de films, Jérusalem, Haifa ?

SA : Nous sommes contre des projections dans des festivals où ça servirait de faire-valoir d’une prétendue collaboration israélo-palestinienne qui serait complètement bidon, surtout dans la période actuelle. Par contre si les cinémathèques voulaient le diffuser, on ne serait pas contre. Et surtout on veut s’appuyer sur le réseau des militants israéliens anti-colonialistes. Donc, pour résumer, ce film est le prolongement et l’aboutissement d’une forme de lien organique du cinéma avec la mouvance militante que vous pratiquez depuis une vingtaine d’années, s’appuyant sur elle pour son sujet et sa raison d’être, la ré-alimentant par ses effets de diffusion. Mais où — et c’est là où je trouve que le film est plus fort que ce qui l’a précédé — les choix de structure et de mise en scène témoignent d’une réflexion de sujets-cinéastes qui, eux, mûrissent et prennent confiance dans les pouvoirs propres de la forme dans le cinéma.

SA: En tout cas, pour le lien avec la mouvance militante, c’est tout à fait ça. La décision de monter la dernière mission civile, celle qui a fait le tour des prisons, a été faite lors d’une discussion en sortant d’une séance de ce film. Gaby, une des personnes qui l’a dirigée, me l’a dit. C’est pour ça qu’on a mis tant d’énergie à faire sortir le film au mois de mars 2004, parce qu’une campagne sur le mur avait été prévue pour ce mois, et pour nous c’est essentiel d’être en phase avec le mouvement.

De plus, il y a ce que Consolo appelle le devoir d’écrire après ce qu’il a vu. Et nous, cinéastes, avons le devoir de montrer. Avec la volonté de gratter la surface des choses pour essayer de révéler ce qui se trame en dessous. Et le désir de faire passer ce que ce voyage a pu bousculer profondément en nous. Sous Israël, chaque jour la Palestine est engloutie. Cela ressemble de moins en moins a un pays. C’est en train de devenir une métaphore. Puisse l’art lui donner un sens.


Propos recueillis par Michael Hoare.


Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 45, Juin 2005)