Jean-René-Luc

Serge Hajlblum

René et Jean-Luc. Ou bien Jean-Luc et René. Ce n’est évidemment pas la même chose que de voir/entendre René du point de vue de Jean-Luc ou de voir/lire Jean-Luc du point de vue de René.

Nul doute, c’est bien Jean-Luc le réalisateur de ce court-métrage diffusé sur nos écrans de télévision au cour des congés de l’été 1976 ; et c’est bien René qui tient la place de celui qui s’expose, en représentation de son corps bien découpé sur le fond du tableau noir comme de salle de classe, corps lui-même coupé par le bureau tenant la place d’avant-scène, et ainsi, homme-tronc, tout pris par les découpes, sujet figé de la théorie qui le représente, présentant une théorie mathématique complexe.

Dans un certain sens, René Thom, fondateur de cette théorie, par cette tenue professorale — voulue par qui au juste ? — fait obligation à Jean-Luc Godard d’un jeu d’image, d’écriture et de parole énoncée en voix ; Jean-Luc qui filme donc et cette obligation, et cette tenue dont il fait son travail même.

Obligation de corps et obligation de théorie tout autant écrite et parlée : corps immobilisé 1 à propos de quoi, plus tard, René Thom s’est vivement insurgé, et théorie du continu du mouvement.

Le film s’appelle René. D’un simple prénom, somme toute ordinaire, ne se soutenant que par une théorie complexe qui, dans la langue française, a été nommée théorie des catastrophes 2.

C’est-à-dire d’un mot de la langue courante, dont nul ne saurait ignorer qu’il fasse, dans la langue, image. Et ce faire image, qui advient dans une image recelant son faire, image fixe, immobile, est l’objet central de ce film : le mouvement donc sa question.

Ce pour quoi, dans un malentendu issu de la présentation en image, René Thom, mathématicien, en revoyant ce/son film en 1996 3 , s’est plaint, plus, s’est senti blessé dans son intime, d’avoir été saisi dans cette immobilité pétrifiante.

C’est cette immobilité qui est titrée René.

Le travail sur cette immobilité, et sur la tentative de redonner mouvement dans une autre catastrophe conclusive qui sera celle d’un corps d’enfant dansant nu, je l’appellerai Jean-René-Luc.

Le film est réalisé par Jean-Luc Godard. René Thom, mathématicien, en est l’acteur : l’actant dans la théorie des catastrophes.

Au premier abord, le spectateur imagine la question posée dans une relative simplicité. Il s’agit de présenter par le moyen d’un film une théorie mathématique complexe, c’est-à-dire un domaine scientifique uniquement fait d’une écriture symbolique ne se prêtant précisément pas à l’image.

Au premier abord toujours, il s’agit de présenter le mathématicien fondateur de cette théorie en un moment où il essaye d’en déployer, dans le champ de ce qu’on appellerait une vulgarisation scientifique, certains ressorts de principe.

Au premier abord enfin, il s’agit de filmer la science mathématique au fil de ce qu’elle pose comme son effectivité d’écriture, à savoir dans le travail même du mathématicien, dans son dépouillement instrumental — une craie, un chiffon, et un tableau noir y suffiraient —, donc de se faire dupe du dépouillement jusqu’à dévoiler la duperie même dans cet effet qui en reste oublié, le corps.

Le cheminement de la dupe cerne la complexité théorique même dans le langage, dans les mots qui sont nécessairement convoqués et qui se disent à pleine voix, pour établir la dimension symbolique de la mathématique. Le film n’échappe ni à l’image, ni au bruit et à la voix d’une parole : il n’est pas silencieux, contrairement à son alter de Six fois Deux, Nous Trois. De fait, si Nous Trois se conclut par une explosion de bruit, René se conclut par un pas de danse.

C’est donc là le travail du cinéaste : qui fait entendre et lire une théorie mathématique et, en même temps, fait voir, entendre et lire les images appelées par les mots, dans ce qui est alors désignable comme le « récit » mathématique. Ce récit — parce qu’à voir ce film j’ai été saisi comme du temps où j’écoutais des histoires que me disaient mes parents — par l’image et par l’écriture, actualise en même temps une transmission orale.

Là est le faire du mathématicien : à savoir, et dans cette profusion d’images qui éclate dès lors que des mots parlés percent en soutien de la théorie, et dans le parlé oral, vocal qui apparaît comme quelque filigrane tressé dans le fil de l’écriture.

Les mathématiques ne se montrent pas : la démonstration n’y est pas monstration.

Ou bien : pour que la monstration y soit identifiée à la démonstration, il faut établir quelque instance d’équivalence.

En ce sens, filmer la mathématique serait en filmer le travail même de mise en équivalence, à savoir une manière de mise en écriture qui ne fasse pas fi du parler.

Et cette mise en écriture suppose un questionnement de l’écriture plus général. En quoi la graphie d’un pli au tableau noir avec une craie diffère-t-elle de la graphie des mots vrai/faux sur un panneau ? En quoi ces gestes d’écriture seraient-ils différents l’un de l’autre ? La question est complexe : écrire faux, par exemple, est essentiellement différent de le dire.

Écrire, vrai ou faux, joue à la manière d’une note s’inscrivant dans la mise à plat de l’écriture : cette écriture appartient au champ de l’écriture.

Dire, en voix, faux, appartient au champ de la parole — tu m’énonces quelque assertion, et je te réponds, faux — mais appartient aussi à ce champ de l’écriture. Évidemment, il est tout à fait loisible de dire faux à une assertion écrite : mais il ne faut pas s’en tenir à cet ordre des choses qui serait celui de quelque maître d’école. Dire faux à un écrit est possible, dans ce sens où ça vaut, parce que l’écrit, ici mathématique, est empreint de parlé. Répondre à un écrit par un dire rend sensible ce maillage de l’écrit par la voix.

En ce sens, dire faux fait intrusion, violence (et non agressivité) en ce qu’il met au premier plan ce que l’écrit s’obstine à nier, le parler et la voix qui en font la tenue.

D’où une manière essentiellement choquante de ce film qui, présentant le jeu d’écriture mathématique, mettant en avant l’éclat d’images, fait ressortir le vocal, le sonore de la théorie.

On lit bien ici une ambiguïté de l’écriture ; j’en qualifierai la mise en scène de valse appendue à la voix. Est-elle faite objet accompli ou accomplissement comme objet ? Mais cette valse est figée si on le considère dans ses trois temps d’aller-retour-aller ; au premier temps, l’écriture théorique qu’on voit et qu’on lit là, sur le tableau derrière René qui s’y tourne pour y écrire ce qu’il nomme du terme de pantalon ou bien de bifurcation par exemple: au second temps, le retour de ces mots-mêmes sur la théorie : et au troisième temps, un retour de la théorie comme d’un mode de prédation de la proie qu’est cette image.

Mais le visiteur qui nous propose cette soirée est plus malin qu’il n’y paraît, parce que cette présentation n’est pas sans bande son ! Jean-Luc aurait très bien pu réaliser un film silencieux, ainsi que dans son alter, Nous Trois. Mais que serait une théorie absolument formelle présentée par les moyens du cinéma, sans parole; que serait cette histoire sans parole ?

Parce que ce pas de danse ne saurait se suspendre dans une sorte d’alternative dans la geste proposant ce qu’elle produit tant comme objet que sa geste même comme objet.

Ou bien : non pas de deux l’une, mais de deux choses une/la troisième.

Ou : que fait René Thom quand il accepte d’expliquer la théorie et de se montrer mathématicien, devant et avec la caméra de Jean-Luc Godard ? Tente-t-il, par exemple, de reconduire ce qu’il écrit :

Un exemple typique, c’est l’arête, ici, qui sépare la surface horizontale de la surface verticale de ce bureau. J’y vois un lieu de catastrophe, puisqu’il y a là changement d’un régime vertical à un régime horizontal. Les deux se rencontrent à une arête. Elle est issue du découpage d’une planche qui était initialement continue, et l’action de la scie sur le bois est la réalisation d’une catastrophe élémentaire. C’est la fronce duale, en quelque sorte l’anti-fronce. Cette catastrophe statique que nous avons là est la mémoire d’une catastrophe dynamique qui a eu lieu au moment où l’on a fabriqué cette planche 4.

La présentation de la théorie est de l’ordre d’une catastrophe statique comme mémoire d’une catastrophe dynamique, où la théorie se déploie elle-même comme la mémoire de sa fabrication ou de son élaboration.

En ce sens, le film en tant que réalisé, montré, est une approche, métaphorique peut-être, de ce qui insiste, au sein de la théorie, comme sa dynamique de fabrication.

En ce sens aussi, Jean-René-Luc est lisible comme le geste de fabrication de la théorie, geste présent dans la théorie elle-même comme son/un autre niveau. Et, à proprement parler, René se livre, dans et par Jean-René-Luc, à un exercice théorique où la caméra serait le lieu et le moment de la mémoire dynamique, en coupant et recoupant l’écriture mathématique par tous les éclats des significations portées par les mots — conflit, pantalon (image intuitive du cobordisme de deux variétés), vrai, faux — introduit une ratio vocale comme l’instance même de ce jeu.

C’est ainsi que Jean-Luc, qu’il le veuille ou non, prend sa part théorique au jeu de la théorie.

Avec Lautréamont, « Mais, l’ordre qui vous entoure, représenté surtout par la régularité parfaite du carré, l’ami de Pythagore, est encore plus grand ; car le Tout-Puissant s’est révélé complètement, lui et ses attributs, dans ce travail mémorable qui consista à faire sortir, des entrailles du chaos vos trésors de théorèmes et vos magnifiques splendeurs. » 5 donc, avec Lautréamont, laissez-moi aller à une excursion du côté de ce qu’un autre mathématicien, un grand comme on dit, met en place comme la Beauté 6 — aussi bien il aurait été possible d’aller y voir chez un peintre, par exemple dans La Mélancolie de Dürer. Je me saisis de ce texte parce qu’il nous propose des figures comme des images dont Le Lionnais signifie la fonction de cette manière : « Quant aux illustrations qui accompagnent le texte, nous leur avons demandé de l’égayer, non de représenter la véritable beauté en mathématiques. »7 Par illustrations, il entend les images présentées tout au long de son étude programmatique « … personne ne s’est proposé de se pencher sur elle [la mathématique] comme sur l’objet d’un art — l’art mathématique — et par conséquent le sujet d’une esthétique, l’esthétique des mathématiques. » 8

Il y a des images qui égayent ; c’est à dire qu’à la jouissance procurée de et par la beauté, il ajoute une autre jouissance signifiée par l’égaiement : intrus dans l’intruse « La beauté apparaît souvent aux festins où l’on n’avait invité que l’utilité ou la vérité. » 9. Soit un exemple de cette beauté qui égaie : [Illustration non reproduite ici].

Il y aurait donc des lignes qui seraient des monstres. Peut-être, en allant à un terme de ma dérive, toute ligne serait de l’ordre du monstre : et de la beauté puisque c’est là un égaiement proposé. Toute ligne monstre, toute ligne montre.

Mais de démontre pas.

Le Lionnais ajoute ceci : les courbes vérifient une équation. C’est-à-dire que ce qui est montré vérifie une écriture formelle. Vérifie ou pas. La monstration est assignée à une fonction de vérification.

Du point de vue d’une esthétique, que se passe-t-il quand elle ne vérifie pas ?

Il est possible que se glisse une erreur qui, corrigée, retrouve le bon chemin de la vérification.

Il est tout aussi possible, en même temps, que par cette erreur se glisse ce qui est de l’ordre du monstre qui fasse et le Beau et sa jouissance : il est fort certain que Le Lionnais situe là ce qu’il propose comme étant la beauté mathématique romantique : « Elle a pour principe des émotions violentes, du non-conformisme et de la bizarrerie. » 10

Je l’associe, par ces idées de monstre et de monstration, à un tableau de J. de Ribera, ce peintre qui, avec Velázquez, a introduit la dimension du monstre en solution de continuité avec des portraits, des images ressemblantes, des images vérificatrices de toute une théorie, par exemple optique, de la peinture. Le Pied Bot, visible au musée du Louvre, est considéré par ceux qui s’occupent de la neurologie du langage, comme la première (et la seule ?) représentation d’aphasique.

Je ne vais mettre un encart type vrai ou faux quant à cette affirmation : mais seulement la prendre pour ce qu’elle dit : qu’il y a une représentation possible en image de la défaillance, voire de l’absence, de la voix et de la parole.

Mon association me conduit vers ceci que la monstration, jusqu’à ces formes du monstre, vise à créer un champ à l’écart de la voix.

Je reviens à ce thème de la beauté mathématique pour souligner que son assertion se tient de la mise hors-jeu, du démenti peut-être en ce que cette opération laisse des traces dans la fabrication de l’image, de la fonction de la voix en mathématiques.

Que se joue-t-il dans ce film René, tant au vu du film que dans la réaction de René Thom voyant ce/son film ? A jouer le jeu de la dupe, Jean-Luc Godard nous laisse dans l’effet image (aussi bien écriture si l’on entend par là l’imagerie des lettres) et l’effet science de la voix en tant qu’elle n’aurait, dans ces effets, plus aucune place et raison.

Mais, et c’est une autre ouverture, il nous laisse sur ceci que l’imagerie d’un côté, et la scientificité d’un autre côté, ne se tiennent que d’une mise en place d’un système trouvant ses fondements dans l’exclusion de la voix.


  1. D’où, je le comprends ainsi, dans cet ensemble de six fois deux, le second film, intitulé Nous Trois, dont certaines images sont communes à René, et qui présente un prisonnier écrivant une lettre dans le silence. Le corps prisonnier: et de la théorie et de l’amour…
  2. Jean-Marc Levy-Leblond, à l’évocation d’une théorie mathématique, la « prétendue théorie du chaos », ajoute ceci en note : « Convenons que sous son appellation technique de dynamique non-linéaire, elle aurait eu moins de succès. » [ J.-M. Levy-Leblond, Aux Contraires, Gallimard NRF/Essais, Paris 1996, p. 14]. Moins de succès, mais auprès de qui ? ou de quoi ?
  3. Au cours d’une rencontre que j’ai organisée avec des psychanalystes et des scientifiques, Paul Gerardin, professeur de mathématiques, a convaincu René Thom de participer à cette projection et à une discussion.
  4. René Thom. Prédire n’est pas expliquer, éd. Eshel, Paris, 1991, р. 49.
  5. Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant deuxième, strophe 10.
  6. François Le Lionnais, La Beauté en Mathématiques, Les Grands Courants de la Pensée Mathématique, pp. 437-465, éd. Les Cahiers du Sud, 1948, réédité par les éd. Rivages, Paris, 1986.
  7. cit., p 437.
  8. cit., p. 138.
  9. cit., p 437.
  10. cit., p 444.

  • Six fois deux, sur et sous la communication – Épisode 5b : René(e)s
    1976 | France | 53’
    Réalisation : ean-Luc Godard, Anne-Marie Miéville

Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 41, Mars 2002)