Simone Vannier
Filmer la recherche scientifique revient à filmer la pensée, c’est-à-dire l’invisible. Le plus souvent, les auteurs de films scientifiques résolvent le problème soit en convoquant la parole de scientifiques ayant acquis une notoriété sur le sujet traité, soit en tentant d’illustrer, non point la théorie à laquelle cette recherche est parvenue — trop ardue, pensent-ils pour le spectateur — mais les implications pratiques de cette théorie en donnant des exemples de son efficacité publique.
Le but de ce type de vulgarisation est l’éloge de la science souveraine.
Dans les deux termes de cette alternative, rien n’est vraiment démontré, rien n’est vraiment scientifique, excepté les hommes de science eux-mêmes qui, s’efforçant de simplifier leur langage pour être intelligibles, schématisent à l’excès le contenu de leur étude et réduisent leur pensée. Nous n’apprenons rien ou presque, sinon que telle découverte fut importante pour l’humanité grâce à tel homme.
Alléluia !
Les auteurs des Travailleurs de la preuve ont été parfaitement conscients de ces écueils et les ont évités en choisissant de filmer non pas la résolution d’une certaine hypothèse scientifique mais les multiples facettes de sa vérification, les essais de démonstration de son bien-fondé. Ils choisissent de filmer l’intelligence au travail. Il faudrait plutôt parler de labeur tant la recherche expérimentale exige de manipulations quotidiennes, d’observations répétées, de théories avancées et vérifiées inlassablement.
Déjouer la singularité du regard demande un véritable acharnement.
Encore fallait-il que ce parti-pris devienne un film. Certes, un laboratoire consacré à des investigations sur la maladie d’Alzheimer, le Sida, le cancer ne manque pas d’offrir un potentiel d’images magiques. Voir l’utilisation qui en est faite dans le film Une mort programmée de Jean-François Brunet et Peter Friedman.
Les scientifiques travaillent sur des ordinateurs, sur des prélèvements traduits en diagrammes dont l’étrangeté est séduisante.
Là encore, les réalisateurs ont refusé une facilité qui eut été malhonnête car ces images sont le produit d’une conceptualisation sophistiquée, elles servent à articuler une expérience en cours et ne représentent pas une pensée en marche. Elles sont une étape infime, on ne peut plus provisoire, de la recherche. Il faut le savoir du chercheur pour la scruter et l’interpréter.
Bernard Bloch et François Niney ne cèdent pas non plus à la tentation de l’iconisation. Au sein de cette équipe nombreuse et passionnée, suivie au jour le jour, personne ne fait figure de héros, la laborantine et le grand patron sont traités à égalité, avec la même attention. Ainsi la description de la chaîne des connaissances est scrupuleusement respectée. La caméra adopte la même rigueur, la même modestie que ces travailleurs de la preuve, concentrés sur la mise en perspective de leurs observations, conscients des enjeux de leur recherche : triompher de maladies terribles à la guérison improbable.
Dans cette démarche mimétique, les cinéastes partagent l’interrogation des chercheurs : « L’image est-elle trompe l’œil ou moyen de saisir ce qui échappe à notre regard ? » et n’essaient pas de montrer ce qui n’est pas démontré. Le commentaire est minimaliste, sont évoqués seulement le niveau intellectuel des chercheurs dont le rang s’établit sur la notoriété des revues qui les ont publiés, la compétitivité des laboratoires sur le plan international et les alliances ou concurrences qu’elles engendrent, l’importance des congrès, des commissions, des communications sur les résultats obtenus, le rôle dévolu au grand patron qui « n’a plus le temps de chercher » mais représente le laboratoire. Manifestement, cet aspect de la recherche expérimentale fascine moins les auteurs que l’humilité d’engagement d’une équipe dans des investigations à long terme dont, vraisemblablement, elle ne connaîtra pas la résolution. « Il y a encore pour un millénaire de travail sur la forme du cerveau. » , commente tranquillement un scientifique. Le film se calque sur le « work in progress » de ces hommes et de ces femmes, se coule dans les procédures qu’ils pratiquent, sans empathie, gardant la bonne distance, celle qu’eux-mêmes adoptent dans leurs investigations.
La caméra sait trouver les cadres justes, la lumière exacte pour décrire l’univers particulier d’un laboratoire. « Un labo c’est comme un studio, on s’isole de la vie pour la reproduire. »
Une visite qu’on aimerait prolonger tant la vision de ce microcosme paisible remplissant une fonction sociale importante, sans pourtant « faire du cinéma » est réconfortante même si nous savons pertinemment que les lois de l’économie n’épargnent personne.
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Travailleurs de la preuve
1997 | France | 52’ | Vidéo
Réalisation : Bernard Bloch, François Niney
Production : Arte, Production de l'Œil Sauvage
Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 69, Mars 2002)