À propos de trois représentations de « Kennewick Man »

Débat à Lussas

Suite à la projection de Homicide in Kennewick de Mark Haliley (Productions Discovery, Channel Four), L’Homme de Kennewick d’Emmanuel Laurent (pour les Films à Trois et la Cinquième) et de The First Americans de Mark J. Davis (diffusé sur Arte sous le titre L’Homme de Kennewick, Production WGBH/Nova).

Pierre Oscar Lévy : Je ne qualifierais pas The First Americans de film. Emmanuel Laurent a fait un film. Là on est face à autre chose. La méthode de fabrication leur permet de raconter ce qu’ils veulent. comme ils veulent. Je ne suis pas un scientifique mais d’après les petites choses que j’ai travaillées, je me dis qu’ici, on surdétermine une partie des sciences, celle de la reconstitution faciale, qui est nécessaire pour comprendre le peuplement de l’Amérique parce que les scientifiques n’ont pas accès à l’ADN, ce qui serait beaucoup plus intéressant. Un certain nombre de chercheurs et de spécialistes ne participent pas au jeu à cause de la loi. Ce film pourtant est extrêmement intelligent. En utilisant la voix-off telle qu’ils l’utilisent, on peut raconter tout ce qu’on veut. La preuve n’est jamais donnée. C’est la voix de Dieu qui parle, une sacralisation du discours qui n’a rien à voir avec ce qu’a fait Emmanuel, et rien à voir avec le premier film qu’on a vu ce matin qui a d’autres défauts mais qui, au moins, place les choses dans une posture contradictoire. Et il y a un moment dans ce film où le poids des mots, le poids du fait qu’ils ont le fric, qu’apparemment ils savent ce qu’ils racontent, ça crée l’impression qu’ils doivent avoir raison. Quant aux choses qui échappent à ce cadrage, on ne sait pas trop et on ne les saura jamais. C’est insupportable. Comment peux-tu dire, Hervé, que tu doutes entre l’un et l’autre, que tu te poses question, alors qu’il n’y a pas photo, comme dirait l’autre.

Hervé Guérin : Je trouve notre cher Pierre Oscar, comme souvent, au bord du dogmatisme dans ses remarques. Il y a quand même plusieurs types de documentaires possibles. Je pense qu’il ne faut pas non plus dire: il n’y a qu’un type possible et c’est celui d’Emmanuel. Là où The First Americans a de vraies faiblesses et où je le rejoins, c’est qu’il y a parfois un propos qui paraît scientifique, qui ne l’est pas et qui sert surtout à dégonfler les éventuelles passions dont serait porteur le sujet. La partie du film où ils vont visiter les grottes anciennes est, de mon point de vue, tout à fait critiquable à cet égard. Des interviews très bien menées de cette charmante Amérindienne qui paraît représenter un consensus, accompagnées d’une grosse cheville de commentaire, nous disent : si un ours a survécu, est-ce que ça ne veut pas dire qu’il pourrait y avoir des descendants humains vivants ? C’est un raccourci saisissant. Parce qu’on fait appel plutôt à l’imaginaire qu’aux preuves scientifiques, parce que si à chaque fois qu’il y a des animaux, on part du principe qu’il y a forcément des chasseurs, effectivement l’histoire du peuplement va devenir très compliqué. Tout ce passage-là, qui sert à calmer le jeu et à introduire les autres notions de peuplement, est un passage très limite en termes d’honnêteté intellectuelle. Je ne sais pas s’ils en étaient conscients en le faisant.

De même, on montre une mâchoire accompagnée d’un discours à ce moment-là très consensuel sur le fait que tous les visages se ressemblent, que la notion de race ne compte pas vraiment. On se garde bien de dire si cette mâchoire appartenait à un type caucasien ou à un type amérindien, ou on fait mine de ne pas le savoir ou on suggère que cela n’a pas d’importance. À quoi sert cette scène ?

Christian Baute : Je pense que Pierre Oscar va un peu vite en parlant de la sacralisation du discours. Il faut analyser de plus près, parce que c’est un film qui suit les règles de la dramaturgie dictée par les écoles de scénarisation américaine, et peut-être davantage que le film de Channel Four. Il est en trois actes, je les rappelle : problème, déploiement du problème, solution du problème. En effet dans le film de Channel Four et dans le film de Nova davantage, il y a une solution au problème. C’est un aspect où le film d’Emmanuel se démarque fortement. On pourrait schématiser en disant que le film d’Emmanuel se laisse plus de temps, et c’est justement le temps qu’il faut pour saisir une telle ramification de problèmes.

Emmanuel Laurent : Je crois que les américains ont peur du sujet et ils ont eu très peur de traiter le problème politique, le problème du côté des Amérindiens. Ils sont tétanisés par cette histoire-là et cela les amène à conclure par cette idée d’humanité passe-partout. Ils ont interrogé une dame très sympathique, mais qui en parle d’une manière ésotérique et très superficielle, et donc c’est la peur de traiter ce sujet qui les a obligés à prendre ce très large recul sur l’histoire et qui, en fait, détermine la forme de leur film.

CB : The First Americans est en fait un film sur comment filmer l’histoire. C’est comme si on filmait l’histoire aujourd’hui, ce qu’on appelle à la télévision l’histoire immédiate. On a peur de la toucher, et en effet c’est de l’histoire immédiate, même si ça date de huit mille ans parce que, immédiatement, sont remis en cause de nombreux théorèmes sur l’histoire de l’Amérique, sur l’archéologie en général. La télévision a du mal à traiter ce genre de choses et si elle les traite, elle essaie de les classer. En l’occurrence on voit bien que le propos de Nova est d’arriver à une résolution du problème. Et à la fin on a une résolution du problème. Il y a deux théories qui convergent : le passage par le centre et le passage par le Pacifique et donc ça va très bien ensemble et on a de nouveau un système qui tient la route. Or ce qui passe à la trappe dans cette narration, c’est un des aspects qui me passionnent le plus dans les sciences. Les sciences mettent cinquante ans, cent ans, cent cinquante ans pour trouver leur cheminement ; c’est une démarche très lente et peut-être, de notre vivant, on ne saura pas qui était cet homme dont on traite la découverte. Dans le film de Nova, cet aspect d’un travail en cours échappe complètement.

EM : La théorie officielle en Amérique est une très belle théorie biblique. C’est une seule tribu qui serait arrivée à un moment donné dans le pays et qui l’aurait colonisé. La théorie a un côté superbe mais très simple.

HG : On ne peut pas faire le procès du film de Nova à cause de ce qu’ils essaient de dire. Pourtant c’est un film curieusement très idéologique, un film qui fait tout pour rechercher la paix sociale. C’est pour ça que les preuves scientifiques diminuent au fil du récit, comme si on disait aux chercheurs : si vous pouviez nous trouver une théorie du genre de ce qu’on est en train de vous raconter, quand même ça soulagerait tout le monde. Si on pouvait dire que tout est en tout et réciproquement, que tout le monde est arrivé à peu près en même temps ou qu’il y a eu des vagues diverses et variables et que tout ça s’est mélangé, qu’il n’y a plus de problème de filiation, qu’est-ce qu’on serait tranquille ! Dans la manière de raconter l’histoire, cette volonté d’être tranquille est manifeste, puisque — par exemple — il n’y a aucune allusion, alors que ça existe dans le film d’Emmanuel et aussi dans le film de Channel Four, à la violence faite aux Indiens par l’exploitation de leurs squelettes, de leurs cimetières. Là, il n’en est fait aucune mention. Mais de l’autre côté on ne fait pas mention de la violence faite aux chercheurs représentée par la couverture du site par les déchets de l’armée. Il y a la volonté de rester soft et de dire : si on pouvait trouver une solution intellectuelle à tout ça, il n’y aurait plus besoin de procès, on aurait la paix.

POL : Everything’s under control.

Auditoire : C’est bien au-delà de la paix sociale dont tu parles, Hervé.

Le film de Nova est un film infantilisant. Parce qu’en réalité ce que dit ce film, au-delà de son message scientifique que l’on pourrait discuter comme vous voudrez, les théories sont très bien exposées. Mais le sens caché de ce film, par sa forme, c’est : « ne vous occupez de rien, on s’occupe de tout. On vous a tout mâché. Il vous suffit de regarder et d’aller dormir après. Vous pourrez très bien dormir, on vous a raconté une très belle histoire qui se termine très bien puisqu’on est tous issus de la même origine ».

Dans le film d’Emmanuel par exemple, on a des doutes. On se dit que les Indiens ont une part de raison lorsqu’ils se révoltent. Les scientifiques aussi ont une part de révolte lorsque l’armée écrase le site de recherche, etc. C’est un film qui laisse le sujet ouvert, la part aux doutes, la part à l’imprécision des théories actuelles, et donc à quelque chose qui pourrait être dérangeant et qui s’adresse davantage à des adultes. Au fond, on finit par se dire que les formes de ces films-là importent davantage que le fond puisque le fond de toute façon va être tôt ou tard oublié. Il sera remplacé par le film suivant, par la publicité qui passe ensuite, et je me dis que cela constitue finalement une accumulation de couches d’information qui finissent par s’autodélayer. Alors que le ton, la forme de ces films-là donnent bien une image de la culture dans laquelle ils baignent. Et pour moi c’est un film, je ne parle pas de dogme, je parle au niveau de sa forme, qui est particulièrement inquiétant. C’est quasiment un film pour les enfants et même pour des enfants, je pense que c’est inquiétant parce que ça ne les pousse pas à réfléchir, ça ne les pousse pas à se poser des questions. Au contraire, ça endort notre sens critique, notre manière de pouvoir contredire les choses qui se disent et de prendre position sur le fond.

Hervé Guérin : Il faut peut-être distinguer les choses. Je trouve que le propos pédagogique de ce film, la forme pédagogique même, est tout à fait tolérable, n’en déplaise à Pierre Oscar Lévy. Parmi les missions de la Sème, il y a cette mission de diffusion de la connaissance. C’est comme si on m’avait amené un projet de sciences de la nature et je me serais dit à partir d’un sujet — les volcans, le système solaire — c’est quoi les cinq ou six choses principales à dire. On aurait peut-être pris une forme assez semblable à celle-là pour les raconter. Le problème, c’est que l’histoire de l’Homme de Kennewick n’est pas du tout celle-là. Elle ne consiste absolument pas à dire quelles sont les quatre ou cinq choses qu’il y a à raconter. Elle consiste justement à dire qu’il y a une découverte qui émeut le monde scientifique et qui pose des questions sur les théories du peuplement. A la limite, je dirais de manière provocatrice : il n’y a pas de connaissances à récapituler ou à diffuser, il y a juste une série de questions à porter. C’est pour ça que je dis que le propos pédagogique n’est pas le même.

Intervenant 2 : Je voudrais juste faire une petite parenthèse sur la musique du film Nova, si on peut appeler ça musique, c’est une espèce de soupe immonde dans laquelle tout baigne. C’est quelque chose de terrifiant, de même que la musique genre X Files du film de Channel Four. Au moins les films français n’essaient pas de nous infliger ce genre d’horreur.

Plus important quand même, je suis questionné par la manière dont revient, y compris dans vos propos, la notion de « raconter une histoire ». Je m’interroge là-dessus. Pour des programmes à vocation de vulgarisation scientifique, ou en général pour le documentaire, je me pose la question de la prégnance, de l’importance de la notion d’une histoire. « A good story » comme disent les anglophones. Évidemment, un film ça se voit dans une linéarité, ça se construit dans une progression, mais quand même… Ce qui est particulièrement terrible dans le troisième film raconté par la voix de Dieu, c’est aussi un reflet de cette obsession, d’un bout à l’autre. Et effectivement le propos de la femme amérindienne est que tout le monde est content. J’ai l’impression qu’une autre piste assez difficile à suivre et qui demanderait pas mal d’exigence serait de ne plus penser par histoire, mais de penser par étude de cas. Et en particulier par type de problème. Parce qu’effectivement le cas de

L’Homme de Kennewick est un cas extrêmement intéressant. Ça pose beaucoup de questions. Il y a une dimension politique naturellement, et sociologique. Il y a aussi effectivement le problème du type de concepts scientifiques qui sont mobilisés ou non. Le fait qu’on a affaire à un squelette ramassé en petits morceaux sur le bord d’une plage fait qu’on n’a pas tout un ensemble de données qui sont celles de l’archéologie préhistorique, celles de la microgéographie d’un site. C’est très ennuyeux. Le fait qu’on soit bloqué sans utilisation possible de l’ADN renvoie effectivement l’anthropologie à l’ancienne, et comme disait quelqu’un dans le très mauvais film qu’on avait vu au début, mais c’est un propos pertinent, ça renvoie quelque part à la vision archéologique du XIXe siècle, voire même à la physionomie. Ce sont effectivement des questions très intéressantes. Donc je me demande s’il n’y aurait pas un quatrième film à faire, un film qui fonctionnerait plus par problème, par type de concept, type d’approche scientifique qu’on peut ou non mobiliser sur une question de ce genre.

Ralph Arlyck : Je suis d’accord que le film de Nova est le plus « soft » comme vous le dites, mais pour défendre mes compatriotes américains, je dois dire que, pour nous, la troisième fois on en a marre. Toute découverte, aussi dramatique soit-elle, est bien mâchée après avoir passé par trois narrations différentes.

Je reste avec mes impressions de ce matin. Après avoir vu le film de Channel Four, je respirais en regardant le film d’Emmanuel et je me disais : ça, c’est différent. Et puis tout d’un coup, j’ai eu un doute : est-ce que ce n’est pas juste une vapeur de réalité, est-ce que ce n’est pas truqué comme tous les films, mais truqué de manière plus sophistiquée ? Par exemple, je suppose que vous avez demandé à Chatters s’il voulait bien se balader dans son canoë le long des rives.

Après, je me suis interrogé lorsque vous l’avez appelé ce matin « un savant de deuxième plan » : d’où vient cet effet ? C’est peut-être plus à cause de votre film qu’on a cette impression, parce que Chatters est moins protégé dans votre film, plus exposé à la réalité de son milieu. Tant mieux pour vous et tant pis pour lui, mais je me demandais si vous partagiez cette impression.

Emmanuel Laurent : Chatters s’est révélé pour moi en le voyant, en le côtoyant et en le filmant, comme quelqu’un qui avait des choses à dire, plus que je ne pensais.

J’ai un principe. Je considère que le propos des scientifiques est plus intéressant que le mien et pour les filmer j’essaie de les écouter le plus possible, le plus longtemps possible et leur tendre le micro. Je n’essaie pas de collecter des petits bouts de phrases que je remettrais bout à bout pour fabriquer un propos qui serait le mien. Je découvre des choses en même temps que je les filme, et ensuite je me trouve dans une salle de montage et j’essaie de faire le portrait de ces gens-là et de les faire s’exprimer le mieux possible sur leur spécialité. Et donc sur le travail qu’ils font. Même si ça contredit des points de vue émis par d’autres. Chatters est quelqu’un qui gagne à être connu ; il a eu beaucoup de chance dans sa vie en faisant cette découverte incroyable. C’est un petit archéologue d’un trou paumé des États-Unis. Il a fait cette découverte extraordinaire un peu par hasard, mais il a su apprendre, et a su l’exploiter. Et il a fait un travail formidable que les autres reconnaissent. Je suis allé voir Denis Stanford, je suis allé voir un tas de gens que je n’ai pas utilisés, mais à la fin je l’ai laissé s’exprimer dans mon film. Peut-être après ferai-je une suite, on en reparlera tout à l’heure.

CB : Dans le film de Nova, Chatters est toujours assisté par le bonhomme du Smithsonian. Il a toujours quelqu’un au-dessus de lui et qui a comme fonction de légitimer ce qu’il dit. Si un film met Chatters au deuxième rang, c’est bien le film de Nova.

POL : Il y a toujours la voix de son maître.

HG : Et puis il me semble que dans ce que vous dites, peut-être c’est trop cinéphilique comme remarque, mais vous oubliez singulièrement son rôle à l’image. Quand Emmanuel Laurent lui demande de l’amener sur le lieu où il a découvert les ossements, ça ne me dérange pas. Quand je le vois filmé en contrejour par Channel Four regardant une crâne et disant « To be or not to be » ou à peu près, ou encore en le voyant dans le film de Nova en train de découvrir un squelette sur lequel on venait de mettre de la boue trente secondes auparavant, je me demande dans quelle image et dans quel plan son statut de scientifique est le plus atteint quand même.

POL : C’est la différence entre un figurant et un acteur.

CB : Cela mérite qu’on réfléchisse à cette question : comment on utilise les scientifiques et comment on utilise le moment de la découverte, le moment sacré.

Intervenant 3 : Je voudrais dire deux ou trois choses sur ces trois films. La première, qui relève peut-être d’un anti-américanisme primaire, c’est que je trouvais le film de Channel Four très américain, et le film américain de Nova très anglais. C’est Channel Four et Discovery qui font la « good story » à partir de cet Homme de Kennewick.

Cela dit, je trouve que ces trois films sont intéressants à des degrés divers et je suis très content de les avoir vus. Même le premier, dont quelqu’un a dit ce matin qu’il était le vilain petit canard sur lequel il fallait tirer, ce qui me semble juste — je crois qu’il faut tirer dessus de toute façon — mais il me semble qu’au second degré c’est un merveilleux film sur les États-Unis, sur la façon dont les Américains voient les choses. Et finalement ça m’en dit plus sur la société américaine que le film de Solveig Anspach et Cindy Babski Made in the USA qui a été projeté hier soir.

Le film de Nova m’intéresse aussi parce qu’il dit l’état d’une théorie à un moment donné. Comme toujours, on sait qu’une théorie est invalidée par les prochaines découvertes. Mais c’est intéressant de savoir comment elle est mise en question par une seconde théorie. On peut accuser le film d’être consensuel, de gommer les conflits, mais il n’empêche qu’il a au moins l’intérêt de nous montrer qu’une théorie nouvelle a remplacé une ancienne théorie à la suite d’un certain nombre de découvertes, tout en sachant bien que la prochaine invalidera celle-ci. Quant au film d’Emmanuel Laurent, il débute peut-être le film à faire sur ce sujet.

En fait, cette histoire de l’Homme de Kennewick n’est pas la première du genre. Ce n’est pas la première fois qu’on découvre qu’un crâne caucasien est rattaché aux Américains néolithiques. Pourquoi ce phénomène apparaît-il aujourd’hui ? Pourquoi les précédentes recherches qui mettaient exactement en évidence le même phénomène n’ont-elles absolument rien provoqué ? Et pourquoi la controverse prend-elle aujourd’hui ? Peut-être avait-on là un phénomène plus facilement, et peut-être plus objectivement, observable.

EL : Il n’y a pas eu deux mille histoires comme ça Il y en a eu trois ou quatre. Et cette histoire-ci a eu beaucoup de succès dans les médias. L’Homme de Kennewick a été immédiatement happé par les médias et les scientifiques ont senti qu’il y avait là justement une occasion de faire sauter ce verrou qui existe depuis longtemps. Et ils en ont profité. C’est pour ça qu’ils font un procès, un procès énorme.

Huit grands patrons d’universités américaines se sont mobilisés pour demander que les recherches puissent continuer contre l’armée gouvernementale (Army Corps of Engineers) qui a pris de fait le parti des tribus indiennes, — qui demandent le pouvoir de ré-enterrer les os avec tous les rites religieux. Jusqu’ici un tel mouvement n’avait pas pris. Là, ils ont saisi l’occasion parce que la découverte est en elle-même exceptionnelle. Le squelette est entier, il y a beaucoup de choses à apprendre dessus. Les autres découvertes étaient plus isolées.

Intervenant : Ils ont trouvé des crânes qui ont prouvé exactement la même chose. Le squelette n’a rien apporté de plus.

EL : Non, là il y a en plus une pointe de flèche. De plus, le squelette est presque entier, ce qui est exceptionnel dans cette partie-là de l’Amérique. Beaucoup de choses convergent et sont ressorties avec K-man. Il y a un autre sujet d’ailleurs, qui ferait l’objet d’un autre film superbe, un travail que fait un scientifique (Jim Adovasio, sur le site de Meadow Croft). Il s’agit d’un site qu’il fouille depuis vingt ans avec des moyens formidables. Il a beaucoup d’argent. Il revient tous les ans régulièrement devant ses pairs avec des datations précises, en faisant les fouilles avec une rigueur extrême pour apporter des preuves, et chaque année la communauté scientifique le renvoie à ses trous. Il arrive à des dates de 14, 15 000 ans sur la côte est des États-Unis. Et jusqu’ici il n’a pas été entendu. Il n’était pas entendu. Il commence à l’être. Il y a des théories qui émergent petit à petit. Il faut du temps pour que des choses viennent au jour.

Intervenant : Est-ce qu’il y a des recoupements qui peuvent être faits avec des recherches en linguistique ? Parce que je sais qu’il y a des recherches qui sont faites sur le déplacement humain en linguistique.

POL : Bien sûr, et sur les groupes sanguins. Tous les recoupements sont possibles, et c’est évidemment la génétique qui va apporter le plus gros bond en avant. Je trouve que le rapport avec le film de Solveig Anspach d’hier soir est très intéressant. On parle de sciences aussi lorsqu’il s’agit de la peine de mort. On utilise la science d’une certaine façon avec des mesures scientifiquement mises au point. Et puis on en fait ce qu’on veut.

Dans la façon dont on raconte l’histoire de Kennewick, il y a un glissement qui est tout le temps pareil, c’est-à-dire on part du crime. Le film de Solveig, c’est le crime. Le scientifique de deuxième zone n’arrive pas comme scientifique, il arrive comme expert légiste sur un crime. C’est pour ça qu’on peut parler de race. Est-ce que c’est une race blanche ou une race noire ? Parce qu’il n’est pas question de faire du racisme au départ. Simplement il faut décrire qui est la victime. Et on est dans un vocabulaire policier.

On le dit toujours d’ailleurs, si tu veux faire une histoire de sciences, tu n’as qu’à faire ça comme une enquête policière. Et ce n’est pas du tout le même monde, pas du tout les mêmes paroles et puis de glissement en glissement on finit par tenir des propos racistes. A force de vouloir raconter, ça devient grave.

Ce qui est bien dans le film d’Emmanuel, pour être dans le consensus et pour lui cirer les pompes, c’est quand même qu’il affiche tout le temps sa position. Quand il fait la mise en scène, il le dit. Quand on revient regarder les lieux du crime, ça se passe ici et maintenant, ce n’est pas une reconstitution merdeuse même s’ils ont du fric, etc. Et je ne suis pas dogmatique du tout. Le film de Nova m’énerve profondément parce que c’est le modèle qu’on n’arrête pas de me proposer comme réalisateur. On ne me propose pas le modèle d’Emmanuel. Et je suis sûr qu’il y a cinquante films à faire différemment où on raconterait l’histoire autrement.

CB : Les propos racistes, je ne les ai pas entendus. Quand tu parles d’un discours raciste, j’aimerais bien que tu m’expliques.

POL : On n’a pas le droit de dire qu’il y a une race ceci, une race cela sans autre explication. On ne peut pas le dire aussi carrément que c’est dit dans le premier film qui glisse de la logique policière à une logique scientifique sans changer de vocabulaire. Alors que dans le film de Nova, le concept est extrêmement précis. Il y a quelqu’un qui dit, lui, qu’on est différent, mais l’explication est bien foutue.

CB : Même dans le film de Channel Four, il y a cet Amérindien qui critique la manière dont le discours de Chatters nous transporte dans le temps de Morton, des mesures crâniennes.

HG : Vous trouverez que c’est un détail, mais dans le film de ce matin, Chatters finit presque dans la peau d’un anti-indien, il s’oppose systématiquement aux discours des Indiens. Ce qui gomme ça dans le film d’Emmanuel, c’est le fait qu’on s’intéresse aussi à sa femme, on la voit à l’écran, elle intervient. Or sa femme est une métisse indienne, donc on n’a plus du tout le même regard sur lui. Il y a un certain nombre de choses sur lesquelles on ne peut plus le suspecter, alors que dans le film de Channel Four, on peut tout à fait le suspecter. Plus le temps passe, plus cet homme a l’air d’avoir un discours anti-indien, fermé complètement à leur discours qui est présenté comme étant essentiellement obscurantiste.

Je ne sais pas si tu te souviens, Emmanuel. Dans La Recherche, il y avait une critique du film que j’avais du mal à décrypter mais qui semblait nous reprocher, mine de rien, de défendre une certaine mythologie du scientifique. Comme si cette opposition entre le scientifique qui veut savoir à tout prix et l’Indien féru de sa propre culture était un réflexe facile sur lequel on aurait dû s’interroger davantage. Je ne sais pas ce qu’on aurait pu faire, mais je sais que quelqu’un semblait nous faire ce reproche-là. Que plus ou moins consciemment on défendait cette mythologie de la science du progrès qui avance toujours, qui ne peut pas se tromper, qu’on ne doit pas freiner au détriment d’autres types de connaissances. C’est là où le discours devenait le plus confus pour moi. Mais je tenais à le signaler parce que comme personne n’a parlé de ça, on pourrait se demander: est-ce que la mythologie commune à ces trois films n’est pas cette mythologie d’une science sûre d’elle, qui prend plus ou moins de temps, certes pour y arriver. Mais pour y arriver quand même.

Intervenant : À la fin, on voit dans le générique du film de Nova « Éducation nationale américaine ». Est-ce qu’en France, l’Éducation nationale pourrait faire un film sur cette question ?

CB : Allons plus loin avec cette question. Tout à l’heure, je parlais avec un producteur qui disait que ce sont des films qu’on nous demande de faire, et que la télévision nous demande de faire de plus en plus de films comme ça. Dès que des choses comme ça sont sur le marché, l’Éducation nationale française sera preneuse aussi. D’ailleurs il y a un preneur tout à fait inhabituel du film de Nova qui était Arte et qui l’a déjà diffusé. Malheureusement la personne chez Arte qui a pris cette décision n’est pas là donc on ne va pas spéculer sur ce pourquoi, mais seulement on va dire que c’est déplorable. On ne va pas aller plus loin.

Puisqu’on est dans une étude de cas, c’est intéressant de savoir comment on vit face à ça. C’est vrai qu’on nous demande de plus en plus de faire des films qui lui ressemblent. Et puis je pense que beaucoup de producteurs ont envie de faire ce type de choses, même si ce n’est pas le cas de beaucoup de réalisateurs. Les producteurs savent que ce genre de film circule bien, se vend bien.

Le film de Nova s’est vendu sans doute dans le monde entier. C’est une très bonne marchandise. Il tient cinq ans et après il faut le refaire. C’est une très bonne opération en vase clos.

Jean-Jacques Henry : Ce n’est pas directement pour répondre, mais puisque la perche m’est tendue, je la prends.

D’une part, je suis navré mais j’étais annoncé comme participant à ce débat et je n’en avais pas été prévenu. Je ne fais pas la gueule, mais il n’y avait pas de raison que, dans ces conditions, j’y participe. Il y avait d’autant moins de raison que même si je suis chargé de programme à Arte, je n’ai pas eu mon mot à dire sur l’achat ou le non-achat du film d’Emmanuel et donc, tournons la page.

À la projection des deux films et demi que j’ai vus aujourd’hui (je suis arrivé en retard ce matin), j’ai eu une pensée pour Johan van der Keuken, qui s’est beaucoup intéressé à travers son œuvre aux problèmes de transmission du savoir. Et à cet égard, un de ses films les plus caractéristiques, c’est L’œil au-dessus du puits. Mais il montre, c’est plus montré que dit, mais c’est dit aussi, il montre à quel point la transmission du savoir est quelque chose d’extrêmement ambigu, qui mélange par nécessité le conservatisme et la subversion. Dans certains cas, il s’agit du conservatisme le plus féroce parce que pour transmettre le savoir il faut dans certains cas employer la manière forte. La table de multiplication ou les arts martiaux ne s’apprennent pas dans la facilité. Et puis la transmission du savoir est par essence totalement subversive. Parce qu’on va quand même dans la voie du progrès, pas celui qui est évoqué dans le film, mais le progrès de la conscience, par l’éducation. Donc la transmission du savoir a toujours ce double aspect. Et là dans les trois films qu’on a vus fonctionne cet éventail du conservatisme le plus féroce et dans certains cas le plus dangereux, jusqu’à, si ce n’est pas la subversion, en tout cas un engagement dans la bonne voie.

En tant que responsable d’une chaîne de télévision qui a en plus d’énormes prétentions dans le domaine de la transmission du savoir et de la culture, c’est une question qui se pose en permanence. Est-ce qu’on doit proposer des choses très codées, très conventionnelles, très conservatrices qui fournissent de la connaissance pré-mâchée, ou est-ce qu’il faut, quitte à se couper du public, fonctionner dans l’innovation, la subversion du langage ? Je trouve que la question ne cesse d’être posée.

CB : Excusez-moi de répondre directement mais le film d’Emmanuel n’est pas franchement un film subversif ; Emmanuel, ne prends pas mal ce que je dis, mais il n’est pas d’une innovation cinématographique extraordinaire non plus. Il est fidèle à un genre qu’Emmanuel annonce en tant que tel, donc c’est assez classique.

JJH : J’ai dit qu’on était sur cet éventail-là. Je n’ai pas dit pour autant que par exemple le film de Channel Four dont je n’ai vu que la moitié était ultra-conservateur et que le film d’Emmanuel était par exemple ultra subversif. Comparons plutôt PBS/Nova et le film d’Emmanuel. Ils sont sur des temps de conjugaison différents. Le film de Nova est conjugué au passé. On raconte une histoire, on fait un cours aussi d’une certaine façon. C’est là où ça rejoint la « voix de Dieu » dont parle Pierre Oscar. Il y a une personne qui sait et il y a un film qui nous le dit.

Il n’y a qu’une seule chose à faire, c’est entendre et absorber, faire l’éponge. Je n’ai pas dit que le film d’Emmanuel était subversif, mais il se conjugue au temps présent. Les scènes d’ouverture sont caractéristiques. L’une est au passé et se donne les airs du présent. Et l’autre est au présent pour évoquer le passé. Mais en tout cas, dans le film d’Emmanuel, le réalisateur fonctionne aussi sur l’enquête. Mais lors de l’enquête on est avec Emmanuel, on est avec le réalisateur et on le suit dans son enquête. On est sans arrêt au temps présent du film. Et ça, ça amène à ce que le spectateur se positionne de manière complètement différente. Et ça l’amène aussi à poser mille et une questions. C’est dans ce sens qu’il n’est pas subversif, mais il place le spectateur d’une façon complètement différente de ce que fait PBS.

Le PBS est très documentaire ; on ne va pas débattre de ce que c’est qu’un documentaire. Quand Pierre dit que c’est le film que, de plus en plus, on demande aux cinéastes, c’est vrai qu’il y a une demande forte de ce côté-là. Et Dieu sait si, à certains égards, c’est aussi ça le documentaire.

EL : C’est un dossier, ce n’est pas du documentaire.

JJH : Oui, mais ce n’est pas parce qu’il y a une voix off ou que les institutions sont présentes que c’est repréhensible par essence.

EL : C’est curieux, quand on a posé la question à Sydney justement, Melanie Wallace était surprise elle-même de constater qu’ils avaient fait de la reconstitution sans le savoir. Puis elle était choquée en retour qu’ils aient fait quelque chose qu’ils auraient dû déontologiquement annoncer, en disant : « c’est du reconstitué ».

Gabriel Turkieh : Ça pose le problème de la transmission. Quand on parle de pédagogie dans le film de PBS/Nova où ils nous donnent effectivement des informations, le conservatisme n’est pas dans le fait de communiquer quelque chose. Il s’agit de savoir quelle est l’idéologie qui sous-tend la manière de communiquer. Ce qu’on communique n’est pas tant une information — les peuples sont passés par dessus l’Alaska, ils sont descendus — qu’un état d’esprit, une manière de raconter. La manière de raconter les choses est autrement plus importante que l’information qui est diffusée. C’est comme avec les enfants. On a beau dire à un enfant de ne pas mettre ses coudes sur la table, ce n’est pas ça qu’il retient. Ce qu’il retient c’est notre attitude générale quand on est assis à table, et pas le fait qu’on mette les coudes ou pas. Et ce qu’on retient d’un film comme Nova, ce n’est pas tant l’information qu’il nous donne que la façon dont ils s’y prennent. Au fond, c’est de ça qu’il est question dans la transmission. Quelle est notre attitude mentale vis-à-vis des gens à qui on s’adresse ? Est-ce qu’on les respecte ou pas, est-ce qu’on les considère comme des enfants immatures ou pas ? Est-ce que ça les pousse à réfléchir, à se responsabiliser ou à s’endormir tranquillement comme si de rien n’était ?

CB : J’ai dit ce matin que le film d’Emmanuel est un essai. Je pense que la forme la plus appropriée pour la transmission du savoir est l’essai. Un essai en littérature aussi, c’est une forme où on peut se perdre, se rattraper, on peut perdre le fil, et ce n’est pas seulement perdre le fil dans une posture de maîtrise dramaturgique parce que, dans le film de Nova, on peut aussi perdre le fil à un moment donné, mais on sait qu’on sera ramené sain et sauf à la maison. Dans le film d’Emmanuel, on ne le sait pas forcément.

Ceci dit en passant, il y a un excellent essayiste dont on peut voir les films à partir de mercredi, c’est Farocki. Je pense que Harun Farocki est un excellent transmetteur de savoir parce que ce sont des films qui se perdent dans une attitude, dans une posture où on ne sait pas très bien où on est, mais on n’est jamais endormi par une logique prédominante où on sait dorénavant qu’on sera sain et sauf à la maison au bout de 60 minutes. Ce n’est pas non plus le cas du film d’Emmanuel.

JJH : Quand j’ai parlé de transmission du savoir, j’ai peut-être eu la malheureuse idée de parler de la table de multiplication. Il ne s’agit pas simplement de la transmission factuelle de connaissances qui ne mène à rien. C’est la transmission du savoir au sens extrêmement large de transmission de la connaissance et des moyens de la connaissance. Et le fait qu’un film soit un essai plutôt qu’un pensum didactique ne lui retire pas son caractère de transmission des savoirs. Les films de Farocki sont effectivement des films de transmission du savoir aussi. Il y a une attitude dans les deux. Mais l’attitude que tu dis, celle de prendre des spectateurs pour des enfants immatures… Oui, mais… On peut aussi se méfier de l’envers complice de cela qui consiste à surtout bien se démarquer de ceux qui prennent le spectateur pour des enfants immatures et qui larguent les 9/10 des autres spectateurs par d’autres travers.

POL : Ce n’est pas le cas du film d’Emmanuel.

JJH : Je n’ai pas parlé directement des films que j’ai vus, mais du problème de fond que ça pose. Et de ce point de vue, je pense que la comparaison des trois films est un exercice intéressant.

Intervenant : Je suis un peu interrogatif quant à la manière d’opposer les deux films, celui d’Emmanuel Laurent et celui de Nova. En dehors du sujet affiché, ils ne parlent pas du tout de la même chose. Peut-être à cause de l’éducation nationale, j’ai pris la mauvaise habitude de recevoir les choses par la bouche d’un enseignant. Je suis content d’apprendre une espèce d’état des lieux de la théorie des peuplements. Moi, ça m’a fait plaisir. Peut-être je me suis trouvé dans la peau d’un gosse de cinq ans, mais ça m’a fait plaisir. C’était un film de réponses. Ce matin, c’était un film de questions, de questions non pas sur l’histoire mais d’actualité, la crispation des identités, la judiciarisation de tous les questionnements de la société actuelle. Ce n’est pas le même film. Donc, à partir d’un même point on peut partir dans plein de différentes directions, et ils partent dans des directions qui sont complètement différentes. Je ne dis pas que le débat est un faux débat, mais il ne peut pas aboutir parce qu’on essaie d’opposer des choses qui ne sont pas sur le même plan.

CB : On peut indirectement donner une réponse, parce que ce qui nous a choqués, dans les deux films qui s’opposent au film d’Emmanuel, ce sont les reconstitutions. C’est-à-dire de faire semblant qu’on filme la science en train de se faire alors qu’on n’est pas dupe, on sait que le crâne n’a pas été trouvé au moment où Nova était là, ça serait un peu absurde

EL : Mais qui serait dupe de ça ? Est-ce qu’il y a des gens qui pensent qu’un tel événement aurait pu être filmé au moment où il a eu lieu ?

Intervenant : Il y a des étudiants qui pensent vraiment qu’il y avait une caméra tenue par quelqu’un et qui sont dans un état de confusion totale. Travailler avec eux est extrêmement difficile parce que lorsque vous vous hasardez sur ce terrain-là, vous êtes vous-même mis en accusation ; ils se disent : « il est fou ce type. Ce n’est pas possible de voir les choses comme ça, s’il n’y avait pas de caméra ».

CB : Et c’est d’ailleurs possible parce qu’il y a de plus en plus de caméras donc ce n’est pas impossible qu’il y ait eu un gars avec un DV qui a filmé ça.

POL : D’ailleurs la différence entre ce qui est mal filmé par l’archéologue lui-même et le reste de l’image passe totalement inaperçu. Il faut le voir pour le croire.

Intervenant : Je pense que la différence des films c’est la question du pouvoir. À savoir : il y a deux films qui sont faits qui sont omnipotents puisque la caméra est toujours là. À partir du moment où on n’annonce pas qu’on fait de la mise en scène, et qu’on balance du savoir dont on n’a aucun moyen de contrôler s’il est réel, sur quoi ça s’appuie: c’est omnipotent.

HG : Attends. Je te coupe un peu parce que ça rejoint des questions qui se posent à la Cinquième sur la manière d’apprendre des choses. C’est vrai que c’est difficile de savoir ce qu’une connaissance a véhiculé. D’un côté, il y a bien des choses minimales qu’il faut savoir. Est-ce qu’on rend service à quelqu’un en lui disant : écoute, mon petit, démontre-moi que la terre est plate. Alors qu’il a vu des images de satellite et il sait qu’elle est ronde, et avant même qu’il ait vu des images de satellite, il y a longtemps que le débat s’est arrêté. Je trouve qu’il y a un moment, quand on dit aux gens, apprenez vous-mêmes, il y a un moment où on exagère un peu. Parce qu’on pourrait aussi commencer à l’âge de pierre, si on met chacun dans son coin à réinventer l’histoire, on ne s’en sortira pas.

Intervenant : On pourrait faire des encadrés. Le problème c’est d’afficher, de ne pas dire : « c’est comme ça ». Où on en est du savoir. Tu fais un encadré pour présenter les choses de base, ou le consensus général, tu fais des périphrases. Ces émissions de télévision qu’on nous demande de faire sont sans périphrase. Il ne faut pas inquiéter le public sur un doute qu’on pourrait avoir.

HG : Je finis ce que je disais sur la pédagogie. C’est vrai que moi, éditorialement, assez bizarrement, ce ne sont pas des contrastes dans ma tête. Quand je suis dans la salle de montage comme Emmanuel peut en témoigner, ou même Pierre Oscar, effectivement ce qui m’intéresse dans le propos de départ, c’est définir si le propos du film est une question ou une réponse. C’est ce que tu disais aussi.

Mais une fois que ceci est posé, j’estime que mon travail et le travail du réalisateur restent le même, comment rendre la question la plus claire possible ou comment rendre la réponse la plus claire possible.

Ou si la réponse contient des sous-réponses, comment les rendre claires, et si la question comprend des sous-questions, comment les rendre claires ? Mais je crois que l’objet, que ce soient des questions ou des réponses, propose le même genre de travail. Donc après, le problème pédagogique de la Cinquième, qui est peut-être un peu différent d’Arte, est celui-là, quand est-ce que tu présentes le savoir, parce qu’il y en a un. C’est pour ça que je prenais cette image provocatrice de la terre ronde ou la terre plate. Il y a quand même des questions qui ont été évacuées. Moi je suis forcément placé dans ce carrefour, où on me dit : « attention, la science n’est jamais sûre de rien, elle s’est trompée », etc. et puis d’un autre côté : « attention votre fonction est pédagogique, il y a quand même des choses à apprendre aux enfants », etc. Et les deux affirmations sont vraies.

Or ce que j’espère c’est qu’on fasse suffisamment bien notre travail, dans l’annonce, dans l’affichage, dans la manière de clarifier les questions ou les réponses, pour que les gens trouvent en eux-mêmes les moyens de compenser ce qu’on dit. Ce que tu disais, Jean-Jacques, tout à l’heure, quand tu avais un doute entre ce qui était conservateur ou ce qui pouvait être progressiste, il y a une phrase de Proudhon que j’espère être vraie, qui dit que toute révolution progresse donc conserve.

CB : Je vais passer la parole à Fabrice qui est là. J’ai l’impression que cette question de la reconstitution pose un vrai problème. Si les étudiants pensent que c’était normal que la caméra soit là, même découpé en plusieurs axes, c’est un problème. J’ai dit tout à l’heure que ce genre de film tient cinq ans, après il faut les refaire. Rien n’empêche de les piocher dans une archive dans dix ans et de dire : on a trouvé des images dans une archive où en effet quelqu’un a été là. Je pense que Fabrice veut réagir.

Fabrice Estève : Je voulais réagir à la fois sur la question de la reconstitution et son lien avec la logique éditoriale des chaînes. La comparaison qu’on peut faire entre ces trois films est quelque chose

qu’on peut souvent faire sur des films scientifiques parce que les grandes questions scientifiques sont des questions qui touchent à l’international et qui font que des pays différents s’intéressent au sujet. Et du coup, on peut se retrouver dans une situation comme celle-là où on a d’un côté, un film produit par la Cinquième avec une logique éditoriale, un modèle économique propre, un film produit par Channel Four, chaîne culturelle mais financée par la publicité maintenant directement, et puis un film produit par Nova, case sur une chaîne publique américaine mais confrontée aux mêmes questions d’audience que la chaîne privée. Ce qu’on peut relever dans chacun de ces films, on le relève dans tous les films produits par ces chaînes-là. Je veux dire que la question de la reconstitution par exemple choque peut-être Anny Wallace, la responsable de la case Nova, si elle s’aperçoit qu’ils ont fait une reconstitution et ils ne l’ont pas indiqué. Ce n’est pas le fait de faire la reconstitution qui la choque, c’est le fait de ne pas l’indiquer. À Discovery, cela ne choquerait absolument personne. Et en fait, ce qui est assez frappant, c’est que chacun de ces films est extrêmement emblématique de la manière dont tous les films sont formatés dans ces cases-là. Tous les films de Nova se ressemblent. Tous les films d’Équinoxe se ressemblent. Les films d’Équinoxe, de Channel Four, qui sont formatés comme les films Discovery ; ils ont tous trois actes rythmés par les coupures publicitaires avec un climax juste avant chaque coupure. Je crois que c’est intéressant de replacer chacun de ces films dans le contexte économique de la chaîne qui les produit, et du formatage que cela implique. Parce qu’on ne peut pas faire un film pour ces chaînes autrement que par ces méthodes. Et du reste, les vrais auteurs des films faits par Nova, ce n’est pas le réalisateur du film, ce sont les deux personnes responsables de la case. Idem pour les films faits par Channel Four. Si on ne fait pas de film qui rentre dans ce moule, le film n’existe pas.

CB : La preuve, on ne parle pas de leurs auteurs. Ils ne sont pas là, on les appelle « film Nova », « film Channel Four ».

HG : J’aurais tendance à dire pour la Cinquième, ce n’est pas parce qu’il y a une logique économique à la Cinquième que cette logique économique induit un formatage. Au moins pas sur ce type d’histoire. Quand tu me dis qu’il faut trois actes avec un climax avant chaque interruption, je dis que la logique économique induit une manière d’écrire. Je ne pense pas que la Cinquième, qui a ses propres contraintes économiques, en soit encore là. Je trouve ça philosophiquement un peu rapide, parce qu’on baigne dans cette ambiance, de dire que dès qu’il y a une contrainte économique, c’est elle qui induit la forme du récit, comme si des réalisateurs ou des auteurs n’existaient pas. Il me semble qu’ils existent quand même. Je me suis battu avec Emmanuel au montage comme d’habitude en disant : « qu’est-ce que tu veux dire ? pourquoi ? Là, j’ai l’impression que cela ne marche pas, je ne comprends pas ce que tu veux dire » Je n’ai pas dit : « attention mon coco, c’est à vingt minutes du film, c’est le moment où il faut réveiller l’audience ».

Fabrice Estève : Je suis d’accord avec toi, Hervé. Je ne voulais pas tout ramener à une question économique. Mais je crois que la spécificité de la Cinquième par rapport à l’attitude d’un responsable d’une chaîne publique américaine, c’est justement que tu vas poser des questions en partant du principe du désir du réalisateur et du projet de film que vous avez en commun. La grille de lecture des responsables des cases dans une chaîne comme WGBH, c’est d’abord une grille de : « il faut qu’on garde notre public, sinon après, on n’a pas nos fonds pour continuer ».

HG : Oui, mais personne n’a envie de ne pas avoir de public. Je trouvais ton raccourci un peu saisissant. Parce qu’à ce moment-là ce n’est plus la peine de faire notre métier. Faisons comme on fait dans la fiction, faisons des bibles, disons à cinq minutes il doit se passer ça, à dix minutes il doit se passer ça.

FE : C’est exactement ce qui se passe dans Discovery, et la spécificité de la Cinquième, dans le Panorama qu’on voit là, c’est que justement il n’y a pas ce formatage.

EL : Je crois qu’on aime de moins en moins le documentaire pour ce qu’il est. Je crois que je n’ai pas fait de fiction. Je n’ai pas voulu fictionner pour résumer. La fiction, d’est formidable. On pourrait raconter cette histoire en fiction même avec des moyens simples comme ceux qu’avaient Nova, mais il faut appeler ça fiction. J’aime le genre du documentaire pour ce qu’il est, pour les outils qu’il représente et pas faire une chose un petit peu sans trop le dire avec des moyens de la fiction. Il y a une tendance très forte vers ça aujourd’hui. Il y a une série qui a un succès énorme sur la BBC qui reconstitue la vie quotidienne des dinosaures. C’est incroyablement bien fait. Il y a des moyens énormes, c’est étonnant mais c’est de la fiction pure.

POL : C’est du dessin animé.

Intervenant : A Sydney il y a eu une rencontre autour de ces trois films, dans le monde anglophone, et qu’est-ce qui en est ressorti ?

HG : Si ma mémoire est bonne, la chose qui m’a frappé c’est que le débat s’est tout de suite transformé. Parce qu’il faut d’abord comprendre qu’à Sydney, il n’y avait que des extraits des films. Donc ce qui s’est passé était peut-être quasiment fatal. C’est devenu un échange — qui n’était pas inintéressant — sur comment accrocher l’audience. Puisque tout le monde a comparé le début de son film. Et tout le monde a essayé d’expliquer pourquoi dans certains cas il avait paru nécessaire de faire une reconstitution, pourquoi il avait paru à Emmanuel nécessaire de se montrer d’emblée à l’aéroport de dos en disant : « c’est pas moi mais c’est moi quand même, vous allez m’accompagner », etc. La discussion est devenue : « qu’est-ce qui conduit un diffuseur à adopter un style de récit ? pourquoi un récit s’installe dans les cinq ou dix premières minutes du film ? pourquoi c’est ce choix-là qui est fait et pas un autre ? » Je ne me rappelle pas des conclusions auxquelles on est arrivés.

POL : Il faut quand même voir que dans un congrès de producteurs de films de science où la majorité absolue des participants sont des anglophones, le travail d’Emmanuel apparaît comme quelque chose d’exotique et amusant qui n’a aucun sens en termes d’audience et qui peut intéresser juste parce que ça permet de vérifier que les Français arrivent peut-être quelquefois à parler anglais. C’est tout. C’était intéressant parce qu’il y avait quand même des gens qui étaient américains et qui tenaient des propos politiques et idéologiques qui étaient très forts chez des gens où ça m’étonnait. Mais à part ça, ça ne remet absolument pas en question tout ce qu’on a pu discuter ici.

EL : La salle était plutôt favorable à mon film.

POL : Oui, mais ça ne change rien. Ils ne vont pas le prendre comme modèle ni à Nova, ni à Channel Four, ni à la BBC.

Ralph Arlyck : J’ai lu hier soir un livre sur l’évolution de Sesame Street. L’idée était que comme les enfants sont formés par la publicité, leur durée d’attention est très courte, il ne faut pas de longs plans ou de longues explications. Il faut que ça bouge. Ils voulaient voir si cette idée était vraie, donc ils ont fait des études en regardant le tracé du mouvement des yeux, et en fait, ce n’est pas du tout ça.

En fait l’attention décroît quand les enfants perdent le fil. Quand ils cessent de comprendre, c’est là où ils perdent de l’intérêt. Ce n’est pas un problème de durée d’attention. Donc ils ont modifié le format de leur programme. Mais ça se termine à cinq ans. Après, l’ambiguïté perdure et les annonceurs ont toujours peur du public qui décroche parce que c’est « trop lent ».

EL : Quand je pense à faire un film, je pense à faire une construction dramatique et à obliger les gens à rester devant l’écran. Et je pense que mon système, le fait que les gens découvrent les choses au fur et mesure, est aussi une structure dramaturgique pour que les gens restent devant l’écran mais dans une certaine déontologie du documentaire, qu’on sache qui parle et d’où viennent ces images, et c’est quelqu’un qui a regardé ça. Et ce n’est pas un regard omniscient et ubiquiste posé sur le monde.

POL : Et donc quand est-ce que c’est la suite ?

Intervenant : Puisque tout le monde est d’accord pour dire que l’approche d’Emmanuel est intéressante, ce que je partage, il y a quelque part dans les réactions contre les films anglophones, le refus de ce que toi, Pierre Oscar, tu as appelé la voix de Dieu, c’est-à-dire une autonomie du discours du réalisateur par rapport à tout ça. Autant l’approche d’Emmanuel est l’humilité nécessaire pour faire naître de la suite des images et des rencontres la trame du film, autant ça n’interdit pas d’imaginer que les réalisateurs aient le droit d’avoir leur pensée et de structurer leur film en fonction de leur pensée propre et particulière et d’articuler, non seulement par l’effet du montage, mais aussi par l’effet du discours, leur propre vision du sujet. Quid de ça ?

HG: J’ai l’impression que le commentaire ne se conduit pas de cette manière-là. Je pense que c’est à juste titre que Pierre Oscar entend dans le commentaire la voix de Dieu. Il ne manifeste aucune forme de subjectivité. Comment peux-tu associer le mot commentaire et le mot réalisateur à propos de la manière dont ils sont faits ?

Intervenant : Non, il y avait une dérive possible dans ce qui a été dit là, qui était de refuser presque en bloc l’idée qu’il pouvait y avoir une voix qui venait de quelque part dans le film.

POL : Je suis pour faire des films où il n’y a qu’une voix off. Et ça n’a rien à voir avec ce qu’on a vu là. Il faut voir quel travail est fait avec cette voix.

Intervenant : C’est bien de le préciser.

POL : Je me souviens qu’il y a cinq ans ici dans cette salle, on a eu une session sur comment écrire un commentaire, je me suis fait huer par la salle. On fait plein de trucs où il n’y a qu’un commentaire, mais ce n’est pas cette voix-là.

HG : C’est un autre sujet de débat. Je ne sais pas si Jean-Jacques y est confronté de la même manière, mais c’est bien de parler de la place du commentaire dans le documentaire. Parce que c’est vrai qu’à propos de sujets scientifiques qui ne sont pas toujours simples, je suis souvent confronté à ça. Il y a une tendance, je dirais, du cinéma du réel composé de réalisateurs, qu’ils soient bons ou mauvais, ce qui est déjà une énorme différence, de partir du principe que dès qu’ils ont filmé le réel, le réel est clair. Et donc si tu ne comprends pas, c’est que t’es un con. Le réel a parlé de lui-même puisqu’ils l’ont filmé. Et quand tu essaies de leur expliquer que, quand même, un tout petit doigt de commentaire ça serait bien, ça permettrait d’éviter de patauger pendant cinq minutes au montage où on s’évertue vainement à trouver des coupes dans le discours d’un scientifique filmé en gros plan pour lequel, évidemment, il n’y a pas de plans de coupe. Il va falloir jongler avec un voilà à droite, un voilà à gauche, un fondu au blanc, etc., pour rendre décryptable un discours scientifique qui devrait tenir 40 secondes et qui a été tenu pendant 3 minutes 30 par cet homme sans que personne n’ait prévu la possibilité de coupes au montage. Parfois tu lui expliques que c’est mieux de le prévoir à l’avance. Puis on ose suggérer l’idée de repérer par une voix off avec un commentaire clair ce qu’il y a d’important et qui peut être dit en 40 secondes pour éviter de se faire chier pendant trois jours au montage, et que ce ne serait pas une mauvaise solution. Mais des fois quand je dis ça, j’ai l’impression de porter atteinte à la sacralité du réalisateur qui, ayant filmé le scientifique selon son instinct, ayant filmé le labo selon son instinct, a forcément eu raison et si le réel n’est pas passé par son instinct, c’est qu’il y a un problème quelque part mais qui dépend du Réel mais sûrement pas de lui.

CB : J’essaie de voir qui il y a encore à satisfaire. Je pense qu’Emmanuel est satisfait, je pense que c’était un des buts de l’opération.

POL : J’attends toujours la suite.

EL : J’ai proposé à Hervé une suite. Il est enthousiaste.

CB : Merci beaucoup à tous.



Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 101, Mars 2002)