Trous d’histoire

Pierre Baudry

Comme il y a des trous de mémoire, on est tenu de penser des trous d’histoire : périodes, processus, événements desquels les traces ne manquent pas toujours, mais sur lesquels la pensée peine à interpréter, freinée par la sidération — ou par les censures institutionnelles. La plupart de ces « trous » concernent des épisodes d’horreur : découverte de camps d’extermination ou de charniers, souvenirs d’abominations où la morale la plus élémentaire a été bafouée de façon insoutenable.

La mémoire ne fait pas l’histoire : on peut se souvenir de l’horreur, y compris dans le silence.

L’objet de ce numéro est celui-ci : comment le cinéma documentaire contribue-t-il à un travail d’élaboration tel que ce trou devienne pensable ? Comment penser la présence de l’invisible et de l’indicible ?

L’occasion nous en a été fournie par la possibilité de publier le beau débat Mémoire interdite, qui eut lieu à Lussas en août 1996. Nous y avons adjoint un ensemble de textes sur La Commune de Paris, de Peter Watkins (comment le cinéma fait-il trace et réflexion, aujourd’hui, d’un moment historique où le cinéma n’existait pas encore ?). À propos de la mutinerie du Chemin des Dames (1917) : comment filmer ce qui n’est plus, et dont les archives, après si longtemps, sont encore soumises à la loi du secret ?

Seule une partie de l’article sur le documentariste japonais Hara Kazuo concerne directement notre dossier ; le début évoque aussi son film Mon éros très privé, lequel a été montré au Festival du Cinéma du Réel 2000 (dont nous commentons par ailleurs quelques films). Mais il nous aurait semblé dommage de briser la dynamique de ce texte en le scindant en deux pour des raisons éditoriales.

Avec Quelques éclats entre devoir et mémoire, on revient sur le film Shoah, déjà si abondamment commenté, pour y interroger le statut du sujet ; les œuvres de l’artiste contemporain Jochen Gerz remettent en jeu le silence, l’invisible (et l’instance de l’écriture).

Un autre enjeu reste en question : le rapport entre la censure institutionnelle et le silence des témoins.

La Revue Documentaires ne prétend pas présenter des « dossiers thématiques » qui offriraient de tout savoir sur un thème donné. Nous préférons quadriller, de façon parcellaire, une problématique, un état de la réflexion qui puisse susciter la réflexion.

Tôt ou tard, nous reviendrons sur la notion complexe de document.


  • La Commune (Paris, 1871)
    2000 | France | 6h15
    Réalisation : Peter Watkins
  • Mon éros très privé
    1974 | Japon | 1h33 | 16 mm
    Réalisation : Kazuo Hara

Publiée dans La Revue Documentaires n°16 – Mémoire interdite (page 5, 4e trimestre 2000)