Mémoire dite

Laurent Roth

Jacques Hassoun nous a quittés au printemps de l’année dernière.

Avec Antoine Spire, à qui je dois d’avoir fait sa connaissance il y a une dizaine d’années, il fut mon complice dans l’élaboration de cette programmation sur la « mémoire interdite » des cinquante dernières années de notre histoire politique : intitulé pléonastique, aurait dit Jacques dans un bruyant éclat de rire, car il y va du destin de la « mémoire » d’être toujours « interdite »…

Il faut lire cette table ronde en se souvenant sans cesse qu’il s’agit, concernant Jacques, d’une parole saisie et proférée : faisant entendre à la fois une urgence et une souffrance, avec une sorte de majesté orientale, n’obligeant pas son auditeur. Il me semble, quand on relit ces interventions, qu’on touche à ce que sa pensée avait d’unique, tenant toujours ensemble une date historique et une remarque clinique, dans une sorte de conflagration étonnante. La première prise de parole de Jacques à propos du 8 mai 45 et du massacre de Sétif est typique à cet égard : une date comporte toujours un envers, où s’écrit une histoire non officielle, et où se fomentent les scénarios du refoulement.

Je ne crois pas qu’on puisse dire que Jacques entretenait une relation particulière, une relation d’élection avec le cinéma documentaire. Bien au contraire, pour lui, « seule la fiction est ravissante ». Entendons « ravissement » comme le moment où le sujet coïncide avec son identification héroïque 1. Jacques aimait tout le cinéma, du Cuirassé Potemkine aux films de Schwarzenegger, et dans le cinéma tout ce qui pouvait flatter son goût pour les héros, les emblèmes et les étendards, écrans où la vérité du sujet peut se transférer. Il l’aimait finalement comme il aimait l’espace politique ou citoyen, utopie où se projette la fiction collective qui vient représenter les injustices subies.

À cet égard, le cinéma, la politique et la psychanalyse ont toujours fait pour lui cause commune.

Mais peut-être la psychanalyse apprend-elle aussi à retourner les emblèmes. Du ravissement à la mystification, il n’y a qu’un pas. Il y faut ce temps de latence, qui permet de se déprendre des Ombres où nous ne sommes plus et ne répondons plus. Ici intervient le documentaire, que Jacques vivait comme ce réservoir de fictions potentielles, construites sur les ruines des grands Récits (familiaux, religieux, politiques) qui nous ont obligés.

Cet homme du documentaire « pris en flagrant délit de légender » selon la formule désormais consacrée de Gilles Deleuze, continuait de ravir Jacques, qui savait y reconnaître l’homme du Désir, appelé à « s’approprier une narration pour en faire un récit » 2. C’est dans ce geste de la transmission que Jacques fondait l’éthique de la psychanalyse, et c’est dans ce geste que je veux aujourd’hui le saluer, lui qui fut un père sachant céder ce qu’il faut pour susciter des pairs — pardon : des camarades !


  1. Je renvoie à sa conférence sur le cinéma « Entre mythes héroïques et vérités du sujet : le spectateur ravi », 1992, inédit.
  2. Formule finale des Contrebandiers de la mémoire, Syros, 1994.
In memoriam
Publiée dans La Revue Documentaires n°16 – Mémoire interdite (page 7, 4e trimestre 2000)