Octobre 61, massacre à Paris (ou Les morts de la Seine bis…)

Emma Baus, Michael Hoare

Si l’émeute policière meurtrière du 17 octobre 1961 a, depuis dix ans et les manifestations marquant son trentième et surtout son quarantième anniversaires, émergé dans la conscience historique française comme un moment important de la fin de la guerre d’Algérie, les raisons de son long oubli méritent toujours réflexion. Et le travail filmique qu’elle a suscité ne semble pas être complètement à la mesure du traumatisme provoqué dans les consciences de ceux ou de celles qui l’ont vécue.

I

Des hommes marchent vers Paris. Ils sont algériens donc français puisque nous sommes le 17 octobre 1961. Quelques femmes, des enfants aussi les accompagnent. Tous ont revêtus de beaux vêtements, signe de leur désir de susciter le respect. Avant de quitter leurs logements, pour beaucoup ce sont les bidonvilles de Nanterre, Gennevilliers ou Asnières, ils ont été fouillés par le FLN. Ils ne portent donc aucune arme : ni bâton, ni couteau, ni revolver. Rien. La foule qui marche vers Paris est, tout simplement, pacifiste. Son but ? Refuser le couvre-feu qui interdit depuis le 5 octobre aux Algériens de se trouver dans les rues de la capitale entre 20h30 et 5h30.

Au même moment, dans Paris, les forces de police sont déployées. Depuis plusieurs mois, les violences ont entraîné la mort d’une quarantaine de policiers. Quelques jours plus tôt, Maurice Papon, préfet de police, a prononcé ces mots en public dans un commissariat : « Pour un coup reçu, nous en rendrons dix ».

Lorsque les hommes, marchant vers Paris, rencontrent les forces de police, une violence inouïe se déchaîne contre eux. En plusieurs points de Paris, les Algériens sont embarqués de force dans des cars de police. Ailleurs, ils sont froidement matraqués, passés à tabac, voire abattus. Sur le pont de Neuilly, sur les quais de la Seine, des hommes meurent. Pour faire disparaître les corps, les policiers enragés les jettent dans le fleuve. D’autres y sont balancés blessés et meurent noyés. Plus tard, dans la nuit, les violences policières se poursuivent dans la cour même de l’hôtel de police: là aussi des hommes meurent victimes de tortures. Plus tard encore, les hommes sont embarqués vers le stade de Coubertin ou le palais des Sports et y sont laissés, sans soin aucun. Des hommes meurent à même le sol.

Selon Ali Haroun, le président de la fédération algérienne de France : deux cents personnes sont tuées cette nuit-là « mais le nombre exact, on ne le saura jamais », confie-t-il. Aujourd’hui encore ce chiffre fait débat. Si Jean-Luc Einaudi, auteur de La bataille de Paris 1 et les membres de l’association « Contre l’oubli » retiennent aussi le chiffre de 200 tués, les dernières enquêtes officielles effectuées à l’occasion du procès Papon en 1997 divisent ce chiffre par quatre.

L’enquête de Dieudonné Mandelkren aboutit à un décompte d’une trentaine de victimes, celui de Jean Géromini à un total de 48 tués, tandis que Jean-Paul Brunet, auteur de Police contre FLN se place entre les deux.

« Mais il y a une question qui ne se pose plus après ce qu’ont trouvé les chercheurs : y a-t-il eu un massacre à Paris le 17 octobre 1961 ? Parce que trente-deux morts, c’est déjà un massacre », conclut l’historien David Assouline. 2

II

Au matin du 17 octobre 1961, la version officielle fait état de seulement deux morts et de 13 blessés. Et la mémoire de cette nuit de massacre va être enfouie pendant près de trente ans.

La nuit de la manifestation, et pendant plusieurs jours, il est interdit aux journalistes de se trouver dans les camps de rétention improvisés pour héberger les milliers d’arrêtés. En pleine guerre civile sur le sol algérien, la France du Général de Gaulle pratique la censure. Les seules images autorisées sont celles qu’a tournées la télévision d’État. Elles montrent, en 16 mm noir et blanc, sous les lumières aveuglantes de l’époque, des Algériens sortant de la station de métro Etoile, bras croisés derrière la tête, montant dans des cars de police, l’image d’une répression maîtrisée. Les bus R.A.T.P. partent dans la nuit, la pancarte de destination affichant: « SERVICE SPÉCIAL » , ou « Ce véhicule ne prend pas de voyageurs ». Exactement comme pendant la rafle du Vel’ d’Hiv’. Aucune indication de ce qui s’est réellement passé cette nuit-là. Il y a bien quelques témoins pour assister aux violences perpétrées par la police, Daniel Mermet et François Maspero, éditeurs, Jacques Derogy, journaliste à l’Express, mais ils sont dispersés. Aucun d’eux n’a une vision d’ensemble de ce qui se passe dans la capitale. Pour Jacques Derogy : « les pouvoirs publics ont profité de cette confusion qu’ils avaient eux-mêmes lancée pour enterrer tout cela sous un grand linceul et après, ça a été la loi du silence ». 3

Les seules images du massacre sont les photographies prises par Elie Kagan. Des hommes ensanglantés réfugiés dans le métro, deux cadavres à Nanterre, un foudroyé alors qu’il tente d’enjamber un muret de la rue des Pâquerettes. Ces images gênent, elles restent donc confidentielles. « J’ai voulu publier, quelques semaines après, un livre de témoignages recueillis par Paulette Péju, accompagné de six photos d’Elie Kagan. Le dossier à charge a été saisi au moment du brochage », indique François Maspero. 4

Présent aussi sur les grands boulevards durant la nuit, Jacques Panigel, chercheur au CNRS et militant pour l’indépendance de l’Algérie, décide dans les jours qui suivent de tourner un film documentaire. Projeté pour la première fois en octobre 1962, un an après les événements, il est immédiatement saisi et interdit. « On a voulu occulter l’événement, c’est logique qu’on ait voulu occulter le film. Ge qui est triste, c’est que trente ans après, on fait la même chose » regrette le réalisateur. Ceci dit, si ce film reste largement invisible, de courts extraits apparaissent dans Une journée portée disparue. Nous ne pouvons que regretter que ce film ne soit pas conservé, copié et diffusé largement et nous affirmons à ce propos que les chaînes de service public françaises, ou l’Institut National de l’Audiovisuel, ont un devoir de mémoire et de responsabilité culturelle et civique évident.

Une chape de plomb s’abat sur tout témoignage ayant trait aux événements de la nuit du 17 octobre 1961. Dans les jours qui suivent, les cadavres affleurent au fil de la Seine. On parle aussi d’un nombre impressionnant de NPB… « noyés par balles », mais aucune commission d’enquête n’est mise en place. La hiérarchie présidentielle, préfectorale et municipale couvre les exactions de la police.

Il faut dire aussi que le massacre (des Algériens) ou l’émeute (de la police) ne trouve que peu de réprobation du côté de l’opposition parlementaire. François Mitterrand a été ministre de l’intérieur et a épousé une politique de répression militaire de la rébellion en Algérie. Le Parti Communiste Français crie « Paix en Algérie », et dissuade ses jeunes membres et sympathisants de déserter de l’Armée coloniale afin de « ne pas se couper des masses ». Peu nombreux sont les Français sympathisants pour l’indépendance de l’Algérie. Les militants du soutien au FLN se comptent par dizaines et sont contraints à une vie semi-clandestine. Ensuite, le PCF a son propre « massacre » en février 1962 au métro Charonne, ou dix manifestants perdent la vie, matraqués ou étouffés lors d’une autre meute policière. Dès lors, les commémorations annuelles des « victimes de Charonne » ne cessent plus, et la manifestation FLN d’octobre 61 devient un incident de parcours, peu important pour la mémoire du peuple français.

Mais les Algériens, les familles des victimes n’oublient pas. Les quelques sympathisants anticoloniaux non plus et enfin autour du trentième anniversaire, en 1991, une production littéraire et télévisuelle se fait jour. 5

III

Le corpus des films tournés à propos d’octobre 61 est assez vite dessiné. Nous l’avons déjà dit, le film de Jacques Panigel, Octobre à Paris, a été censuré et interdit au moment de sa sortie. La mesure de censure est levée depuis une dizaine d’années mais sa diffusion actuelle semble bloquée par un désaccord entre le CNC et le réalisateur qui veut monter une introduction à son film. Malheureusement le film ne semble pas non plus être disponible pour une diffusion militante, et donc (à part une unique projection récente au cinéma Luxembourg) reste invisible.

Le film récent (2000) d’Ali Akika Enfants d’octobre parle des événements essentiellement à travers un portrait de deux soeurs qui les ont vécus dans leur jeunesse. Deux films sont apparus autour du trentième anniversaire du massacre : Le silence du fleuve (1991) d’Agnès Denis et de Mehdi Lallaoui appuyés par Anne Tristan, auteur d’un livre du même nom, et Une journée portée disparue, (1992) coproduit par Point du Jour, Ghannel Four et France 3, et réalisé par Philip Brooks et Alan Hayling. Un film de fiction Vivre au paradis (1998) de Bourlem Guerdjou porte à l’écran une vision héroïsée et féminisée des événements. Et enfin, même s’il ne traite qu’en passant l’événement dont il est question ici, il nous faudra parler de Jardiniers de la rue des Martyrs de Leila Habchi et Benoît Prin.

Le visionnage de ces derniers films soulève une question qui, faute de réponse immédiate, vaut la peine de creuser. Qu’est-ce qui distingue une reprise commentée d’événements historiques vécus et un film sur la mémoire ? Qu’est-ce qui fait que nous sommes pris par certaines narrations tragiques, comme si ce passé-là nous appartenait, ces événements-là étaient les nôtres, et pas par d’autres ? S’agit-il de mises en scène ? D’engagements d’auteurs ? D’attitudes sociétales envers le passé raconté ?

Enfants d’octobre pose la question de la mémoire à travers le filtre de l’intégration, chez les filles, et à travers le besoin de pardonner, chez la mère de famille. Sa fille aînée est morte dans la manifestation. Ses paroles expriment la souffrance de cette perte, mais envers la société française, envers la police française, envers les hommes politiques responsables, aucune amertume, aucune colère. Et comme le film raconte octobre dans le contexte d’une histoire « d’intégration réussie » (le personnage principal du film devient monteuse de cinéma et réalise en partie ses rêves de jeunesse), nous spectateurs faisons nôtre la distance amère mais résignée de la mère.

Le silence du fleuve et Une journée portée disparue adoptent des techniques d’enquête et un style d’énonciation remarquablement similaires. Si le langage de la narration est plus fortement marqué par un ton de dénonciation militante dans le premier et d’enquête journalistique d’investigation dans le deuxième, le montage effectue les mêmes aller-retours entre photos et pellicules d’époque, les lieux actuels du drame, filmés surtout la nuit, les eaux de la Seine (apparemment sans clin d’œil à Greenaway) et les interviews avec témoins ou rescapés. Les deux films racontent en détail les événements, font ressentir la cruauté et la violence gratuites dont les manifestants ont été victimes. Ce sont des films de dénonciation et de dévoilement. Des accusations graves et directes sont lancées envers les autorités de l’époque (de Maurice Papon, préfet de police à Paris, au Général de Gaulle en passant par Michel Debré, son premier ministre). Le film de Brooks et de Hayling fait un meilleur travail en ce qui concerne les raisons de l’enfouissement de cette histoire et le rôle de la gauche institutionnelle dans son oubli. Mais curieusement ni l’un ni l’autre n’assument les véritables dimensions d’un film de mémoire, ni l’un ni l’autre ne semblent se mesurer au défi de nous faire ressentir que cette douleur est la nôtre, que cette amnésie est un tort soit à notre endroit, soit dont nous avons été complices.

Est-ce parce que la France a toujours du mal à assumer les conséquences de son héritage de pouvoir colonial ? Octobre 61 fait partie de l’histoire coloniale de la France. C’est une sorte de lâcher de bride des haines et des pulsions meurtrières racistes qui animaient le corps d’un État dépité par son incapacité à mater par la torture et la répression la révolte d’un peuple. Surtout lorsque les représentants de ce peuple rejetaient ses offres hypocrites et sa valse-hésitation avec la notion de « l’auto-détermination » Pourtant les attitudes racistes coloniales, peu interrogées, peu critiquées, sujettes à aucun sens de culpabilité, aucune méditation nationale sur la possibilité qu’un tort ait pu être commis envers des peuples victimes, ce racisme colonial s’est mué sans changement aucun en racisme anti-immigré. Et il perdure de manière extrêmement vivace parmi nous.

Peut-être est-ce cette dimension actuelle, que ces films ne prennent pas en compte, qui, manquante, nous fait dire que ce sont des films d’investigation et de dénonciation historique, mais pas des films de mémoire. Les films sur la Shoah résonnent dans nos consciences parce que l’Europe et l’homme occidental en général ont dû méditer les causes et les engrenages de raisonnements qui ont pu aboutir à la « solution finale ». L’Allemand moyen, le Français moyen, a été complice de crimes historiques et le sait. Le peuple juif est porteur depuis bientôt soixante-dix ans d’un deuil. Nous en sommes conscients. Nous sommes conscients de la nécessité de régler notre cas par rapport à cette histoire-là. Et les cinéastes impliqués, en tout premier lieu Claude Lanzmann, n’ont eu de cesse de nous le rappeler.

Rien de tel avec la Guerre d’Algérie ou avec les autres guerres coloniales. Nous ne sommes pas directement concernés par le déchaînement raciste de quelques milliers de policiers sous les ordres d’un préfet de police par ailleurs condamné pour crimes contre l’humanité. En quoi cela peut-il nous impliquer ? Et là où la dénonciation militante ou journalistique ne suffit pas, c’est là où l’interrogation personnelle d’un cinéaste devrait pouvoir nous amener. Il nous manque un film qui brasse plus largement ces événements, un film qui rappelle le contexte et l’héritage, et un film qui nous rappelle combien nous sommes redevables, combien nous sommes encore englués dans les conséquences de ce contexte, de cet héritage. Ge film-là n’existe pas encore.

Peut-être ce travail, cette création viendrait plus aisément d’un cinéaste d’origine algérienne ou immigrée. Mais là aussi, la douleur et la résignation exprimée par la mère de famille dans Enfants d’octobre symptômatise peut-être autre chose, une autre barrière. Octobre 61 est une histoire coloniale, mais c’est aussi une histoire immigrée et une histoire algérienne. Dans tous les films, le peuple parti manifester pacifiquement contre un couvre-feu est représenté comme un groupe de victimes parfaitement admirables, des martyres à la cause de la lutte anticoloniale, des opprimés portés par un désir fort d’exprimer leur seule dignité. Pourtant des interrogations peuvent subsister. Dans Une journée disparue un des témoins algériens, ex-chef du FLN, le dit. Le couvre-feu était intolérable pas seulement à cause de son injustice, de son racisme, de son caractère anti-démocratique.

Il était intolérable surtout parce qu’il empêchait le FLN de fonctionner normalement. Or pour le FLN, fonctionner normalement à l’époque c’était effectivement abattre volontairement les policiers, imposer son hégémonie y compris par la terreur et l’assassinat au sein de la communauté émigrée face au MNA ennemi. Mener une lutte de libération, soit, contre un ennemi brutal et tortionnaire, soit, mais avec des méthodes qui auguraient mal de la politique qu’allaient mener les libérateurs, une fois au pouvoir.

Un film récent commence à saisir la complexité de la situation, ancre son discours dans les gestes actuels de la génération qui a vécu l’histoire et payé les conséquences. Donc ce film pointe le doigt vers un véritable travail de mémoire cinématographique. Il s’agit de Jardiniers de la rue des Martyrs (2001, Production Vidéorème, GRAAV du Nord) de Leila Habchi et Benoît Prin. Les cinéastes ont passé une saison (de la semence à la récolte) dans un jardin ouvrier de Tourcoing partagé entre retraités arabes et français. La caméra cueille la parole, sonde la mémoire, transmet la vie. Et elle nous livre la récolte amère, résignée mais non réconciliée, de la souffrance et des déchirements vécus par la génération de la Guerre d’Algérie. L’expérience est saisie un peu du côté français, principalement du côté algérien car le jardin, comme scène et comme théâtre, impose une certaine cohabitation, voire des rapports de force entre les deux communautés, dont l’enjeu majeur est l’eau — gérée par un Français, bien sûr. Pourtant cette théâtralisation ne devient jamais une mignardise de metteur en scène (comme chez Depardon, par exemple). Le jardin avec ses gestes et ses fruits interagit avec le dévoilement des peines des hommes qui l’investissent de leur effort, comme ils ont investi une vie dont ils peinent à récolter vers la fin de son cycle le bonheur et le sens. Jardiniers de la rue des Martyrs n’est pas un film parfait (la pauvreté des moyens a ici des conséquences visibles à l’écran — nos « décideurs » des chaînes font une nouvelle fois preuve de leur aveuglement) mais c’est un véritable film de mémoire sur la guerre d’Algérie vue du côté algérien, peut-être le premier, un qui évoque tous les différents aspects du drame, et qui nous touche, nous spectateurs, là où se noue notre propre rapport à l’histoire et aux autres hommes. Espérons qu’il ouvre une voie qui sera suivie par de nombreux autres.


  1. Einaudi, Jean-Luc, La bataille de Paris, Éditions du Seuil, 1991.
  2. dans un entretien accordé au quotidien l’Humanité le 5 mai 1998.
  3. dans Une journée portée disparue.
  4. Le Monde du 17 janvier 1999.
  5. A l’occasion des manifestations et commémorations du 17 octobre 2001, de nombreux livres et témoignages ont été publiés dont (enfin) les photos remarquables et courageuses prises cette nuit-là par Elie Kagan: 17 octobre 1961, de Jean-Luc Einaudi et Elie Kagan, Ed. Actes Sud/Solin. Mentionnons aussi les textes de Paulette Péju, Ratonnades à Paris, La Découverte.

  • 17 octobre 1961 – Une journée portée disparue | Philip Brooks, Alan Hayling | 1992 | France | 52’ | Vidéo
  • Enfants d’octobre | Ali Akika | 2000 | France | 51’ | Vidéo
  • Le Silence du fleuve | Agnès Denis, Mehdi Lallaoui | 1991 | France | 52’ | Vidéo
  • Les Jardiniers de la rue des Martyrs | Leïla Habchi, Benoît Prin | 2003 | France | 1h26 | Numérique
  • Octobre à Paris | Jacques Panijel | 1962 | France | 1h10 | 35 mm
  • Vivre au paradis | Bourlem Guerdjou | 1998 | France | 1h45

Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 143, Mars 2002)