Interagir

Gérard Leblanc

Le cinéma n’est qu’en apparence un art plus réaliste que les autres, et sa réputation d’art « réaliste » repose très largement sur l’identification-réduction du réel au sensible (au visible et à l’audible en premier lieu). Si le cinéma existe comme « art du réel », il a partie liée avec la critique du concept de « réalisme » appliqué au cinéma. Comme les autres arts, et différemment d’eux, le cinéma se fonde sur un réseau de relations entre ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Il ne peut avoir d’autre projet que de trouver des régimes de visibilité susceptibles de faire émerger du non-visible dans le visible. Se pose alors la question de la construction d’un rapport au réel à travers une scénarisation qui échappe aux codes de la fiction, du moins d’un certain type de fiction, celle qui s’efforce de plier le réel à des schémas narratifs et dramatiques posés a priori et plaqués sur lui.

Le premier intérêt de la démarche documentaire est de libérer la relation au réel des conventions qui dominent ordinairement la fiction. Dans les documentaires qui nous importent, le monde ne ressemble plus à un vieux scénario inlassablement répété d’un film à l’autre. Il se découvre tel que nous ne l’avions jamais encore envisagé. C’est que les principes d’organisation qui le régissent, dont beaucoup nous demeurent inconnus, font éclater les modèles scénaristiques qui voudraient le faire entrer dans leurs schémas réducteurs.

La démarche documentaire situe le cinéma à la frontière du connu et de l’inconnu, du visible et de l’invisible. Elle ne propose jamais la connaissance d’une réalité sans marquer les limites d’un procès de connaissance. Elle n’entretient jamais l’illusion, comme le fait souvent la démarche de reportage, qu’une réalité pourrait être saisie toute entière dans son immédiateté phénoménale, « en direct ». La démarche documentaire part du principe que la compréhension d’une réalité sensible donnée n’est pas contenue dans cette réalité sensible. C’est que toute réalité est déjà organisée, mise en scène, au moment où on la filme, et cela d’autant plus que des institutions gèrent les représentations qu’il convient d’en donner (il n’est guère d’aspect de la réalité qui échappe aujourd’hui à la communication publicitaire). Il s’agit de dépasser le stade de la saisie des effets pour remonter la chaîne des causalités qui génèrent cette organisation, cette mise en scène. La question décisive est donc bien celle de la nature de l’interaction que le cinéaste établit avec la réalité qu’il envisage de filmer : ses recherches, ses méthodes d’approche du sujet, ses hypothèses de tournage et de montage.

On ne saurait toutefois interagir avec une réalité, quelle qu’elle soit, sans interagir avec les représentations qui lui sont associées. Le premier travail du cinéaste consiste même à identifier ces représentations. C’est un travail à la fois critique et créateur, et d’autant plus créateur que le cinéaste pousse plus loin la critique des représentations dont il part 1.

Identifier les représentations

Le cinéma qu’on rattache aujourd’hui au genre documentaire me semble osciller entre deux tendances opposées et complémentaires :

  • une tendance à la valorisation de l’objectif et à l’évacuation du subjectif derrière l’extension des moyens de saisie du visible (substitution de la caméra au cinéaste).
  • une tendance à la valorisation du subjectif et à l’évacuation de l’objectif derrière l’affirmation du point de vue de l’auteur, de son droit à la libre interprétation du réel.

Dans les deux cas, les interactions qu’un film établit avec la réalité qui lui est extérieure sont faibles. Or, c’est au plan des interactions — plus ou moins faibles, plus ou moins fortes — que se situe à mon avis la responsabilité du cinéaste. Il semble alors utile de revenir brièvement sur la genèse de ces deux tendances.

La première tendance se rattache au cinéma direct et à son héritage. Certains ont pu affirmer que le cinéma direct introduisait une véritable « révolution » dans l’histoire du cinéma documentaire. De fait, il l’a bouleversée. Reste à définir la nature exacte de ce bouleversement.

Le discours le plus souvent entendu est le suivant : en perfectionnant ses moyens techniques dans l’approche de la réalité sensible, le cinéma s’approprierait toujours davantage du réel. L’évolutionnisme technologique se fait ici ontologie du cinéma. Le progrès technique rapprocherait toujours davantage le cinéma de son essence : la révélation du réel. Pourtant, l’extension des moyens de saisie du visible, loin de la supprimer, rend plus aiguë encore la question de sa relation au non-visible. L’élargissement du voir ne porte pas avec lui un élargissement du savoir. Il montre que la réalité est plus complexe qu’on ne l’avait d’abord envisagé, il exige encore davantage de construction et de scénarisation dans la relation que le cinéaste établit avec elle.

Il n’est pas non plus inutile de rappeler qu’on ne met pas suffisamment en relation les transformations du documentaire avec celles de la société. J’ai déjà eu l’occasion d’analyser, à propos du film de commande d’entreprise, à quel point l’évolution de la forme documentaire est liée à celle des rapports sociaux, aux changements intervenus dans les méthodes de direction 2. Ainsi en va-t-il par exemple pour le passage de la voix off — cette voix qui surplombe, explique et ordonne, dans le silence de ceux qui sont parlés — à la voix in, où ceux qui sont filmés ont aussi la parole. Mais cette évolution n’est pas nécessairement une « révolution ». Elle marque la substitution de méthodes de direction participatives ( visant à associer les salariés aux objectifs de l’entreprise ) aux méthodes de direction sans participation ( dont la plus connue est le taylorisme ). Il est désormais nécessaire aux différents pouvoirs que leur parole circule dans la bouche de ceux qui y sont assujettis. Les travailleurs, les citoyens ont la parole mais cette parole n’est pas souvent la leur. Sélectionnée, tronçonnée, travestie, elle est conforme aux intérêts de ceux qui la « donnent ». Et quand, d’aventure, elle est confrontée à une parole oppositionnelle, celle-ci est intégrée à de savants dosages qui la relativisent, la secondarisent, la neutralisent. Démocratie de façade, démocratie formelle.

La relation « directe »

Si l’usage du cinéma direct n’est pas toujours — et c’est heureux ! — asservi à des visées manipulatrices, il est néanmoins indéniable qu’il incite le cinéaste à s’en tenir à la réalité sensible dans son approche du réel. Présentée comme libre et spontanée, il est bien rare qu’une parole soit rapportée à ses déterminations comme à ses indéterminations, c’est-à-dire à ce qui la fait exister. Or, ce qui nous fait agir et parler « spontanément » est lié, entre autres, à des représentations constituées antérieurement, qu’il importe de mettre en relation avec les situations qui les ont générées. La parole la plus sincère se met en scène, dit toujours autre chose que ce qu’elle paraît signifier à première écoute. Comment se contenter de l’enregistrer ? C’est nécessaire mais (très) insuffisant.

Revenons brièvement sur un vieux débat, réactivé par le cinéma direct, celui de la légitimité de la reconstitution. D’après certaines positions, toute reconstitution, même exacte, est illégitime car elle introduirait de la fiction, de la « mise en scène » dans le documentaire. Tout ce qu’on filme dans un documentaire doit avoir réellement lieu devant la caméra au moment où on le filme, et sans intervention extérieure, sinon celle de l’enregistrer. On objecte souvent, et à juste titre, qu’un « filmeur » intervient toujours, ne serait-ce que par le choix d’une distance de prise de vue. Angles, cadres, objectifs se choisissent toujours, à moins qu’on soit choisi par eux. On objecte moins souvent que la « mise en scène » est toujours déjà là, même lorsqu’on se borne à capter une scène réelle de la façon la plus neutre possible. Non que cette scène réelle soit forcément l’effet d’une mise en scène préalable et concertée ( cela arrive cependant), mais parce qu’elle est le plus souvent le produit d’une expression sociale plus ou moins organisée et ritualisée. La question n’est donc pas celle de l’existence de la mise en scène, mais plutôt celle de l’interaction entre deux mises en scène, celle qui a lieu devant la caméra et celle qui a lieu derrière 3.

Autre vieux débat — qui recoupe d’ailleurs le premier —, celui qui concerne la position du cinéaste. A un cinéma qui discourt sur la réalité et prend position, le cinéma direct tend à substituer un cinéma qui observe la réalité sans prendre position (que le cinéaste adopte la méthode de la caméra participante ou qu’il se place délibérément hors du jeu). Le mérite de cette démarche est d’élargir le champ de l’observation et d’interdire toute fermeture de discours. Elle écarte les positions a-prioristes qui cherchent dans la réalité de pures et simples confirmations et illustrations. Il n’empêche que le matériau audiovisuel ainsi recueilli est bien rarement travaillé et transformé (ou l’est selon d’autres schémas a priori, fictionnels ceux-là), comme si l’observation se suffisait à elle-même et comme si le cinéaste pouvait se contenter d’une description « objective » des phénomènes. Trop de films présentent des éléments d’enquête pour des films ultérieurs qui ne seront jamais réalisés 4.

La seconde tendance prolonge la tradition du « documentaire de création » (dont l’origine, on le sait, est au moins autant télévisuelle que cinématographique), et s’attaque fort pertinemment à la fausse objectivité documentaire où le commentaire se donne comme l’expression du réel alors même qu’il l’ordonne selon ses vues à travers les images dont il se fait accompagner. C’est la voix du guide, si parfaitement et si définitivement exposée et critiquée par Franju dans Hôtel des Invalides, (1951) 5. Dans le documentaire de création, l’accent est mis sur la subjectivité du cinéaste et la réalité filmée passe dans le filtre de cette subjectivité. Il n’est plus question de vérité absolue ni même relative, mais de vérité référable à un sujet, celui qui filme.

Trop de films proposent toutefois davantage d’informations sur le monde subjectif de leur auteur que sur le monde extérieur avec lequel il est supposé interagir. S’il est exact qu’aucune réalité n’existe indépendamment de celui qui l’observe et la modifie aussi peu que ce soit par son intervention, il serait dangereux que cette constatation aboutisse à un relativisme généralisé du type « à chacun sa vérité ». Un monde subjectif doit s’efforcer d’être à la mesure du monde objectif avec lequel il entre en relation. Dans une interaction, une expression subjective n’est productive que dans la mesure où elle contribue à l’éclairement de l’objet avec lequel elle interagit.

La démarche documentaire ne saurait évacuer la dialectique objectif/subjectif sans se nier elle-même. Peut-être l’avenir du cinéma comme art du réel se trouve-t-il au point de convergence entre la science et la poésie.

La science, conçue, non pas comme lieu d’imposition d’un savoir déjà constitué mais comme lieu d’instabilité des savoirs, comme mouvement de dépassement des connaissances acquises ; non pas comme réserve fictionnelle — science-fiction — mais comme lieu de résistance maximale du réel à la fiction. La poésie, au sens où les choses n’y sont jamais ainsi qu’elles sont énoncées dans l’ordre des représentations dominantes ; au sens où la poésie se préoccupe de trouver un équivalent émotionnel de la pensée, où les émotions deviennent aussi précises que des concepts.

C’est que le cinéaste ne peut interagir fortement avec le monde réel qu’en travaillant avec la même rigueur sa propre subjectivité.


  1. La définition du cinéma comme art « analogique » est fondée sur la ressemblance. Pourtant, dans tous les films qui existent cinématographiquement, l’image désigne à la fois l’objet et la représentation qui lui est associée. Elle fait diverger le perçu et le déjà connu et perturbe les normes de reconnaissance fondées sur la ressemblance entre le signe iconique et l’objet.
  2. in « Quand l’entreprise fait son cinéma », ed. Presses Universitaires de Vincennes et Cinéthique, Paris, 1983.
  3. Et qu’en advient-il lorsque le cinéma direct nourrit le projet de filmer du passé au présent ? C’est la question que s’est posée Jean-Louis Comolli dans Naissance d’un hôpital ( 1991), où il s’agit de retracer la genèse de la construction d’un hôpital, avec l’architecte – Pierre Riboulet – qui l’a conçu et à partir de son journal de travail, dix ans après qu’il l’a écrit. Comolli refuse la facilité qui aurait consisté à scénariser ce processus à l’intérieur d’une fiction « basée sur des faits réels » (les conflits ne manquaient pourtant pas pour informer une telle fiction, qui aurait rejoint la masse déjà imposante des « fictions-documentaires »). Pierre Riboulet est filmé au travail et c’est lui qui joue son propre personnage, lit son propre journal, comme si le journal était en train de s’écrire, comme si l’hôpital était en train de se construire. L’hôpital est filmé comme « non fini, non construit, encore rêvé, lieu imaginé, vision » (Comolli, à qui l’on ne reprochera pas trop d’avoir parfois traduit visuellement la vision encore floue de l’architecte par des déformations optiques). La difficulté est bien dans le « comme si ». Le visage de P. Riboulet apparaît à l’écran souvent vide de la force intellectuelle et émotionnelle qui était sans doute la sienne au moment de la réalisation du projet. C’est que, depuis, du temps, de la vie ont passé. N’aurait-il pas fallu scénariser l’entre-deux temps — celui de l’écriture du journal et celui de la réalisation du film —, faire jouer ensemble plusieurs temporalités dans le même film ? En tout cas, il est confirmé que le cinéma direct est bien incapable de ressusciter le passé, comme s’il avait lieu à l’instant même.
  4. Il existe des exceptions. Une des plus notables est constituée par les films de Wiseman. Si le temps de tournage coïncide avec celui de l’enquête, Wiseman parvient souvent à fonder ses montages sur des logiques sociales et institutionnelles, permettant ainsi au spectateur de mieux les comprendre (Depardon, quant à lui, fait reposer le montage de ses films documentaires sur une structuration dramatique dérivée de la fiction — Cf. par exemple Faits divers et ses alternances fort conventionnelles entre temps forts et temps faibles, personnages principaux et personnages secondaires, etc.).
  5. On relèvera, ces temps-ci, un inquiétant retour offensif de la « voix du guide ». Exemple quasi-caricatural, la série Des trains pas comme les autres ( François Gall et Bernard d’Abrigeon ), programmée sur France 2 à une heure de grande écoute (20h50). Dans le plus pur style « Connaissance du monde » et au nom d’un savoir globalisant et généralisant, la voix off écrase tout au long des films, et les images et ceux — Indonésiens ou Chinois — qui s’y trouvent emprisonnés. On peut voir dans ce phénomène une tentative pour délier l’imposition du savoir de tout discours de pouvoir.
    Aujourd’hui, la forme dominante – télévisuelle – du documentaire exclut aussi bien le « tout direct » que le « tout voix off ». Le plus souvent, des interviews alternent avec un commentaire, voire avec des scènes reconstituées en style direct. On peut y voir l’influence de la démarche de reportage sur la démarche documentaire, et aussi le désir de ne pas lasser le spectateur en variant les approches du réel dans le même film.

Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 31, 1er trimestre 1994)