Mes yeux intérieurs

Edna Politi

La nuit précédant le premier jour de tournage du Quatuor des Possibles était aussi celle où la guerre du Golfe a commencé. J’étais là, absorbée dans le projet le moins politique en apparence de mes films, me posant des questions de forme et de fond – comment filmer la musique ? – alors qu’un monde très réel, un monde qui m’avait formée – le Proche-Orient – qui avait été au centre de la plupart de mes films, volait en éclats. Recluse dans l’Abbaye de Royaumont, je suis probablement l’une des rares personnes à n’avoir regardé aucune des « images » de CNN, ce qui m’a permis de voir la guerre avec mes yeux intérieurs.

Cette situation n’a fait que poser de façon plus aiguë, plus pure, la question de l’engagement. Une question qu’on ne peut essayer de résoudre qu’en revenant, toujours, à l’exigence de responsabilité face à ce que l’on filme, en se demandant pourquoi on filme, ce qu’on a à dire, et comment le dire. Dans ce film, il y avait une difficulté spécifique, que j’avais d’ailleurs recherchée : trouver une forme qui permette à la fois de prendre position, de donner une interprétation, de structurer un discours filmique, et dans le même temps faire sentir au spectateur que ceci n’est qu’un possible parmi d’autres possibles.

J’avais besoin de me poser des problèmes de langage, et mon pari était d’arriver, avec un film traitant de l’art le plus abstrait et le plus expressif – la musique – à mieux articuler ces problèmes de forme avec ceux que je me pose sur le monde, les gens, l’histoire, l’art, l’utopie. Ce qui me permettait de croire à ce pari étrange, c’était une sorte de conviction intime et la nécessité, face à un monde en bouleversement, et dans une société où ce qu’on appelle l’audiovisuel rend le statut de l’image chaque jour plus dangereux à force de banalisation, de me poser de la façon la plus radicale que je puisse le problème de la représentation.

Que j’en sois venue, très vite, à envisager de mêler le documentaire « pur » à des séquences de mises en scènes, travaillées à la limite de l’artificialité est dans la logique de cette nécessité. Non seulement pour briser les lignes du discours filmique, leur linéarité, mais parce que je cherchais d’une certaine façon à faire ressentir qu’il s’agit aussi, d’un problème de perspective et peut-être du renoncement à la quiétude ou à la logique de la perspective occidentale. Que mes origines judéo-arabes, avec le rapport très particulier que ces deux civilisations entretiennent avec l’image, la représentation, l’objectivité jouent là un rôle, cela est certain, même si je ne puis, aujourd’hui déterminer clairement lequel. Ce sont là des problématiques que je voudrais continuer à poser dans d’autres films, face à d’autres réalités, toujours en pensant à cette phrase de Musil : « s’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un monde sens du possible. »


Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 69, 1er trimestre 1994)