Réponse au Docteur Muybridge

Compte rendu des débats de Lussas – États Généraux du Documentaire

Michael Hoare

D’abord un remerciement profond à ceux et à celles responsables de la sortie en format revue des « Carnets du Docteur Muybridge », compte rendu des deuxièmes États Généraux du Documentaire à Lussas. Il était nécessaire que la rencontre de Lussas trouve sa forme écrite pour que le contenu des échanges puisse être reversé dans le temps comme faisant partie de notre contribution à l’histoire du cinéma. Face aux partisans du « docubizness », Lussas est un lieu et un événement rare et essentiel, pour sa convivialité, pour la qualité et la richesse de ses échanges. Comme en témoigne ces « Carnets », il permet de dresser un état des choses du documentaire en France comme aucun autre. Dans un corps social comme celui de la France, il est naturel que le documentaire agisse aussi comme une sorte d’acide, provoquant quelques irritations et allergies. Certains symptômes sont tout à fait visibles dans ce volume.

Problèmes soulevés

Le premier et le plus important, à mes yeux, réside dans la relation entre documentaire et pouvoir. C’est Samir Abdallah qui pose la question au milieu du débat avec les programmateurs : « quelle est votre marge de manœuvre face aux sujets tabous de la société française… quelles sont les limites de l’autocensure ? » De ce fait, cette question s’adresse non seulement aux quelques responsables de programmation mais bien à l’ensemble de la profession. Les réponses donnent déjà le ton : Garrel : « Il y a des domaines de la société qui sont extrêmement difficiles à approcher. Dès qu’on touche au pouvoir en documentaire, on a des difficultés… » À la SEPT, la politique de programmation est « sans tabous, sans censure, et sans polarisation politique excessive » (sic). Mme Glogowski de CANAL PLUS ne se pose pas ce genre de problème : « Nous diffusons peu de programmes politiques ou polémiques. » Quant à Catherine Tréfousse, ex-responsable des documentaires à A2 : « Ces problèmes de structure dépendent d’un problème de société. Ces structures sont mises en place par un pouvoir… » qui se défend, on sous-entend, et qui n’a pas trop goût à un regard critique et approfondi sur ses dysfonctionnements.

Or cette aversion pour l’examen des choses du pouvoir pose problème. Elle encourage certainement la frivolité, la préciosité qui caractérise une partie du « documentaire de création » aujourd’hui, ainsi que sa critique. Elle est à situer dans un contexte plus long ; nous avons certainement la chance de vivre dans une de ces périodes où l’intelligentsia française se distingue autant par son génie formaliste que par sa flagornerie. Certes il existe d’autres périodes où la forme pamphlétaire et la révolte radicale ont dominé. Mais tout ceci laisse en question un rapport durablement engagé et pensé dans les processus de société, dans l’évolution des pouvoirs et des mœurs, un rapport fondamentalement démocratique qui a permis au documentaire dans son histoire de véritablement briller comme art de son temps. L’important, pour la critique, est de développer une réflexion qui permet de penser travail de forme en articulation avec les problèmes de contenu, de sujet et d’effet posés par tout film…

Pistes du film scientifique

Curieusement c’est dans le deuxième séminaire sur le film scientifique, « l’introduction à l’Agence Jules Verne » qu’un début de réponse à la complexité du phénomène documentaire pointe le nez. Qu’en est-il, interroge Yann Lardeau de la captation filmique du regard qu’un géologue porte sur une pierre ? Comment faire, ajoute François Niney, pour que le film scientifique ne soit pas seulement le véhicule de connaissances, mais le porteur, y compris dans ses formes, des problèmes de la science, d’une « véritable culture-scientifique », c’est-à-dire d’une capacité idéologique à comprendre les processus, les méthodes, les doutes et les interrogations de la science ? Personne, évidemment, n’avait de réponse.

Mais la question est juste parce qu’elle établit le nœud de la vérité du documentaire – le lien complexe, particulier à chaque fois entre le sujet filmeur, son spectateur, la forme trouvée et le réel transfiguré. Aucun documentaire, et aucune analyse du documentaire qui en vaille la chandelle, sans considération de ces quatre éléments. Personne n’imaginerait une discussion du film scientifique sans examen de la position du film, et du cinéaste, face au problème de la science abordé. Il n’est possible d’évacuer, ou de faire abstraction, ni du contenu ni de la fonction d’un film. Et l’éthique, la responsabilité du cinéaste s’engage autant vis-à-vis de son contenu que de son public. Il est vrai que ce contenu est changeant, fluctuant. Que « la science » se présente comme une succession de modèles ou de modes d’explication, dont la puissance et la faillibilité sont constamment mises à l’épreuve d’un rapport au monde et aux faits réels, aux signes et aux manifestations qu’elle produit. Mais on ne voit pas pourquoi les questions qui se posent aux films sur la science, et qui sont fondamentalement des questions sur le rôle pédagogique du cinéma – sur un rapport juste face au problème de la communication avec la société, sur une finalité permettant au spectateur de devenir sujet de « l’idéologie-monde » science – pourquoi ces questions seraient justes ici et fausses ailleurs ; pourquoi le rapport aux « contenus », à la pédagogie, à la société serait apte à la discussion ici, mais pas dans un séminaire qui se targue de discuter « cinéma documentaire et éthique ».

Questions d’éthique

Le cœur de l’affaire est concentré dans les deux premiers compte rendus : « Cinéma documentaire et éthique » et « Documentaire, reportage ou magazine ». La tonalité dominante de ces échanges peut être résumée par quelques extraits. « La question de l’éthique dans le film documentaire ne saurait donc porter sur les contenus, mais seulement sur leur traitement et sur le mode particulier qui est celui du documentaire (schématiquement : refus du scénario et des acteurs, de la représentation du monde par son double théâtral… La question de l’éthique dans le cinéma documentaire se résume à celle de la transparence de cette mise en scène de la réalité, jusqu’où une telle transparence est-elle possible et vis-à-vis de qui » (Yann Lardeau en introduction.) Autrement dit, l’éthique pour la critique du documentaire, se situe comme sous-catégorie de l’étude de la mise en scène. Guy Olivier en tire les conclusions pratiques qui s’imposent : « Nous faisons des films qui ne servent à rien, des films non coupables, c’est-à-dire des films qui ont leur propre nécessité et cohérence, qu’on ne peut pas couper et qui n’ont pas d’utilité, ils ne peuvent pas être pris comme outils. »

Si le documentariste fait des films qui « ne servent à rien », où en trouver une justification pour les sommes considérables qu’ils coûtent ? Deux pistes émergent du débat : « l’amour », « la passion » , « le rapport amoureux » , payé ou non, qui lie filmeur et filmé, et « la création » au sens abstrait, idéalisée, c’est-à-dire pensée comme exercice d’auto-exploration spirituelle où l’autre devient l’objet de ses propres pirouettes formelles plus ou moins élaborées.

Or, on a quand même envie de prendre un peu de distance vis-à-vis de ces propos selon au moins deux directions. D’abord dans une volonté de comprendre ce qui rend un tel discours si puissant aujourd’hui en France. Car ailleurs et notamment dans les pays anglophones, ce genre d’argumentation règne plus dans les milieux du cinéma expérimental et du vidéo-art que dans le documentaire. Ensuite dans le sens de mesurer ce qui, sur le plan éthique, permet aux documentaristes que nous sommes d’exister et de travailler dans le monde, face au monde et pour le monde, l’éthique pour nous ne se réduisant pas à des choix de mise-en-scène (bien que ce domaine soit effectivement essentiel) mais aussi dans nos choix de citoyen, par rapport aux contenus, par rapport aux médias, aux moyens, et par rapport aux effets imaginés et constitués dans un lien avec le spectateur virtuel.

Une partie de la réponse à la première question est à trouver dans le rapport entre la société française et sa télévision, notamment en ce qui concerne son traitement du réel. Partout, il est vrai, le documentaire s’est constitué, comme tradition et comme art, contre le news. Simplement dans le documentaire il y a, chez les gens qui souhaitent travailler en profondeur, dans le temps, en recherchant des formes expressives nouvelles, en constituant des rapports filmeurs / filmés d’échange, dans l’ensemble de ce courant, la médiocrité de la télévision française, notamment dans son rapport au réel, a eu comme effet de radicaliser, de purifier le « contre ». Puisque la télévision fait de l’information, le documentaire ne fait pas d’information. Puisque la télévision standardise les formes, désubjective les commentaires, les documentaristes doivent radicaliser leur recherche formelle, purifier la subjectivation. Et ainsi de suite dans une sorte de spirale réactive où le documentaire se constitue comme antithèse absolue de la télévision. Ajouter à cette tendance défensive, la sensibilité artistique forte de beaucoup de créateurs documentaristes dans le pays culturel qui a inventé « la politique des auteurs » , exacerber cette sensibilité par une décennie d’hégémonie libérale qui a porté aux nues les vertus du « moi, je » , et enfin ajouter à cette mixture un acteur fortement dominant de la production, la SEPT, qui par sa politique de financement privilégie et sélectionne les courants de création cinématographique pure, et nous avons, je crois, de quoi comprendre la spécificité de cette argumentation française.

Statut du documentaire dans notre histoire

Ceci laisse entière la deuxième question: la promotion d’un travail et d’une critique qui part d’une éthique soucieuse du fond et de la forme, de la place du film dans le questionnement social auquel il participe, et de la manière précise dont l’auteur s’y engage et en fait forme. Ce travail n’est pas fait à ce jour. Peut-être notre journal peut y contribuer.

En tous cas, si on imagine, ce qui est mon cas, que notre société laide, tout comme la télévision laide qu’elle s’est donnée, sont toutes deux provisoires, que l’effondrement du collectivisme volontariste dont nous sommes les témoins est l’échec non pas de toute recherche d’une autre manière de vivre ensemble, mais la sanction d’une première impasse dans ce sens, et qu’ainsi nous sommes, comme pas mal d’autres d’ailleurs, dans la posture de résistants et de chercheurs face à un magma social, face à un État-consensus où l’opposition comporte des difficultés très différentes de celle d’un tyran, si on imagine enfin que nous vivons une époque politiquement tétanisée par le gigantesque travail de digestion scientifique et technologique nécessaire avant de passer à autre chose que la peur et la fascination devant ces progrès, si on considère tout cela et si on relativise ainsi notre propre place dans l’histoire de cette planète, on pourra voir que la confrontation entre cinéma et réel, que l’enjeu du documentaire n’a pas perdu ni de sa substance, ni de sa pertinence, et que cet enjeu dépasse largement ce qu’en font les promoteurs du pur amour propre artistique.

Pour l’instant, de ce point de vue, les travaux les plus intéressants risquent d’être trouvés hors télévision, plutôt que dedans, dans des premières réalisations, des films « d’urgence », plutôt que chez les institutions de la production. En tout cas, nous travaillerons pour qu’à Lussas cet été un espace puisse être trouvé pour la rencontre, le débat, la critique de ces œuvres, pour qu’on n’oublie pas dans le souci d’être « crédible » vis-à-vis des pouvoirs divers qui nous financent que les impératifs de l’éthique exigent aussi un œil critique sur ces pouvoirs qui puisse à la fois les comprendre et les relativiser.


  • Carnets du Docteur Muybridge, n° 1, Lussas, États Généraux du Documentaire, 1991, 156 pages

Publiée dans Documentaires n°2 (page 5, Mars-avril 1991)