L’Héritage

Premier film d'une série de trois documentaires, proposés et réalisés par Mireille Dumas

Farid Afrakhte

« Synopsis : Alain, 31 ans, condamné pour agressions sexuelles dès l’âge de 18 ans, est incarcéré actuellement pour récidive. La solitude, le désespoir après une relation amoureuse homosexuelle rompue de force à l’adolescence, le rend incapable d’aimer et le conduisent à l’irréparable. En cours d’interview, Alain prend conscience de la gravité de ses actes et de sa relation conflictuelle avec son père. En écho, son père et sa mère témoignent des mêmes carences affectives avec leurs propres parents. Une transmission familiale en quelque sorte, un héritage. Ce film est aussi, à travers le problème du viol, la mise en relief des carences du système judiciaire qui préfère condamner plutôt que punir et soigner. »(extrait du dossier de presse TF1)

Trois mois de pré-enquête dans des prisons, douze jours de tournage et sept semaines de montage (13 heures de rushes), voilà le temps qu’il a fallu à Mireille Dumas pour réaliser un 60 minutes sur Alain. Dix ans de réalisation pour la télévision l’ont conduite à explorer des histoires de vie. Celles des vedettes, Guy Bédos en Algérie, Alice Sapritch en Turquie et Yannik Noah au Cameroun (série Le passé retrouvé), mais aussi celles des anonymes aux destins brisés, Eric Robert (les trois familles) André et Jacqueline (film sur l’inceste) et l’affaire Bruay-en-Artois, sans oublier les magazines : Moi-je, Contre-enquête, Sexyfolies, et Super Sexy (interviews vedettes) et d’autres émissions encore (l’Amour à Mal…).

L’heure dont hérite encore une fois un documentaire pour la diffusion sur une chaîne nationale est fixée à 22h45. Pourtant, au vu du film et aux dires de sa réalisatrice, il est fait pour le grand public. Ne surtout pas entendre par « grand public » la qualité moindre, mais une qualité de plus, qui consiste à porter à la connaissance du plus grand nombre une problématique des plus complexes.

Si L’Héritage intéresse tout spectateur par la richesse de son contenu, il intéresse l’amateur averti de documentaire -professionnel ou non-par son traitement remarquable. Il est une véritable leçon d’écriture cinématographique dans le genre.

À commencer par le choix de l’interviewé, retenu, avec les trois autres de la série, parmi une trentaine de détenus rencontrés. Mireille Dumas exige le témoignage à visage découvert. Ce qui suppose de la part de l’interviewé une démarche volontaire, voire un besoin vital de « travailler » sur sa vie, sur son passé. Elle est alors à son tour « choisie » par celui-ci pour le travail en commun. Choix réciproques qui se font naturellement au cours des rencontres préparatives, sans formalité de candidature ou de sélection. Alain se sent prêt, les années d’enfermement qui l’éloignent de ses crimes lui donnent le recul nécessaire pour en parler. Nous sommes bien loin -comme cela est souvent le cas- des propos rancuniers du prisonnier encore en mal de son procès et profitant de l’occasion pour cracher toute la rage qu’il a contre la société, rage qui rejoint souvent celle d’un réalisateur en mal, lui-même, de cause révolutionnaire.

Puis vient la conduite des interviews. Le spectateur n’a nullement l’impression d’entretiens préalables « réchauffés » où l’interviewé récite mécaniquement ce que l’on s’est déjà dit, ou hoche la tête en signe d’approbation aux questions qui contiennent leurs réponses (rappelons-nous quelques scènes de « L’amour en France », pour citer un exemple connu).

Mireille Dumas recherche la vérité, telle qu’elle la sent, tant avec son objectivité de journaliste que sa subjectivité de réalisatrice. Plus, elle entraîne ses interviewés dans cette recherche. Elle les interroge, les incite à réfléchir, à se souvenir, les bat et les combat même, selon les propres termes d’Alain. Elle ne donne pas simplement la parole -démagogie à laquelle plus d’un documentariste s’abandonne, camouflant au passage son absence de point de vue- elle l’arrache, et s’il le faut s’implique ouvertement dans un dialogue, et va même jusqu’à (rap)porter les paroles des uns devant les autres. Elle ne se contente pas d’écouter avec complaisance tout ce que l’on lui dit, mais vérifie et compare les propos de chacun. Il s’y instaure un tel climat de franchise et de sincérité que tous les protagonistes du drame d’Alain: lui-même, son père et sa mère se trouvent au bord des larmes, quand ils n’éclatent pas en sanglots, en évoquant ce qui semble bien être le nœud de leur tragédie: l’amour rompu ou impossible.

La recherche de Mireille Dumas atteint son point culminant quand elle fait découvrir à Alain l’image enfouie d’une scène originelle: l’ombre menaçante d’un homme, dénudé de la taille au pied, derrière la porte de sa chambre d’enfant.

Enfin, L’Héritage est l’exemple d’un « montage » particulièrement réussi. Il échappe au piège tendu aux documentaires à base d’interviews qui consiste à couper et à alterner les interviews avec des plans d’illustration. Écriture devenant rapidement systématique et prévisible, qui au lieu de donner un rythme au film, l’installe dans une bipartition au détriment de son unité et de sa progression.

Pour le filmage des interviews, Mireille Dumas recourt à deux caméras, ce qui lui permet au montage de préserver les émotions et expressions mimiques de l’interviewé dans toute leur durée, tout en changeant de plan et d’angle. Des séquences « mise en scène » placent Alain dans son univers carcéral ou illustrent de manière symbolique son univers intérieur. D’autres plans s’insèrent entre deux séquences d’interviews plutôt chargées en témoignages graves, comme pour marquer une pause, laissant un délai de réflexion et d’assimilation au spectateur.

Le tout forme une dramaturgie pour « refléter la brutalité du réel avec la richesse de la fiction » comme elle aime à définir le genre documentaire.

Regardez L’Héritage, vous n’en sortirez pas indemne !


Crimes et Passion, série documentaire diffusée sur TF1, présentée par l’unité de programmes de Pascale Breugnot : L’Héritage, La Cicatrice, Le Droit chemin

Cet article s’appuie sur l’entretien que Mireille Dumas a aimablement accordé à son auteur.


Publiée dans Documentaires n°3 (page 8, Juin 1991)