L’hommage aux patrons

Franck Schneider

Malgré tout le mal que l’on puisse penser de notre pauvre ghetto culturel télévisé, la SEPT du samedi nous offre des petits bonheurs plutôt rafraîchissants en ces temps de vaches maigres. Samedi 11 mai, 20h30 la SEPT a diffusé Patrons 78-91.

Entre les cours de la bourse et la météo offerts par le crédit foncier (sur les autres chaînes), nous avons eu le loisir de voir le documentaire que Gérard Mordillat et Nicolas Philibert ont tourné en 1978. La SEPT a diffusé ce film agrémenté d’un appendice de Mosco, sur trois patrons d’aujourd’hui, le tout s’intitule Patrons 78-91.

Voilà treize ans que Gérard Mordillat et Nicolas Philibert ont tourné Patrons, voilà treize ans que le film a été abusivement censuré à cause de l’intervention de l’un des patrons filmés. Pourtant les réalisateurs semblaient avoir acquis la confiance de la douzaine de patrons avec lesquels ils travaillaient. Le film débute par une discussion collective entre les « chefs d’entreprise » autour du choix du titre du film. Le terme de patron leur semble trop connoté, ils préfèrent des allégories plus flatteuses : « le nouvel animal politique », « les conquérants du possible » ou encore « les gagneurs ». Le corps du film est presque uniquement constitué d’interviews des patrons choisis, montés en longueur pour que le discours ait le temps de se développer.

De prime abord, le film a vieilli, le noir et blanc y est pour beaucoup de même que les vêtements, les décors, et bien entendu les discours souvent sur la défensive de ceux qui ont encore peur qu’on les prenne pour « les ignobles buveurs de la sueur du peuple ». Les références à l’autogestion semblent anachroniques, les vocables anglais sont mis entre guillemets, heureuse époque ! On peut craindre un moment que le film ne nous conte les plaisirs et les peines d’une race de patrons disparue. Les poses sont guindées, derrière les belles phrases et la rhétorique facile apprise à l’ENA ou à Science-po, transparaissent les craintes d’hommes peu habitués aux feux de la rampe.

Mais très vite la parole de ces personnages singuliers retient notre attention, Chacun de ces patrons préside aux destinées de plusieurs milliers de ses semblables. Leur principal souci est l’assise de leur pouvoir et la position de leurs employés à leur égard. De ce point de vue-là, rien ne semble avoir changé, le film devient très actuel. Petit à petit on regarde avec un autre œil, on écoute autrement. Les discours démagogiques au sujet des syndicats et du dialogue dans l’entreprise, que l’on écoutait en souriant, deviennent plus que de simples témoignages.

Depuis 1978, les « techniques de management » ont peut-être évolué mais le fond du problème reste le même. La force du film est d’avoir su tirer le meilleur parti de discours très divers, tour à tour alambiqués, démagogues, provocateurs, plus rarement sincères. Après dix ans de culture d’entreprise on tombe de haut.

Après avoir découvert la force des propos montés par Mordillat et Philibert, on s’attarde sur les images du film. Chaque patron est filmé dans son bureau, ou dans un salon de son entreprise, souvent en plan moyen, le cadre varie peu, et les interviews sont montés dans la longueur. Pas d’artifice, de mise en scène, pour introduire les personnages, aucune mise en situation, on ne voit pas ces patrons travailler. Malgré cette grande économie de moyens, on en apprend plus sur ces barons de l’industrie que dans n’importe quel reportage pseudo-intimiste. Sans montrer les attributs du pouvoir, les signes extérieurs de richesse, Mordillat et Philibert dévoilent l’essentiel de la puissance de ces hommes.


Publiée dans Documentaires n°3 (page 16, Juin 1991)