L’intégrité et l’enthousiasme

Entretien avec Claude Weisz

Michael Hoare

Claude Weisz a projeté La dernière année de ma vie, et La Hongrie, vers quel socialisme ? lors d’un jeudi de la Bande à Lumière à la FEMIS. Dans cette première partie de notre entretien nous abordons avec lui quelques aspects de son périple de cinéaste, à travers une vingtaine d’années et de nombreux pays.

La Hongrie et le socialisme

Parlons de la Hongrie. Tu as parlé de l’influence du cinéma soviétique, alors qu’il y a une séquence qui rappelle très fortement cette influence, c’est la fin, le 1er mai et ces plans en longue focale des drapeaux qui passent, etc. Simplement, étant donné le propos du film et l’état de dégradation du rêve, on dirait que le sens se trouve quasiment inversé par rapport au modèle.

Oui, je te dis le dérisoire c’est dur, parce que c’est vrai que j’ai eu une petite enfance vraiment enthousiaste. Quand le rêve s’effondre, quand je vois ma mère, ma tante qui étaient des militantes révolutionnaires avant la guerre, pendant la guerre, et juste après la guerre, et quand tu vois la désolation… Ma tante vit toujours en Tchécoslovaquie, elle a passé tout, et qui maintenant dit: « j’étais une imbécile », militante communiste et tout. Qui dit à 82 ans, « nous étions des imbéciles », c’est terrible. Aujourd’hui elle a le sentiment qu’elle s’est trompée sur toute la ligne, que sa vie est un échec, la négation même de sa pensée. Donc, c’est très dur.

Or moi, je ne suis pas tout à fait ça. C’est la génération suivante quand même, mais c’est vrai que j’ai eu une enfance enthousiaste et que, aujourd’hui, ces drapeaux avec Lénine et Marx qui flottent comme ça, quand tu sais par ailleurs que les slogans qu’on entend ce n’est pas la foule à Budapest le premier mai mais des enregistrements diffusés par des hauts parleurs sur les gens qui passent silencieusement, c’est le sommet du dérisoire. Ceci dit, cela n’empêche qu’aujourd’hui encore Le Cuirassé Potemkine soit un très beau film par sa forme et son fond.

C’est un peu de ça que je voulais qu’on discute, le rapport entre documentaire et socialisme, ou communisme, qui est quand même continu, si on parle des films faits en accompagnement de la révolution russe et de ses suites, les films faits pendant la dépression des années 30 aux États-Unis, en Angleterre et ailleurs, la reprise du flambeau en 68 en France et en Europe, est-ce que tu penses à cette histoire, au rôle que tu as pu jouer, aux enseignements à en tirer aujourd’hui ?

Je ne pense pas que j’ai joué un grand rôle, mais parmi les cinéastes qui ont compté pour moi, il y avait Joris Ivens, à partir de Borinage, Zuiderzee, 400 millions, etc. tout ça c’étaient de très grands films pour moi. J’étais bouleversé par les films faits jusqu’au début des années 60. J’ai trop d’exemples autour de moi de personnes qui sont passées à travers cette marche héroïque du siècle avec un idéal, qui n’ont pas été des salauds, parce qu’il y a eu des salauds, mais des gens qui ont tout paumé, des êtres chers, même leur situation, tout, pendant des années parce qu’ils étaient communistes. On ne peut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il y a un mode maintenant de dire : « le totalitarisme, ces salauds », etc. Oui, il y a beaucoup de salauds et beaucoup de salauds qui étaient au pouvoir. Mais, il y a effectivement un certain nombre de militants révolutionnaires qui sont absolument révolutionnaires, pour lesquels je continue d’avoir une admiration, une tendresse, des gens complètement floués maintenant, complètement désespérés.

D’ailleurs je crois qu’il y aurait un grand film à faire. C’est bien ce que fait Mosco sur Les Ex, mais je crois qu’il y aurait un film à faire sur des gens qui ne disent rien aujourd’hui et qui ont eu un destin extraordinaire, retrouver l’enthousiasme de l’avant-guerre, de l’Espagne ou de la résistance. Moi, je connais deux ou trois personnages, ça pourrait être une fiction sur deux ou trois personnages un peu comme a fait Axel Corti dans cette trilogie Welcome in Vienna, c’était très bien. Il y a des sujets comme ça qui mériteraient une trilogie, une grande série télé.

Pour moi, il reste quelque chose d’extrêmement positif dans cette épopée. Mais La Hongrie, vers quel socialisme ? reflétait parfaitement ce que Eva et moi étions à l’époque, c’est-à-dire extrêmement critiques sur un système qu’on connaissait parfaitement bien depuis longtemps. J’étais en Tchécoslovaquie la première fois en 1946, j’avais 6, 7 ans. Tout était détruit. J’ai vu la Tchécoslovaquie évoluer, 46, 48, 50, tous les deux ans j’y allais. Je sais bien ce qui se passait. Et donc la réflexion pour nous était la réflexion de deux personnes qui croyaient qu’il y avait un certain nombre de valeurs, sociales, éthiques, nécessaires pour l’épanouissement de l’homme. Et que simplement dans un pays dit socialiste, aucune de ces valeurs n’était réalisée, ni même respectée. Donc c’était vraiment faire un film où on pourrait faire balancer le discours officiel, un discours qui n’était pas complètement stupide d’ailleurs, parce que les Hongrois de l’époque, de l’après 56, étaient assez réalistes, mais qui continuaient de pratiquer un discours presque hors de propos, hors du réel. Et puis une réalité quotidienne où on disait que la vie était difficile mais que les besoins fondamentaux et la structure sociale étaient quand même de type socialiste et positif. Et ce n’était même pas vrai.

Le simple exemple de l’hôpital où on dit : « les soins sont gratuits », quand tu sais qu’effectivement tu n’étais soigné que si tu glissais de l’argent à tout le monde. Au bout du compte tu trouvais que les soins étaient plus chers que chez nous. Alors les personnes qui ne pouvaient pas payer étaient mal traitées. Donc, il y a une réflexion d’un point de vue d’une éthique et d’une philosophie socialistes. C’était déjà critique.

Mon rapport au communisme est critique depuis 1952, j’étais un môme. Ca n’empêche pas qu’il y avait un certain nombre de valeurs auxquelles j’étais attaché, auxquelles je demeure quand même attaché.

Souvent les communistes que je fréquentais étaient « le sel de la terre ».

La Turquie et le cinéaste-héros

Dans le film on sent cette distance. On la sent aussi dans le montage, la manière de faire contrecarrer les discours des officiels par la recherche sur des individus, des paysages. Ca aussi c’est quelque chose que tu continues dans Le roi laid avec ce rapport entre l’histoire, le cinéma et un individu.

Claude Weisz: Güney, c’est un destin exemplaire. Il y a deux choses qui m’intéressaient. D’abord c’est un grand cinéaste. C’est un homme d’action, un personnage. Je parlais des mythes tout à l’heure, mais je crois quand même que les grands films sécrètent des mythes, des personnages, un peu comme la littérature. C’est vrai que dans Dostoïevski ou Balzac, tu as affaire à un portrait exemplaire d’une société, d’un personnage. Et je crois que le cinéma, c’est ça aussi. Potemkine, c’est le mythe de la révolution, de l’insurrection. L’Atalante, c’est deux personnages qui deviennent fantasmagoriques. Et Güney, c’est effectivement un mythe cinématographique, parce que Güney en tant qu’acteur, était le comédien le plus populaire de Turquie. On n’a nulle part l’équivalent de ce personnage. Et ce comédien incarne ces Robin des Bois, ces redresseurs de torts, ces Mandrins qui prennent aux riches pour donner aux pauvres. Le bandit de grand chemin.

Petit à petit, ce comédien devient ce personnage, l’ami des pauvres qui prend aux riches mais d’une façon moderne, c’est-à-dire le personnage du western, pistolero etc. Et petit à petit ça rejoint le personnage politique qu’il était, parce que dès son plus jeune âge, il commence à écrire dans des revues communistes. Il écrit des nouvelles pour lesquelles il est accusé d’être communiste et mis en prison. La première fois qu’il est mis en prison, c’est pour avoir écrit un texte qu’on subodore d’être communiste. Donc à un moment, le personnage, le comédien rejoint l’homme public. Et il incarne une certaine idée. Et puis il devient cinéaste. Il incarne ses idées dans ses films où il joue lui-même. C’était Bob Marley ailleurs, tu vois. C’était ça qui était passionnant. Et j’ai essayé de retrouver au-delà de l’idéologue, le personnage et le mythe. Parce que Güney, s’il avait vécu, s’il était retourné en Turquie, aurait été Enver Hodja. C’était un Stalinien dur, très dur. Son idéal, c’était le Parti Communiste Albanais. Quand il est mort, en 84, je crois, sa ligne politique était la ligne albanaise.

Après il a franchi encore un pas, c’était le Kurdistan, surtout quand il est arrivé en France. Il est fondateur de l’Institut Kurde où il développe la thématique kurde, mais d’un Kurdistan marxiste. Donc le film c’est ce personnage.

Je ne voulais absolument pas le traiter de façon critique. Parce que, effectivement, on peut être révolutionnaire à Paris, on fait des discours en disant: « là-bas, nous irons avec des mitrailleuses, etc. » mais il vit ici, il fait des films à Paris, il vit bien. On pourrait démystifier, démythifier un peu Giney, ce qu’a fait d’ailleurs Patrick Blossier dans Autour du mur en le montrant pendant qu’il tourne. Ceci dit, c’est un autre mythe.

Je ne voulais pas jouer l’aspect critique mais faire une sorte de chanson de geste, à la manière d’une chanson de Roland, en magnifiant le personnage. C’est effectivement un héros, et le film est un peu ça. Ceci dit, il y a un parcours abrégé, mais j’espère compréhensible, de l’histoire de la Turquie aujourd’hui, et comment Güney s’y incorpore, et comment lui-même à travers sa fiction, il a prise dans la Turquie contemporaine. Alors c’est un double récit, le récit du personnage Güney et l’histoire de la Turquie, qui, à un moment, finissent par se confondre un peu, Güney étant un héros anti-turc, anti-régime turc.

Formellement, il y a un jeu de construction à partir d’éléments fiction et documentaire. Dans le film je me sers des films de fiction de Güney et de documents que j’ai tournés parfois, mais qui, la plupart du temps, ont été tournés par d’autres. Donc, je m’amuse à passer de la fiction au documentaire, à faire du faux documentaire à partir de la fiction. C’est un cinéma mensonge. C’est vrai qu’il y a des choses qui sont un petit peu mensonge. Et tu as une séquence que j’aime beaucoup, qui fait hurler certains, autour de Yol où on parle de la situation du Kurdistan, mais où je mélange des images de documentaire aux images de Güney, de la fiction de Yol. Pour moi ça marche très bien, et ça atteint le but. Ca rend concret le combat des kurdes au Kurdistan, et en même temps construit un récit à partir d’éléments hétéroclites et hétérogènes.

Tu as assisté à des débats avec des kurdes communistes là-dessus ?

On en a fait au début, patronné par l’Institut et par le syndicat kurde à Paris avec un public essentiellement turc-kurde. On a fait deux projections, et c’était assez violent. D’abord il y a un mythe Güney. Il y a tous ceux qui trouvent que Güney n’est pas assez présent dans le film. Ils pensent qu’ils vont voir Güney en permanence sur l’écran. Ce n’est pas ça tout de même. Il y a ceux qui trouvent que le film n’est pas un tract, tous ces gens qui arrivent avec une idée militante communiste un peu bornée. Et puis, il y a ceux qui pensent de toute façon, pourquoi un français s’occupe-t-il de leurs affaires. Ca aussi, chaque fois que tu tournes à l’étranger, on te dit la même chose. Au Québec, j’ai eu la même chose. Alors il faut enlever le morceau deux fois sur trois, j’ai réussi. Surtout au Québec, à l’époque un français qui tourait au Québec, ce n’était pas évident.

Le Québec, l’enthousiasme et le malheur…

Tu as fait trois films au Québec, tu peux en parler ?

Oui, alors quand il s’agit de documentaire, il n’y a pas de problème. Mais j’ai voulu monter Une saison dans la vie d’Emmanuel, qui est adaptée d’un roman de Marie Claire Blais, là je ne suis pas arrivé à faire la co-production. Je suis le premier à avoir voulu faire une co-production entre la France et le Canada. J’y suis quasiment arrivé, ça m’a pris deux ans, j’avais tout, sauf que je me suis trouvé court-circuité par des cinéastes qui auraient dû être mes alliés, et en particulier par le Président de l’Association des Cinéastes Québécois. Il a tout fait pour que le film ne se fasse pas. Il s’est comporté d’une façon hypocrite, parce qu’il a même repris le truc en disant « je vais produire », et il a bloqué tout. Cette histoire était très douloureuse pour moi. Ceci dit, quand je suis revenu, Radio Canada achetait deux de mes documentaires, et j’ai eu droit à des gens qui me disent après, « oui, pour un français, c’est pas mal ». Donc c’était déjà bien.

Et quant à Une saison dans la vie d’Emmanuel tourné entièrement en France en 1972 comme film 100% français, j’ai été vraiment accablé au départ. Les gens disaient: « Quoi, un français va adapter un roman québécois ? ». Ça a été une hostilité économique, culturelle, symbolique. Quand le film est sorti au Canada, j’ai eu le bonheur d’avoir 6 critiques sur 10 extrêmement positives, vraiment très bonnes. Et des gens qui sont venus à la première du film, que je m’attendais pas du tout à voir là, sont venus à la fin en disant : « je suis heureux ». C’était une petite satisfaction.

C’était une période où le nationalisme québécois était exacerbé.

Terrible, terrible. Et moi, j’avais une grande sympathie. Parce que j’ai connu de grands moments d’enthousiasme au Québec. J’étais là en 68-69, j’ai été là au moment où Lévesque était Président du Parti Québécois, etc. Il n’était pas encore Premier Ministre, et il y avait un enthousiasme… entre les soirées où chantaient Pauline Julien, Gilles Vigneault, Tex Lecor, Charlesbois, les récitals de Michèle Lalonde, de Gaston Miron, la nuit de la poésie où tu avais 5000 personnes qui écoutaient des poèmes et qui se levaient enthousiastes, qui applaudissaient, c’était bouleversant. Des gens restaient là des heures, toute une nuit pour écouter de la poésie. C’est des grands moments d’émotion.

Et il y a des reflets de ça dans les films ?

Un petit peu. La nuit de la poésie c’était plus tard en 71-72. Je suis allé tout l’hiver 68-69, oui, c’était l’enthousiasme aussi. C’est là où j’ai découvert qu’il y avait encore des peuples encore prêts à s’enthousiasmer. C’était après mai 68, après les retombées de 68 nous étions un peu tristounets, l’automne 68 ce n’était pas très gai. Et là, d’un seul coup, l’hiver 68-69, j’ai retrouvé l’enthousiasme à Montréal. Et après je suis retourné en 70-71. Alors dans les films, les gens parlent avec une telle chaleur que c’est un plaisir de les entendre. Mais je n’ai pas fait un reportage sur les mouvements nationalistes. Les trois films sont non pas intemporels, mais il y a un sur la vie quotidienne dans un village, l’autre c’est Montréal, alors effectivement les problèmes politiques, linguistiques sont abordés, mais de manière plus rationnels. Et puis le troisième, ce sont les jeux d’enfants en hiver. Si j’avais pu faire un an plus tard un autre film, j’aurais fait quelque chose sur cette période. Ceci dit, il y a des films québécois là-dessus qui sont fantastiques.

Petite précision, tu es né en France ?

Je suis né à Paris. Mon père était hongrois et ma mère slovaque. Mon père est venu pour des raisons économiques, la crise de 29-30. Il est arrivé à Paris très jeune en 30, il avait déjà un frère ici, il est allé travailler chez Citroën. C’était un prolo. Et puis ma mère était d’origine bourgeoise. Elle est partie d’abord en Allemagne, c’est un peu une rupture familiale. Elle a commencé à travailler dans un atelier à faire des chapeaux. Puis elle est arrivée ici comme « petite main ». Ses frères et sœurs, comme elle, étaient atteints du virus socialo-communiste dans une famille de la grande bourgeoisie d’une ville de province en Europe de l’est. Mon père et ma mère se sont rencontrés à Paris.

Et en 68, tu faisais partie des États Généraux ?

Oui, en 68, je travaillais à la télévision scolaire. J’en fus un des « désorganisateurs » ; on a fait pas mal de choses. On a travaillé avec l’Atelier Arts Graphiques aux Beaux-Arts, on a fait des occupations, des trucs comme ça. Ceci dit, je n’ai pas tourné. En 68, je n’avais vraiment pas envie de me servir d’une caméra. J’étais dans le mouvement. Ca fait un peu couillon de raconter des choses comme ça, mais c’est vrai que j’étais un peu partout où il se passait des choses. Un peu asphyxié, un peu matraqué, mais je n’avais pas de caméra, ni d’appareil photo. C’est vrai, j’ai passé à peu près toutes les étapes de mai 68.

Pour moi c’était vachement important parce que c’était un de mes grands moments d’accord avec la France. C’est un pays que j’aime beaucoup. Je le dis sans chauvinisme, parce que c’est vrai que je me suis souvent considéré français par hasard. C’est pourquoi ça me faisait toujours rigoler quand j’étais au Québec, où de temps en temps on me disait « maudit français », et « oui, vous revenez chez nous maintenant, vous nous avez abandonné il y a deux siècles ! » Moi, vraiment, je ne sais pas où étaient mes ancêtres il y a deux siècles, mais en tous cas, ils n’étaient pas en France.

Et donc, je parle d’autant plus facilement d’un tas d’autres choses, de traditions que j’aime beaucoup ici, surtout une culture, une littérature, une manière d’être, une manière de voir le monde peut-être, et j’ai beaucoup souffert dans mon affection française. Parce que les années De Gaulle pour moi étaient des années douloureuses, extrêmement dures. Maintenant on mythifie aussi De Gaulle, tout bon, tout beau etc. Il y a quelques éléments positifs effectivement du gouvernement De Gaulle, mais dans l’ensemble pour moi c’était une période extrêmement sombre de l’histoire de France. D’abord il y a eu la Guerre d’Algérie qui a commencé quatre ans avant De Gaulle, mais aussi quatre ans pendant De Gaulle. On oublie un peu ça. On dit : « De Gaulle a fait la paix en Algérie ». Il a mis quatre ans pour faire la paix en Algérie. Autant que les quatre années précédentes. Et il est quand même arrivé sur un coup d’état. Le 13 mai 58 c’est quand même un coup d’état. Je l’ai ressenti comme ça. Il y a vraiment eu des moments où je me sentais en exil dans ce pays.

Et je ne pouvais pas non plus me raccrocher au Parti Communiste. J’étais au PSU pendant assez longtemps. C’est vrai qu’au PSU il y avait une fraternité, une amitié, une complicité politique. J’ai fait un film avec Patrick Brunie, Jean-Marie Dagoneau, on était trois ou quatre, un film d’une heure sur le PSU. Je ne sais pas où est ce film, qui s’appelait « Le PSU, une gauche différente ». Et quand mai 68 était arrivé, je n’avais pas envie de tourner. Brusquement j’étais en accord avec la France. Entre guillemets, c’est un peu emphatique de dire ça, mais c’était ça. L’image, c’était la France telle qu’elle vivait dans mes phantasmes, dans mon idéal, et brusquement c’était vrai, c’était extraordinaire.

C’est vrai j’ai vécu des moments fantastiques, et pendant deux mois, j’étais heureux tous les jours. Pendant deux mois, j’ai vécu dans le bonheur, dans l’angoisse parfois, mais dans le bonheur totalement. J’ai vécu un mouvement révolutionnaire. C’était un peu tardif, j’avais presque 30 ans et j’aurais préféré le vivre à 20 ans. Mais c’était ce que j’attendais depuis longtemps.

C’est pour ça que quand je vivais l’hiver 68-69 au Québec, que je voyais ce mouvement… C’est vrai que le mouvement nationaliste québécois, et même maintenant avec des nuances, ça regroupait beaucoup de gens de gauche. C’était un mouvement nationaliste, mais par rapport à l’Amérique du Nord, tu retrouvais une pensée de type social qu’on n’avait pas ailleurs, ni dans le Canada anglophone, ni aux États-Unis.

Un peu abîmé par le passage au pouvoir du Parti Québecois, non ?

Mais pas tant que ça, et s’il y a un homme politique pour lequel j’ai vraiment eu une grande admiration et qui n’a pas fléchi, c’était Lévesque. Je l’ai croisé deux ou trois fois, je me suis trouvé à la Cinémathèque assis à côté de lui, tu vois, anonymement, parce qu’il venait voir un film à la Cinémathèque de Montréal. C’est un type qui était curieux, intelligent. Je l’ai rencontré deux fois avec des amis écrivains etc. et j’ai assisté une ou deux fois à des meetings PQ. Il savait s’arrêter, réfléchir; il savait calmer l’enthousiasme. C’était vraiment un grand bonhomme, et jamais à aucun moment le pouvoir ne lui a fait tourner la tête. En plus c’était un homme tellement malheureux, toujours, enthousiaste et malheureux. Malheureux parce que son idée, il était arrivé presque au bout de ce qu’il voulait faire, et à un moment il a vu qu’il n’y arriverait pas. Tout en se disant qu’un jour ou un autre, ça arriverait. C’était une immense frustration chez lui. Mais tu vois aujourd’hui même les opposants d’alors à l’indépendance de Québec sont devenus indépendantistes. Demain, il y aura encore des choses nouvelles là-bas.

P. S. Je reviens d’un tournage de dix jours au Kurdistan Irakien passés avec les Peshmergas de Barzani : douze heures de film, une expérience bouleversante, encore un peuple qui veut vivre.

à suivre…

Propos recueillis par Michael Hoare


Claude Weisz est né à Paris en 1940

  • Courts et moyens métrages (fiction et documentaire)
    • La Grande Grève (co-réalisation collectif C.A.S.)
    • L’inconnue (1967)
    • Un village au Québec
    • Montréal
    • Deux aspects du Canada
    • La Hongrie, vers quel socialisme ? (1976)
    • Tibor Déry – portrait d’un écrivain
    • L’huître boudeuse
    • Passementiers et Rubaniers
    • Le Quinzième mois
    • C’était la dernière année de ma vie (1985)
    • Nous aimons tant le cinéma
  • Longs métrages Documentaire
    • On l’appelait… le roi laid (1987) Grand Prix documentaire à Valence
  • Fictions
    • Une saison dans la vie d’Emmanuel (1972)
    • La Chanson du mal aimé (1981)

Publiée dans Documentaires n°3 (page 22, Juin 1991)