Christine Delorme
Dans les Vaches Bleues de Catherine Pozzo Di Borgo, les travailleurs des mines d’arsenic sont prisonniers de la toile tissée par le système, leur parole est asphyxiée, coupée de leurs corps malades. À l’inverse, les personnages de Et la vie, choisis dans la périphérie des villes des extrêmes, face à la caméra, se révèlent à eux-mêmes, tant et si bien qu’ils semblent créer pour nous spectateurs une fiction de leur vie.
Je suis parti de l’idée de faire un film sur le multiple. Ce qui m’intéressait, c’était d’avoir des gens très différents, de faire une sorte d’essai sur ce qu’est un portrait, comment construire des mises en scène différentes pour chacun, qu’est-ce que la parole. Cette première idée était fragmentée, il devait y avoir autant de court-métrages – des petites unités de cinq minutes – que de personnes. Puis je me suis orienté vers un objet unique, et à partir de ce moment, une cohérence s’est établie entre des grands types sociaux au fur et à mesure qu’avançait le film.
J’ai fait un film sur les périphéries. Je me suis fait une carte imaginaire, avec les villes les plus extrêmes où on parle le français. Il ne fallait pas partir de vérités sur les villes mais de mythologies.
J’avais décidé de filmer le Sud l’été et le Nord l’hiver, c’est-à-dire de les filmer dans ce qui est le plus emblématique. Le Nord et le Sud sont deux mythologies qui se renvoient. J’ai filmé le Sud de Marseille et non pas le Sud de Montpellier, car Marseille renvoie au Nord, à Charleroi sur beaucoup de choses, du rapport à l’industrie, du rapport à ce qui est cassé, pour s’opposer par exemple à Toulouse avec son image « hi-tech ».
La règle du jeu était posée, c’était « on parle de soi ». Ça a toujours été important pour moi de penser l’autre en termes de sa fiction. Je pense que ce qui nous fait vivre, ce sont les histoires qu’on peut se raconter sur notre propre vie. Et ce qui unit les gens dans ce film, c’est que pour eux, la parole est vitale. La caméra est utilisée comme : « Je te regarde, donc tu vas me parler » ce qui n’est pas du tout la même chose que le champ vide offert à l’autre de l’analyse; c’est le contraire, c’est parce que je te regarde que tu vas me parler de toi.
Ces gens ont en commun d’appartenir à un univers dont ils cherchent à ramasser les fils. C’est pas des battus. C’est des gens qui tirent des fils et la parole leur sert à tirer les fils.
J’ai enquêté pendant six mois et j’ai tourné pendant un an. Pendant cette année-là, je continuais à rencontrer les gens. Je ne suis jamais arrivé dans une ville avec une liste fermée des gens que j’allais filmer. Jamais ce devait être balisé. J’ai toujours cherché à ce qu’il y ait une ouverture. J’ai tourné 90 heures de rushes en Beta. J’ai ensuite travaillé tout seul au montage pendant six mois où j’ai monté vingt portraits de dix minutes, et j’ai ensuite monté le film en tant que film pendant trois mois avec une monteuse.
Et la vie a reçu le Prix de la Scam et le grand prix ex-aequo à la biennale de Marseille.
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Et la vie
1991 | France | 1h30 | 35 mm
Réalisation : Denis Gheerbrant
Publiée dans Documentaires n°4 (page 8, Août 1991)