Jean-Paul Roig
Productrice de séries documentaires (Bande à part, 70 x 26’, A2, 1976-80 ; La vie à vif, 8 x 52’, A2, 1979-82) puis auteur réalisatrice (Pour mémoire, 52’, A2, 1981 ; Lettre fermée, 35’, A2, 1981 ; Jack de Nantes, 70’, A2, 1983 ; Une mort en souffrance, 52’, TF1, 1987) Marianne Gosset a toujours travaillé à la télévision. Une autre télévision ? d’hier ? Celle dont on parle avec nostalgie aux projections des mardis de la Scam. Une télévision courageuse. « Je fais partie des déçus de la télévision comme il y a les déçus de la gauche. » En 1977 elle obtenait le Prix de l’Association des Critiques pour Bande à part, Meilleur magazine de télévision, et en 1985 le Grand Prix de la Scam-SGDL pour l’ensemble de son œuvre.
Comment est né le projet de ce film ?
C’est un film qui a un itinéraire particulier. Au départ le projet était une fiction. Un projet bâtard, une tentative d’être sur la limite entre les deux genres, à la fois de faire jouer des comédiens et de rendre compte d’une réalité dans un lieu donné. L’argument de fiction était trois comédiens venus enquêter sur un fait divers, pour préparer un spectacle et le mettre en scène, et la réalité progressivement les faisait dévier de leur propos. À l’époque j’avais très envie de tenter cela et aujourd’hui je pense que c’était une mauvaise idée, une idée pour me protéger en mêlant une fiction entre cette histoire trop pénible et moi-même. Et les événements ont donné raison à la réalité. À quinze jours du tournage, la SEPT, pour des raisons financières, ne m’a laissé que le choix d’un documentaire. Mais j’ai travaillé pendant un an sur ce projet de fiction ce qui m’a permis de passer 4 à 5 mois en Alsace, en plusieurs voyages, et de connaître intimement les gens.
Et pourquoi l’histoire d’Isabelle Fisch dix ans après ?
Quand au début j’ai eu l’accord de la SEPT pour une fiction, j’ai découvert l’histoire d’Isabelle Fisch dans un article remarquable de Libération. Je me suis rendue directement en Alsace et j’ai rencontré Christiane et Rémy Fisch, les parents d’Isabelle, que j’ai trouvés magnifiques et on a décidé de travailler ensemble.
Pourquoi cette mise en scène du « tu » de la lettre, de vous adresser, de parler à Isabelle comme si vous la connaissiez ?
C’est un dispositif très tardif. Je me suis trouvée dans une grande difficulté parce que j’avais un scénario très bétonné, qui n’était pas entièrement un scénario de fiction mais sur lequel j’avais quand même réfléchi pendant un an. Ça n’a pas été facile de me débarrasser de cette peau de la fiction qui traînait. Je faisais des compromis de tournage entre les deux et je me suis retrouvée au montage avec une matière qui se mettait très bien en forme mais qui était complètement opaque pour les autres. C’est Guy Olivier qui a vu le film et qui m’a dit : « c’est un opéra sans livret. C’est un film complètement fondé sur la frustration, qui ne donne rien au spectateur, aucune clef. Une voix manque. Je ne sais pas laquelle. Je crois que c’est la voix de la petite ». Le montage s’est arrêté pendant deux mois. J’avais tellement peur. Je ne voulais pas prendre la parole. Je voulais bien avoir filmé, avoir commis cette transgression mais pas l’avouer. En fait la lettre était certainement déjà en filigrane mais j’aurais préféré qu’elle reste sous-jacente.
J’ai beaucoup de mal, je supporte mal de voir ce film, c’est trop douloureux. C’est un film qui m’appartient, que j’aime beaucoup, qui est important pour moi, mais il y a trop de douleur peut-être.
À la fin du film deux dates sont données : novembre 1987 et août 1989, à quoi correspondent-elles ?
J’ai rencontré la famille en juillet 87 et j’ai vraiment commencé à travailler en octobre. Puis en novembre il y a eu la réunion officielle sur l’Affaire Isabelle Fisch, et il a fallu faire admettre ce film, dans la région, aux mineurs, aux syndicats CGT des mineurs. Il a même fallu que j’aille aux tribunaux. C’est un peu coriace mais c’est ce qu’il y a de magnifique dans le documentaire.
Quand vous débarquez dans une histoire comme celle-là, complètement opaque, si vous n’avez pas du temps à y consacrer vous êtes fichu. Déjà pour comprendre un dossier de six cents pages. Puis dans une histoire aussi tragique, dans ce que l’on appelle un fait divers, les gens n’ont pas la parole, et quand quelqu’un arrive pour les écouter, ils le submergent. Il faut un temps d’ingestion et puis de digestion. Et, c’est ce qu’il y a de terrible aujourd’hui, c’est qu’on ne nous donne pas ce temps de préparation. J’ai passé un an en étant payé un mois.
Aujourd’hui le temps alloué permet de traiter des sujets mais plus de faire des films. La plupart des producteurs vous disent: on vous paie trois semaines de préparation et estimez-vous heureux. Pour faire ce film il m’a fallu aller quinze fois là-bas, me balader pour arriver à comprendre ce qu’était la mort de cette région, avoir accès aux mines… bien-sûr tout cela est une question de choix personnel mais il faut pouvoir l’assumer au moment où vous le faites. Si ça tombe bien par rapport à vos ASSEDIC, ça va, sinon vous faites votre mois de préparation et puis… advienne que pourra.
Le tournage a donc débuté en juillet 1988, un an après, et a duré dix-huit jours. Août 1989 correspond au moment de la première copie. Le montage s’est fait en dix semaines, étalé sur deux périodes.
Comment s’est passée la relation avec la famille ?
Dès le début s’est développée une relation très forte avec les parents et en particulier avec Rémy, le père d’Isabelle qui a compris que le film pouvait aider son fils. À la mort de sa sœur, Adrien, à quatorze ans, est devenu muet. Depuis dix ans il n’avait pas sorti plus de trois mots par jour et il a fallu le forcer à parler, lui permettre de parler. C’était terrible. Depuis il a retrouvé la parole dans la vie. Une façon curieuse, sauvage.
Il est indispensable de connaître intimement les gens, même si ça peut être dangereux et pour soi et pour eux. Car dans cette histoire j’ai failli y laisser ma peau mentale, et eux ne savent jamais quelle place on a et qui on est là-dedans. Quand on arrive dans une histoire aussi terrible, la caméra ou soi, on est là pour boucher quelque chose, c’est-à-dire qu’en fait on prend la place de l’enfant mort, je crois. Et ça crée un rapport extrêmement bizarre. Dans la famille, le film a pris la place d’Isabelle, et la famille s’est complètement investie dans le tournage. Mais alors ou commence le tournage et où s’arrête la vie ? Quelques jours avant le tournage on a découvert que la mère d’Isabelle avait un cancer du foie. Hospitalisée à Villejuif elle venait ensuite en traitement à Paris. Ainsi pendant que j’étais en montage durant la journée, je les retrouvais le soir chez moi. Pendant un an, il n’y avait plus de frontière.
Alors que tout le film cherche à échapper à l’enquête, pourquoi avoir interrogé, dans le film, ces motards de la bande à Vittel ?
Parce qu’ils étaient désignés comme boucs émissaires par tout le monde et parce qu’à mon avis ce sont les seuls qui disent la vérité, les seuls qui disent le répugnant de tout cela, de cette histoire… la parole la plus vraie… quand l’un d’entre eux dit : « c’est l’histoire d’une gonzesse de patelin qu’on a violée, c’est tout »… En fait le fantasme de toute une région était collé à eux comme une sangsue et tout les désignait. Et ce ne sont pas eux qui ont fait le coup, c’est évident.
Avez-vous vraiment cherché à savoir qui était Isabelle, à la connaître en dehors de tout ce qui a été dit ?
Je ne sais pas si c’était une volonté de connaître ou d’opacifier. C’est posé au départ que l’impuissance est là, mais… « dis-moi quand même ». Je n’ai rencontré personne qui ait pu me parler d’elle. Les gens disaient elle était propre sur elle, elle était gentille, c’était une bonne militante, elle marchait sur les traces de son père, elle était la fille de son père.
Elle n’a rien laissé.
Vous parlez de « deuil impossible parce que sans visage » et vous ne montrez l’image d’Isabelle qu’à la fin du film.
J’ai voulu que le film soit un mouvement, que ça glisse, que ça n’agrippe pas. Tant que tout courra comme ça, en boucle, à la surface, et que personne ne sera descendu au fond, le deuil sera impossible. De la même manière le deuil d’Isabelle est impossible parce que pas plus ses parents que son frère ou quiconque que j’ai rencontré ne sait qui elle était. Je pense non pas qu’elle soit trouble, mais moins claire que ce qui a été proposé par les parents et moins sombre que ce qui a été proposé par la rumeur publique… je pense que personne n’a désigné cette fille pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une jeune fille normale, ni une passionaria ni une pute, et que tant qu’elle n’aura pas de visage, le deuil sera impossible. Et puis ces textes sont très liés au moment, qui était qu’à sa mort se superposait celle de sa mère qui était à l’époque en train de mourir, morte non pas de la mort de sa fille mais de toutes les saloperies qui ont suivi. Un cancer. Donc il y avait encore un deuil à rajouter.
Votre itinéraire est marqué par la télévision. Pensez-vous qu’un film comme celui-là a encore sa place à la télévision d’aujourd’hui ?
A mes yeux le lieu privilégié du documentaire est la télévision. Quand vous fabriquez un objet, pas au sens péjoratif mais artisanal, vous ne pouvez pas penser qu’il va être diffusé à la télévision, avec ce qui va venir avant et après dans le programme, car c’est toujours le mauvais qui rejaillit sur le bon et jamais l’inverse dans ce courant, ce flux continu. Je n’ai jamais pensé une seconde quand je faisais ce film à sa diffusion. Alors c’est peut-être mal car on ne pense pas au public non plus. Mais je crois que plus on tente une justesse pour soi plus on a de chance soit de se casser la figure soit de trouver une justesse pour les individus. Public ça ne veut rien dire. Pour moi ce sont des êtres, et si des êtres réagissent et j’ai vu qu’il y avait des réactions, c’est bien.
J’ai beaucoup de mal à parler non pas de ce film en particulier mais de la télévision parce que je fais partie des déçus de la télévision comme il y a les déçus de la gauche. Ce lieu qui était un lieu formidable de magie, de possibilités est devenu un couloir. La télévision est sensée être un lieu de réel, or la seule préoccupation aujourd’hui des diffuseurs c’est de gommer le réel, de ne plus jamais avoir une accroche à la réalité, sauf sous forme d’informations qui sont déréalisées… On ne peut plus faire de documentaire parce que c’est un choix politique, parce que l’on ne peut plus parler du réel. Il y avait des fenêtres ouvertes… Le réel c’est quand même des plaies, des souffrances, des failles. Les gens ont envie qu’on leur parle de la vraie vie, de quelque chose, d’ailleurs ou d’ici, qui ait à voir avec la vie, les sentiments, les images qu’ils ont dans la tête.
J’ai proposé des séries documentaires mais les diffuseurs n’en veulent pas. Je suis actuellement en train de travailler dans l’édition sur un contrat de livre. Paradoxalement, c’est un projet que j’avais proposé à la télévision et ce sont les éditions du Seuil qui ont pris le bouquin en disant on fera une série derrière… quand il y aura la caution du livre.
Propos recueillis par Jean-Paul Roig
Passé sous silence est sélectionné aux Documentaires Français d’Aujourd’hui des États Généraux du Documentaire à Lussas.
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Passée sous silence
1990 | France | 1h19 | 16 mm
Réalisation : Marianne Gosset
Production : LA SEPT, Flach TV
Publiée dans Documentaires n°4 (page 10, Août 1991)