Société française : mises en scène

Michael Hoare

C’était rafraîchissant de voir le nombre de documentaires présentés cette année pour la sélection à Lussas qui donne une image d’individus, de groupes, de problèmes de la société française. Déjà les années précédentes, ce n’était pas si évident. Et ensuite, il s’agit souvent de films qui ne troquent pas la totalité d’un regard contre une fausse efficacité informationnelle, qui ne trichent pas avec leurs procédés de montage, leurs stratégies de réalisation. Leurs partis pris assumés, affichés, s’exposent à la discussion, au risque et, donc, au vrai enseignement. Malheureusement, tous ces films ne seront pas projetés, mais tous seront disponibles à la Vidéothèque.

Quelque chose de plus

Commençons avec Quelque chose de plus de Françoise Davisse et de Murielle Szac-Jacquelin, produit par Christophe Otzenberger de Méli-Mélo. Il s’agit d’un film sur les enfants trisomiques, les mongoliens, leur adaptation, éducation, leur « intégration » en somme. Comme tout film « anti-raciste », les auteurs annoncent tout de suite leur parti pris. Et souvent, notamment pendant les premières vingt minutes, la moralisation a tendance à prendre le pas sur la réalisation. On subodore une bande de cathos embarqués dans une campagne clandestine contre l’avortement. À trop vouloir démontrer des thèses dont les auteurs sont d’autant plus fermement convaincus qu’elles motivent le projet lui-même, il n’y a que peu de place pour la vie, la vie des enfants ou la vie du cinéma. Or petit à petit, le film s’ouvre, les enfants prennent plus de place, de parole, les cinéastes se mettent en position de risque. Et puis ça bascule complètement quand, intervenant dans une situation familiale fermée, les cinéastes prennent le risque, énorme, d’y provoquer une faille. Ils interviennent comme agent transformateur dans la vie du garçon filmé. Celui-ci est effectivement bouleversé par cette ouverture, mais le bouleversement atteint une telle violence que les cinéastes se trouvent exposés à l’accusation de manipulation aux effets non contrôlés, et non contrôlables. Dans la dernière partie du film, elles recherchent réconfort dans les bras de leur psychologue-thérapeute fétiche, retombant pour le coup dans une mise-en-scène de la transmission du bon message. Mais l’effet de l’ensemble, mise-en-scène consciente, et inconsciente, contrôlée et incontrôlée, est de nous « enseigner » par sa dynamique même que le « quelque chose de plus » du rapport avec l’autre peut fort bien être infiniment plus imprévisible et bouleversant que les bonnes intentions de départ.

S.D.F., Banlieues 90

Le regard du stagiaire domine SDF Sans domicile fixe, produit par Le Toit du monde, Poitiers, pendant l’hiver 1989-90, et aussi Banlieues 90 réalisé par Habib Azzout et Mourad Ceffai à Vaulx-en-Velin et Vénissieux pour l’Agence Caméra. Le principe est évoqué brièvement sur la couverture de la cassette du premier. « Un groupe de trois jeunes (18-25 ans) que l’on classe dans la catégorie S.D.F. utilisent la caméra afin de présenter des témoignages sur leur environnement particulier. Ici les S.D.F. se filment eux-mêmes… La fiction, même très documentarisée, devient dans ce cas le témoignage vu de l’intérieur, de la réalité de la “zone”. Son aspect dur et cruel, ses codes particuliers du respect, de l’entraide sont traités crûment, sans concession, mais avec la sensibilité de jeunes qui connaissent ce mode de vie ».

Est tout de suite posé le débat sur le « regard de l’intérieur » contre le « regard de l’extérieur ». Il s’agit d’un des débats clefs du jour et nous y reviendrons dans un prochain numéro de la revue. Force est de constater ici que si « l’intériorité » est bien présente dans les deux films, ce n’est que dans le deuxième que nous sentons, en plus, une « envie » de cinéaste. Les S.D.F. se contentent de balader leur caméra chez leurs compagnons de route, dans les coins et les recoins de la ville qu’ils occupent, certaines séquences ressemblant à une introduction aguicheuse d’un « Ciel, mon mardi ».

Banlieues 90 par contre présente deux portraits, pas totalement aboutis, pas complètement équilibrés. Dans un cas, un galérien passe ses jours entre la cité et le living de sa famille dont il n’arrive pas à se décrocher.

Il y a un beau moment de mise-en-scène quasi-fictionnelle avec la mère et la sœur. L’autre concerne un animateur sportif. On sent ici que les stages dont ces films ont dû émerger débouchent, chez les S.D.F., dans un regard de miroir passif renvoyant les gens vers leur merde sociale, tandis que dans l’autre, il y a un intérêt pour la prise en considération des propriétés particulières et magiques de la caméra.

Le film d’Alex

Ce film de Christian Avenel pour Vidéomobile pose un autre problème. Il s’agit d’un portrait en creux d’un jeune toxicomane sidaïque mort d’overdose. Cela pourrait suggérer une autre œuvre de deuil telle Passée sous silence de Marianne Gosset, si ce n’est que ce dernier film néo-Durassien est entièrement un chant de la mort (d’une région, d’une économie, d’une politique) tandis que le film d’Avenel par son irrévérence, son sens du jeu, son manque d’emphase et de tragédie nous place pleinement face à notre irresponsabilité dans la vie. Que faisons-nous de nos morts, et en particulier des morts banaux, quotidiens, inutiles des jeunes, disparus sans avoir rien appris, ni rien donné simplement parce que la recherche d’un « ailleurs » ou d’une « autre chose » les amène dans des voies d’impasse autrement plus redoutables que le gauchisme d’antan ? La vidéo, car ici il s’agit d’un documentaire vidéo qui ne calque pas ses méthodes du langage film, est surchargée de vitalité, et nulle part de manière plus forte que quand les uns et les autres parlent simplement de la banalité de l’expérience drogue et de ses causes. Un curieux, et salutaire, détournement de deuil.

Non lieux, De jour comme de nuit, Femmes de Fleury, Laurence

Les prisons seront très présentes à Lussas cette année. Chacun des films posent des questions particulières. Non lieux (Alexandra Rojo et Mariana Otero, Varan), plus sur le hors-prison que sur ce qui se passe dedans, nous force à examiner la sympathie ou non de la caméra pour les gens qu’elle approche. Nous sommes obligés d’examiner nos réactions quand la proximité d’un regard ne dévoile pas immédiatement les raisons de son intérêt pour les personnages filmés.

Dans les films sur les prisonniers : De jour comme de nuit (Renaud Victor pour 13 Production et Bruno Muel), Femmes de Fleury et Laurence (Jean Michel Carré, Grain de sable), la place du regard devient la question centrale de la mise-en-scène. Quand on filme les prisonniers en prison, les a priori mentaux fixent le cadre de l’image, laissent des traces visuelles d’autant plus fortes que la variété du lieu et du type de personnage est forcément limitée. Le film de Victor sur les Baumettes est remarquable pour sa pureté, une simplicité du regard qui rappelle celle de Bresson. C’est un film imbu d’une lumière de la terre, d’une lumière fondamentalement juste, droit des choses qui sont. Le cinéaste est là, avec ses interrogations d’« outsider », avec sa caméra constamment à niveau d’œil, avec sa familiarité des lieux, personnes, structures. Et c’est tout. Dans ce cadre, les prisonniers, les gardiens parlent. Et font un film bouleversant.

Les choses se compliquent dans les films de Jean-Michel Carré, non pas parce qu’il serait moins « juste, droit », etc. etc., mais parce qu’on ressent une plus grande complexité, et ambiguïté, dans le regard. Peut-être parce que s’ajoute à la distance « prisonnier / non-prisonnier », , celle entre un homme et des femmes. Par moments la fascination du réalisateur pour son sujet devient évidente, une fascination qui laisse deviner une attirance vers les abîmes de la socialité humaine. Et par moments aussi, on ressent une fascination avec le jeu de la fascination elle-même, comme si le réalisateur voulait montrer le film en train de se faire, avec lui-même en virtuose au milieu. Des films aussi remarquables, mais plus troubles et troublants.

La mémoire au couteau, Et la vie

La mémoire au couteau de Marc Méchain et Benoit Regnard pour Grain de sable, est sur le plan du langage le film le plus conservateur de l’ensemble. Bien filmé en un 16 mm lumineux (Philippe Lassale), vigoureusement monté et clairement structuré avec quelques belles séquences de montage virtuose (Laurent Ballayguier), il s’agit de la transformation du métier de l’alimentation de gros dans la région Parisienne à travers trois générations : celle qui se souvient du métier du bon vieux temps des Pavillons Baltard, celle qui a fait l’adaptation au marché de Rungis, même à contre-cœur, et les nouveaux gestionnaires qui progressivement remplacent les vieux artisans. De fait, à travers ce secteur économique, nous sommes les témoins de la transformation d’une classe et d’une mentalité, d’une République à une autre, d’une culture économique à une autre. On mesure les conséquences de la victoire à plate couture des gestionnaires et des technocrates à la laideur des lieux, au désespoir des yeux. C’est une concentration des transformations que la France a vécues ces dernières quarante années et, n’en déplaise à Time Magazine, c’est une image qui ne dit rien qui vaille sur la société que nous vivons.

Si Denis Gheerbrandt place son film Et la vie délibérément en dehors d’un quelconque projet social (voir article ci-dessus), les conséquences sociales de son regard, de son montage sont extrêmement fortes, et dures. Les portraits des blessés de la parole, de l’amour, les portraits d’individus, d’isolés, tous jeunes ou dans la force de l’âge nous touchent précisément dans l’état un peu flottant un peu fluide et intemporel où le cinéaste les place. Le cinéaste ne dit rien sur l’histoire des gens qui lui donnent leur parole, la représentation de leur être. Il se contente de prendre, de former, de montrer. Mais ce qu’il montre, à la fois dans l’individualité du portrait et par leur accumulation collective, est un désarroi massif, un éclatement identitaire affectant des millions de gens jusqu’aux « frontières de la langue ». Ce film permet de penser que la mort de l’appartenance de classe, même si le couple final sert de confirmation a contrario, est peut-être le prix le plus fort exigé par la modernisation accélérée que nous vivons, dans la mesure où rien, aucun concept, aucune idée, n’est venu à sa place collectiviser une expérience d’isolement que nous ne pouvons vivre que comme une angoisse.


  • Banlieues 90 | Ralib Azzout, Mourad Cheffaï | 1990 | France | 30’ | Vidéo
  • De jour comme de nuit | Renaud Victor | 1991 | France | 1h52
  • Et la vie | Denis Gheerbrant | 1991 | France | 1h30 | 35 mm
  • Femmes de Fleury | Jean-Michel Carré | 1990 | France | 57’ | Vidéo
  • La Mémoire au couteau | Marc Méchain, Benoît Régnard | 1991 | France | 47’ | 16 mm
  • Laurence | Jean-Michel Carré | 1990 | 26’
  • Le Film d’Alex | Christian Avenel | 1990 | France | 52’
  • Non-lieux | Mariana Otero, Alejandra Rojo | 1991 | France | 1h10 | Vidéo
  • Passée sous silence | Marianne Gosset | 1990 | France | 1h19 | 16 mm
  • Quelque chose en plus | Françoise Davisse, Murielle Szac-Jacquelin | 1990 | 52’
  • SDF (sans domicile fixe) | Le Toit du monde | 1990 | France | 30’

Publiée dans Documentaires n°4 (page 14, Août 1991)