Genèse d’un lieu d’exclusion

Histoires autour de la folie

Simone Vannier

Filmer la folie est pour un cinéaste une manière courageuse de prendre ses marques. L’enjeu de tout film : rendre compte d’un réel qui se dérobe, est porté ici à son paroxysme et le mot engagement prend tout son sens. Rien n’est plus révélateur sur la qualité du regard, le juste positionnement du filmeur vis-à-vis du filmé que cette situation extrême. Le documentariste est plus que jamais mis en danger, littéralement mis à nu dans sa relation à l’autre, quand les jeux de la séduction et du désir sont aléatoires, dépassés par l’urgence de la douleur. Comment parler de l’indéchiffrable ?

Pour leur première grande œuvre, Paule Muxel et Bertrand de Solliers passent brillamment l’épreuve, faisant le choix de la plus grande rigueur et de la plus grande humilité, ils abordent la folie en l’écoutant.

Les Histoires autour de la folie sont d’abord une histoire de l’asile de Ville-Evrard fondé en 1868. Les auteurs commencent par le commencement, la genèse d’un lieu d’exclusion et des lois qui ont dicté sa création. Ils en explorent la mémoire. La caméra parcourt les sous-sols où sont stockées les archives des patients autrefois internés. Stockées ? Abandonnées, oubliées plutôt comme les personnes que les familles, la police, la société unies dans une même conjuration plaçaient d’office à l’asile. Toutes pathologies confondues.

Les malades affluaient dans ce qui devint rapidement une ville autonome, la ville qui soulageait les autres villes de qui les dérangeait et dont le modèle servit à de nombreuses répliques. L’anomalie semblait ne pouvoir se résoudre que par une autre anomalie : l’enfermement et ses rites barbares. De ce lieu de tragédies, une parole s’élève. La parole de ceux qui en ont vécu la réalité quotidienne, soignants et soignés. Parole jaillie d’une écoute qui n’est pas de l’ordre -si galvaudé- de la compassion mais de l’indignation qu’une telle réalité ait pu exister, perdurer. Un questionnement qui ne s’autorise aucune violation mais laisse librement affleurer les traces de la mémoire. Mémoire vivante. D’un laconisme et d’une précision plus terrifiantes que la froideur des dossiers administratifs. Mémoire trouée de pudeurs et de mauvaise conscience. Les témoignages se succèdent. Les thérapies évoluent.

Il y a le temps de l’agitation avant les neuroleptiques et le temps de la prostration après les neuroleptiques. La psychiatrie se libère, change ses méthodes. Le face à face avec l’expérience indicible qu’est la folie continue, sous des formes nouvelles et la tentation de rejeter « l’inquiétante étrangeté de l’être » demeure. Cette peur de l’autre qui engendre des systèmes de défense. Le titre pluriel choisi par Paule Muxel et Bertrand de Solliers est significatif de leur démarche. D’entrée de jeu, la question est posée d’un possible fictionnement dans les récits qui composent la trame du film. Contre cette loi d’affabulation induite par la caméra – qui fait qu’une personne filmée devient un personnage jouant un rôle – les auteurs s’ingénient à mettre en place un double dispositif. C’est ce double dispositif qui fait la force et la rareté du film. D’abord, un dispositif filmique qui exclut tout voyeurisme, refuse au spectateur l’identification et le tient à distance. Distance entretenue par la mise en scène, par la place des personnages dans le cadre, fréquemment filmés de dos et jamais en gros plan, par les éléments symboliques du décor qui ne font appel ni à l’émotion ni à l’imaginaire et mettent le spectateur en position de témoin. Il est clair que cette remise en cause de l’institution/ asile le concerne. Ensuite la construction du récit qui obéit à une logique interne, échappe au manichéisme de la thèse. Pour une fois, il ne s’agit pas de présenter un dossier dont on nous expose les différents chapitres mais de respecter une parole singulière. Ce réquisitoire contre l’exclusion a l’évidence du constat et découle des découvertes successives que les auteurs nous amènent à faire. Il s’agit avant tout de regarder ce qui nous regarde, de partager une réflexion qui s’impose d’elle-même. A ce titre, le film dépasse le cadre de la folie, devient matière philosophique, et nous parle de l’exclusion en général dont hélas l’actualité fournit de brûlants exemples.


  • Histoires autour de la folie
    1993 | France | 1h40 | 35 mm
    Réalisation : Paule Muxel, Bertrand de Solliers

Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 137, 1er trimestre 1994)