Interview d'Emmanuel Audrain
Jean-Paul Roig
Emmanuel Audrain a débuté comme photographe et journaliste indépendant.
Durant huit ans, en choisissant toujours ses sujets, il a exploré l’ouest de la France, la Bretagne, et les gens de mer: sa famille.
« Cela me convenait bien de faire texte et image. Je ne sortais l’appareil photo que quand on était en confiance et je restais plus longtemps en faisant les deux. De temps en temps je pensais au cinéma. Un jour, j’ai vu Reporters, le premier film de Raymond Depardon. Je me suis dit : Ça, c’est extraordinaire ! Si on peut faire du cinéma tout seul, c’est là où je vais ! »
En 1986, il réalise Boléro pour le thon blanc, sur un équipage à la pêche au large, en s’embarquant seul. Deux mois de tournage en mer.
En 1987, il réalise Sauveteurs, sur des bénévoles de sauvetage en mer. Là aussi, quatre mois et demi tout seul. Au Cap de la Hague.
En 1989, avec Mémoire des îles, il s’oriente vers une série de portraits de gens de mer, des personnes âgées, dans les îles de l’ouest.
Son dernier film, Partir accompagné, sur l’unité de soins palliatifs de l’Hôpital International de l’Université de Paris, était sélectionné, hors compétition, au Cinéma du Réel 1993.
Avec Partir accompagné, tu quittes la Bretagne et les gens de mer ?
Apparemment… Déjà avec Mémoire des iles, cela avait pris un autre cours. C’était moins une aventure où l’aspect sportif avait sa place. C’était davantage de l’ordre de la rencontre. Recueillir la parole à la fin d’une vie : « Qu’est-ce qui vous a fait vivre ? ». Et il y avait déjà cette écoute, cette parole du cœur.
Après ces portraits, j’ai senti le désir de travailler sur un projet autour de l’accueil de l’enfant, dans le temps de la naissance. Pendant ce travail d’enquête, j’ai rencontré Marie de Henezel 1 qui est psychologue dans l’unité de soins palliatifs. Pour elle, l’accompagnement des personnes à la fin de la vie n’est pas si loin de la naissance. Le petit enfant comme la personne à la fin de sa vie ont la même sensibilité au toucher, à l’affectivité, à la qualité de présence qu’on leur donne. On est moins dans le verbal et plus dans le sensible. J’ai trouvé cela passionnant et j’ai senti que le film à faire était celui-là
Ce serait le film précédent qui t’aurait amené à t’intéresser à la fin de la vie ?
Dans un des portraits, Mélanie avait perdu ses deux enfants et elle racontait comment elle avait fait le deuil. Et comment elle l’avait dépassé. Mais il y a aussi ma propre histoire. J’ai perdu ma sœur aînée, quand j’étais adolescent. C’est quelque chose que j’ai beaucoup travaillé en analyse. Et, dans ce service hospitalier, je me suis tout de suite senti en terrain connu. À la fois la peur des familles face à la mort qui approche, la peur des malades, la difficulté des soignants… J’avais des mots pour en parler et des oreilles pour l’écouter. Cette unité de soins palliatifs a été la première créée en France en 1987. Quand on sait que 70 % des Français meurent à l’hôpital… dans une certaine solitude… cette initiative représentait une véritable innovation sociale. Les soignants sont tous volontaires. Quarante bénévoles se relaient jour et nuit.
La première semaine passée dans le service, il me semblait impossible de recueillir le témoignage de malades si proches de la mort. Puis j’y suis allé pendant six mois, tous les lundis. J’y ai aussi passé un certain nombre de nuits. J’étais un peu comme un bénévole, sans dissimuler que j’étais un cinéaste en repérage. Et il m’est apparu que c’était possible de filmer au quotidien.
À partir du moment où le projet a été écrit, au bout de quatre ou cinq mois, j’en ai discuté avec l’équipe soignante et le docteur Camberlein, et nous nous sommes calés sur un travail en équipe légère. À deux.
Dans tes premiers films tu travaillais seul à l’image, au son, et à la réalisation. Peux-tu expliquer ce changement ?
Déjà, pour Mémoire des îles, je n’étais plus que réalisateur, parce que ce n’est pas possible de parler avec quelqu’un, d’avoir toute sa présence, toute son écoute et en même temps d’être derrière la caméra. Sur ce film-ci, je souhaitais qu’on soit le plus léger possible, donc je m’occupais du son, mais je sentais que je ne pouvais pas être à l’image. Tout de suite, j’ai voulu tourner avec Jean-Jacques Mrejen, qui est un ami. Je l’ai amené à des conférences de Marie de Henzel, nous avons échangé des livres. Son père était gravement malade, nous en avons beaucoup parlé…
Il me semble que pour recueillir une parole qui vient du cœur, une parole où l’on prend tout son temps – et la vidéo permet ça – on ne peut pas la recueillir si on est derrière la caméra. Ou alors on met la caméra sur pied, on laisse tourner et on parle à côté. Pour moi, il y a vraiment besoin de l’échange du regard.
Au début du tournage tu savais déjà quels malades tu allais filmer ?
Non, c’était l’inconnu. En janvier 1992, cela faisait déjà un an et demi que j’étais sur le projet, et dès que Louis-Marie Davy de FR3 Bretagne s’est embarqué dans l’opération, on s’est calé sur quatre semaines de tournage. Et sans tenir compte des malades. C’est tellement fragile. J’ai pris le risque de fixer une date et de m’y tenir. Un mois avant, je suis retourné régulièrement à l’hôpital, pour que les familles ne soient pas devant un visage inconnu, et pour dire au malade: voilà, je reviendrai dans quelque temps avec une caméra.
Une fois que le tournage a commencé, la règle était de ne rien forcer, de laisser venir, d’avoir confiance. Je ne venais pas prendre, je venais recueillir. C’est ce qui à mon avis, a rendu le film possible et humain.
Comment s’est fait le choix des malades ?
C’est un peu eux qui m’ont choisi.
Je revois le début du film, c’est le bain d’une malade, Herveline, qui ne peut plus parler. Je lui avais expliqué qui j’étais. Je lui ai dit que je reviendrais dans quelques semaines. Je lui ai confié le soin de réfléchir pour me dire, à ce moment là, si elle souhaitait prendre part au film et de quelle manière. Et que c’était elle qui me guiderait.
Comment as-tu organisé ton travail quotidien durant les quatre semaines de tournage ?
Nous avions décidé de filmer toutes les réunions d’équipes. Nous avons beaucoup enregistré. Mais c’était à la fois une façon d’habituer les soignants à la caméra, et de saisir des articulations pour l’histoire de certains malades. Par contre, on a très peu filmé le bain, les chambres, les soins. Par discrétion. Il y a douze malades dans le service. J’en ai filmé six, dont un qu’on aperçoit très peu, et le film se construit autour de trois. Nous avons découvert ces personnes durant le tournage. Je leur proposais de participer au film et elles réfléchissaient. « Non, pas aujourd’hui, je suis fatigué, on en reparlera demain » avec parfois des refus ou des réticences. Robert, dans un premier temps, ne voulait pas. Et, à la fin, il a écrit son testament avec la caméra. Maurice, 78 ans, militant pacifiste, ancien instituteur laïque, passionné d’Esperanto. Il était Breton aussi, et j’ai été Objecteur de Conscience… Quelqu’un avec qui je me suis tout de suite bien entendu. Il était arrivé dans le service en identifiant soins palliatifs à euthanasie, comme l’avait fait son médecin traitant, un vieux médecin pas très au courant. Il venait pour qu’on lui donne la piqûre, et il attendait la mort. Et pendant quinze jours il était dans le refus de toute relation.
J’espérais beaucoup qu’il puisse prendre sa place dans le film. Je trouvais que son attitude était très contemporaine. Notre société dit : « c’est inguérissable, alors, qu’on en finisse ». C’est sa fille, ses petits-enfants et sa compagne, qui ont très vite perçu que dans ce service il pouvait se vivre autre chose que ce qu’ils avaient imaginé.
Petit à petit, Maurice a été touché par le respect des soignants. Une ouverture s’est créée, et les trois semaines qui ont suivi ont été très étonnantes pour lui et pour sa famille. L’interview de lui et de sa fille a été réalisée dans les deux derniers jours de tournage.
Comme je sentais que le film n’était pas terminé, je suis revenu avec mon petit Olympus, qui ne fait pas de bruit, sans flash, et pendant trois semaines, je l’ai accompagné. Jusqu’au bout. J’ai été très proche et nous avons vécu des moments très intenses. J’ai fait une quarantaine de vues. Ce sont celles qui sont dans le film.
C’est la première fois que tu utilisais la photographie dans un film ?
Non. Dans Mémoire des iles, il y avait déjà beaucoup de photos.
Nous possédons une large palette d’outils, alors, quand il y en a qui sont trop lourds, il faut les laisser de côté et prendre les plus légers. La caméra est parfois violente et ce n’est pas ce que j’ai envie de faire subir, ni de subir moi-même. Il y a entre autres cette photo de cet enfant de deux mois et demi qui fait un sourire magnifique à son arrière-grand-père. On n’aurait jamais pu capter ça avec la caméra. On aurait tout cassé. Et la photographie donne cette image arrêtée qui a beaucoup de force.
Ce qui est intéressant, c’est que ce sont des moyens pauvres qui peuvent donner des résultats forts.
Par soins palliatifs, il faut entendre soins donnés pour apporter un soulagement…
Oui, c’est ça. Non plus traiter pour guérir mais traiter pour pallier la douleur… Donner du confort, dans un climat d’affection et d’écoute. Le service n’est pas un mouroir. Il y a certains malades qui restent des mois et d’autres qui parfois, retournent chez eux. Une malade que l’on voit dans le film est restée plus de huit mois. C’est ça la vie. On n’en sait pas grand-chose. Parfois, avec de l’affectivité, il se passe des choses étonnantes.
Un service comme celui-là est né de la souffrance des soignants et des familles, face à la mort trop souvent escamotée. La mort est tellement occultée dans notre culture… Quand on sait que la personne va mourir, on ne s’occupe plus d’elle, ou on lui fait croire qu’on a encore un remède miracle… et elle décède en espérant guérir.
On peut toujours faire quelque chose, mais, si on éteint la vérité possible, on plonge le malade et la famille dans une grande solitude. On dresse un mur de silence entre lui et ses proches. Et la mort arrive. Et on passe à côté de choses importantes.
Je pense aux malades du sida J’imagine que ce type de soins peut leur être très utiles ?
Indispensable… le sida nous confronte à ça. Dans le film, on voit principalement des gens qui ont un certain âge, mais quand nous avons tourné, il y avait un homme de vingt-cinq ans qui mourait du Sida. C’était quelqu’un qui avait été dans plusieurs hôpitaux et qu’on sentait très effrayé. Au bout de quelques jours, il a compris qu’ici, il serait respecté. Il est devenu plus serein. Cela n’a pas été possible de le filmer parce qu’il n’avait pas les moyens de nous répondre et de nous donner un véritable accord.
C’est toujours la seule unité de soins palliatifs en France ?
Non. Il y en a actuellement une vingtaine. Ces unités sont amenées à devenir des lieux de formation, de recherche et de transmission. L’idéal serait qu’on puisse, partout, accompagner humainement. Avec affectivité et respect. Ce qui commence à se voir, ce sont des services où l’on a intégré le traitement de la douleur et où on laisse le malade accéder à la vérité qu’il peut et souhaite entendre.
À travers ma propre histoire, ce qu’il me semblait important, c’était qu’on puisse se dire au revoir. La façon dont cela peut se faire appartient à chacun mais je trouvais que le service était conçu en sorte que la famille puisse accompagner son malade. Une cuisine, plusieurs petits salons, il y a une place pour les familles. Elle peut rester dormir. C’est vraiment favoriser ce temps pour se dire au revoir.
Si la relation est suffisamment forte pour qu’on puisse aller jusqu’à remercier l’autre, pour tout ce qu’on a pu vivre ensemble, et peut-être se dire des paroles d’amour, dans une proximité de cœur très grande, et de vérité, cela modifie totalement la douleur de cette séparation. Cela ne supprime pas le deuil. Il y a séparation. Mais ça n’empêche pas la vie de continuer.
Je revois des nuits que j’ai pu passer avec des malades qui étaient angoissés… Toute l’affectivité que déployait ce service, ces bénévoles, ces soignants, c’était quand même un trésor pour aborder la fin de la vie, pour qu’elle ait sens pour celui qui part, et pour ceux qui restent.
As-tu réalisé d’autres film depuis ?
Non. J’avais attaqué ce film en me disant : c’est mon dernier film. Le projet avait été refusé par toutes les chaînes, et j’étais très déçu par le robinet d’eau tiède que devenait la télévision. Il n’y avait pas Arte à l’époque. Je ne trouvais plus de sens à travailler pour la télévision en regardant ce qu’elle diffusait. Je pensais partir en Bretagne construire des bateaux. Je me disais : je fais ce film et après je peux décrocher.
Me revient en mémoire le visage d’un des malades qui n’est pas dans le film. Arrivé dans la journée, quand le soir je suis allé lui dire au revoir, il a pris ma main et ne l’a pas lâchée. Il y a eu trois soirs comme ça où, au moment de lui dire au revoir, les yeux dans les yeux, il m’a raconté sa vie. Il a pu confier quelque chose qui était très lourd et puis il est mort. C’est moi qu’il avait choisi.
Après le tournage, deux familles nous ont remerciés d’avoir été là.
Je faisais un film mais ces moments-là étaient tout aussi importants.
Le film, c’est ce qui reste de tout ce qu’on a vécu. C’est la surface sensible. On a recueilli des choses. Mais ce qu’on a vécu est encore plus fort. C’est ce qui fait que je continue.
Propos recueillis par Jean-Paul Roig en mai 1993
- Qui a écrit L’Amour ultime, éditions Hatier.
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Partir accompagné
1992 | France | 52’ | Vidéo
Réalisation : Emmanuel Audrain
Production : iO Productions, FR3 Bretagne
Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 143, 1er trimestre 1994)