Dans la tourmente de l’ex-Yougoslavie

Interview de Antonia Dubravka Carnerud

Michael Hoare

Nous étions de jeunes Yougoslaves est une étude sur des camarades et amis de la réalisatrice, serbes et croates, avec qui elle a participé à un chantier international sous le régime communiste de sa jeunesse. Tissant un fil assez complexe d’interviews, d’archives et de tournages actuels, elle brosse le portrait d’une génération, et d’une couche sociale perdue, désorientée, impuissante et triste devant la catastrophe dans laquelle elle se trouve emportée. Si le film manque un peu de passion et d’énergie vu l’enjeu de son sujet, il constitue une perception précieuse de la subjectivité de gens catastrophés par l’évolution des événements (mais qui ne sont pas pour autant opposants ou résistants), et qui regrettent le pays dont ils ne sont plus citoyens.

Antonia Dubravka Carnerud est née en 1955 à Zagreb. Elle a étudié la photo et le cinéma en Yougoslavie, et puis le montage à l’INSAS, Bruxelles. Elle habite et travaille en Suède depuis 1980, d’abord comme monteuse, ensuite comme réalisatrice de documentaires sur les situations liées à l’asile et à l’exil: Qui a dit que ça serait facile, 1988, Bienvenue en Suède, 1990, Jamais rentrer… ?, 1990. Nous étions de jeunes Yougoslaves a été tourné durant 1991-1992. Le tournage a eu lieu en 1991. Le film a été terminé en décembre, et la version sous-titrée était prête début 1992.

D’où est née cette idée de revenir sur ce camp de jeunesse qui date de 1969, et, de là, de faire un film sur le désastre yougoslave ?

J’ai suivi le processus de la désagrégation de la Yougoslavie de très près puisque je viens de là-bas. Et donc, en 1990, pour moi, comme pour beaucoup d’autres gens, il était déjà évident que la Yougoslavie n’allait plus exister telle que nous l’avions connue, nous qui y étions nés. Pendant des années nous espérions qu’on allait faire une confédération, que la notion de Yougoslavie pouvait rester mais dans une autre forme. Mais, après la montée au pouvoir de Milosevic et celle du nationalisme, les choses ont commencé à changer.

Je me suis dit qu’il serait intéressant de rencontrer tous ces amis, nous qui nous demandions jamais si on était Croate, Serbe ou quoi que ce soit, nous étions Yougoslaves. Je voulais savoir ce qu’ils pensaient désormais, comment ils se trouvaient dans ce nouveau processus de changement. J’ai contacté la télévision, je croyais que c’était surtout un film pour la télévision parce que rien n’y avait été montré sur ce sujet. D’ailleurs, le monde ne savait même pas que la Yougoslavie était en train de désintégrer. J’ai proposé l’idée à la première chaîne de la SVT : ils l’ont acceptée.

Comment es-tu arrivée à cette structure du film en chapitres thématiques ?

Bien entendu, j’ai posé les mêmes questions à Zagreb et à Belgrade : il était donc clair dès la préparation qu’il y aurait certains chapitres. Par contre, je ne savais pas du tout que j’allais le monter tel qu’il est maintenant, parce que je suis monteuse. Au départ je ne veux pas décider à l’avance comment un film va se construire ; il s’agit plutôt d’un processus de découverte à la table de montage.

Deux aspects du film sont particulièrement intéressants. D’une part, le travail sur l’idéal; un des chapitres s’intitule d’ailleurs « Idoles et idéaux », où les gens parlent de manière très touchante de cette disparition, dans la résignation et la tristesse chez vos interlocuteurs, des idéaux communistes, ou du moins transnationalistes, et leur remplacement par la religion et le nationalisme. C’est un processus qui fait peur à la plupart d’entre eux et on les comprend.

Ensuite et d’autre part, le travail sur l’image: si on regarde les composantes de votre film, ce sont des interviews, des archives, et aussi des tournages de lieux, toujours très soignés et distants, presque à la Straub. Quelle était la cohérence de tout cela au moment de l’écriture, de l’intention cinématographique ? Par exemple, il y a toute une séquence montée sur des tramways, identiques d’ailleurs, à Belgrade et à Zagreb. Seule change la couleur. Et vous structurez ce changement de couleur, bleu d’un côté, rouge de l’autre, pour créer une métaphore des deux villes, pour signaler à la fois « l’identité » de vos interlocuteurs (sur le fond ils sont identiques) et leur « identité nationale » (la couleur change). Or vous commentez votre montage. sur les tramways par une discussion sur la situation de la femme. Pourquoi une telle structure ?

On choisit à la table de montage. Vous me demandez comment on procède en tant que réalisateur. Je choisis le matériel en fonction de ce que les gens disent, puis je fais une mise en scène. Dans le cas des trams, cela m’a paru pertinent ; le choix a été à la fois instinctif et très volontaire.

De même, la bande son est très soignée : présence de chansons des années soixante, bruitages par moments, mixés avec les voix des interviews.

Ce type de travail est caractéristique de tous mes films. Je soigne toujours le son de mes films; on soigne la forme du documentaire comme on soigne la forme de la fiction. La forme a autant d’importance que le thème.

Bien sûr, mais ce que je vous demande, c’est le moment et les facteurs qui ont pesé dans vos choix de réalisation. Par exemple, à un moment donné, vous revenez sur les digues construites par le travail du camp des jeunes ; on a alors des plans, très stables, sur l’eau, la boue, les péniches.

La plupart des idées de ce genre sont mises en forme à la table de montage, mais je tourne toujours beaucoup de matériel image. Par exemple, pour les bords de la rivière que j’ai filmés, j’ai fait plusieurs prises, des travellings en voiture en plusieurs sens, mais aussi des plans très fixes, stables. Je choisis ensuite en fonction du propos, de ce qui précède et ce qui suit.

Un autre type d’image, ce sont les panoramiques lents sur les intérieurs des appartements, des maisons.

Je savais clairement, dès avant le tournage, que cela ne m’intéressait pas de suivre ces gens dans leur vie quotidienne. Je ne voulais pas les voir à leur boulot, en train de manger, etc. J’ai fait des interviews volontairement très ascétiques ou très sobres. Et puis, au niveau de leur appartement, je voulais montrer, à la fin justement, qu’ils vivent dans un milieu quelconque, qui pouvait être celui de n’importe quelle ville d’Europe. Ils sont comme n’importe quelle couche sociale sur ce continent. Et ils sont pris dans un tourbillon qu’ils ne maîtrisent absolument pas. En outre, il s’agissait aussi de montrer qu’il s’agit de personnes exerçant un métier intellectuel, plutôt confortable.

Vous cherchez seulement à le diffuser par télévision, ou avez-vous contacté des groupes, des associations yougoslaves ?

Non, je ne l’ai pas fait, non que je le refuse, mais le temps ne le permet pas. Je suis ma propre productrice, et distribuer un film prend beaucoup de temps. Mais il faut déjà penser au prochain projet, avancer. Je n’ai donc approché que les chaînes de télévision. L’idéal pour moi, c’est de tourner sur pellicule et voir le film distribué dans les petites salles pour des soirées thématiques, des débats, etc. Pour ce film, comme je savais que j’allais avoir beaucoup d’interviews, et que je n’avais pas beaucoup d’argent, nous avons tourné en Beta. En Suède, le film a été montré à la télé, et est distribué à travers une petite association de distribution indépendante qui s’appelle Filmcentrum.

On le montre dans les écoles, pour les associations qui veulent le louer. Si jamais la télé belge ou française achète le film, il y aura une version sous-titrée en français, et il pourra circuler.

Y a-t-il des propositions de diffusion en France ?

Je ne sais pas. Je l’ai proposé à la SEPT, mais ils l’ont refusé. Je ne sais pas pourquoi. On me dit qu’il y a déjà beaucoup de films faits sur la Yougoslavie, que ce n’est plus actuel, etc. Actuel, moi je trouve que ce film l’est toujours, même s’il ne s’agit pas d’actualités, mais d’un témoignage sur un temps qui vient de passer, et sur une tragédie que les gens ne maîtrisent plus.

Propos recueillis par Michael Hoare


  • Nous étions de jeunes Yougoslaves (Vi var unga – trodde Jugoslavien var ett)
    1991 | Suède | Vi var unga – trodde att Jugoslavien var ETT
    Réalisation : Antonia Dubravka Carnerud

Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 171, 1er trimestre 1994)