Trous de mémoire

Michael Hoare

Imaginons un pays idéal, qui aurait le profil de la France, mais dont classe politique et peuple auraient peut-être plus de courage et un peu de suite dans les idées. Ce pays a perdu une guerre. Soit, ça arrive à d’autres. Sauf qu’au lieu de se déclarer vaincue, une fraction importante de la classe politique se proclame trahie par « l’ennemi intérieur », et saisit l’occasion présentée pour installer un ordre corporatiste, totalitaire et raciste (apparemment il n’est pas de bon ton de dire que Vichy était fasciste). On règle leurs comptes aux juifs, tziganes et autres communistes non pas en les exterminant mais en les envoyant chez les voisins se faire exterminer. La majorité du bon peuple sombre dans un silence défait et révèle même chez certains un talent inattendu pour la délation et la crapulerie. Une minorité commence à organiser une rébellion, mais celle-ci, plus ou moins forte selon les régions, ne constituera jamais plus qu’une nuisance pour les « autorités légales » jusqu’au moment où le vent commence sérieusement à tourner sur la scène mondiale. À la libération, tout le peuple où presque est, a été, ou sera résistant. Le champagne coule à flots pour les libérateurs d’outre océan, dénoncés, il y a peu, comme « négro-juifs ».

Dans le pays imaginaire dont on parlait, on regarde ce passé traumatisant et on essaie de comprendre le comment et le pourquoi; on essaie de prendre à bras le corps les questions massives qui se posent, y compris celles de la démission populaire. On essaie d’en tirer des conclusions historiques, institutionnelles et après une épuration sérieuse de l’État, peut-être cherche-t-on à fonder un nouveau système politique avec une ouverture sérieuse envers les citoyens, une incitation forte à la participation et une démocratisation réelle des corps de l’état et de ses médiateurs.

Dans la France que nous connaissons, ça ne se passe pas comme ça. Puisqu’il faut tout de même régler des comptes, on tond quelques filles, fusille quelques miliciens. Mais l’ensemble de l’État Vichy se trouve peu ou prou pris dans un réflexe de défense corporatiste de la bourgeoisie française. C’était nul. Tout le monde est d’accord que Vichy était nul. D’ailleurs la preuve, ils ont tout perdu. Mais on ne peut pas leur en vouloir. Après tout, ils font partie des nôtres. On tourne la page et on recommence.

Cette chrétienne générosité, cette sympathique compulsion à pardonner son collègue porte un prix. Il ne faut pas regarder de trop pres ce qu’il a fait pendant ces années « malheureuses » où il partageait le pouvoir. Après tout, il faut continuer à le côtoyer dans les coulisses de l’Assemblée, dans les administrations des grandes banques, il faut continuer à faire des affaires. Donc on se tait. Non seulement on se tait, mais on laisse peu de place à ceux qui pourraient en parler dans les différents médias. Après tout, ces histoires d’un passé douteux n’intéressent personne. La France reste grande. Son économie est en expansion vertigineuse. On passe la secousse de 58 et on entre dans les années 60, années de progrès et de l’arrivée massive de la consommation. Un premier trou de mémoire s’installe, une première amnésie collective voile l’image du passé.

Évidement la secousse de 58, c’est aussi une manière pour le réel de rappeler que la fiction du républicanisme notable français restait un mauvais film. Une manière de constater que l’État français se trouvait toujours dans une impasse. Il n’arrivait pas à sortir de son pétrin algérien. Il ne pouvait pas trancher entre ses intérêts divergents: maintenir par la force le cordon colonial ou le couper, trahissant publiquement une centaine d’années de discours grandiloquents assimilant le sort des algériens à celui de la France, et que les bons bougres de colons avaient eu la mauvaise idée de croire. Il faut un grand homme pour couper dans le tas. Place au destin historique du Général. Pour De Gaulle, rester grand voulait dire devenir moderne, et être puissance coloniale quand on n’en avait plus les moyens, ce n’était pas moderne. Simplement entre le moment où les algériens annoncent que ça va chauffer, et le moment où De Gaulle signe le divorce, 8 ans passent, 8 ans de tergiversations, d’hésitations, d’aveuglements et d’erreurs continues pendant lesquelles des centaines de milliers de jeunes français militarisés traversent et retraversent l’Algérie côtoyant et commettant l’intolérable au nom d’une « grandeur » qui ne se décide pas à changer d’étape. Puis en fin de compte, c’est encore une guerre perdue, encore une honte, encore quelque chose faisant suite à l’abandon de l’Indochine, à la déconfiture à Suez, qu’il faut taire. Moins directement cette fois pour sauver l’honneur de la bourgeoisie et de la classe politique. Cette fois-ci on tait la défaite et l’erreur parce que toutes deux sont incompatibles avec une image, et cette image est, a travers la figure de De Gaulle, en train de se replanter au centre de l’identité nationale et du pacte social.

La France dont la Grandeur militaire et impériale est une boursoufflure stylistique depuis bien longtemps, cette Grande France n’aime pas parler des guerres qu’elle perd, même si en comptant depuis 1870 ça commence à faire un paquet. Alors on préfère faire mal aux soldats, aux appelés, comme le rappelle le film de Tavernier et Rotman. Parce que là aussi, depuis maintenant 30 ans, on évacue leur expérience et leur souffrance. Ils sont parmi les sacrifiés de ce silence. Bien sûr, non seulement on tait l’expérience des soldats français, on tait aussi la victoire des fedayins algériens, ce qui pour quelques-uns de leurs fils et filles posent aussi problème, car eux aujourd’hui, ils vivent en France, et peu ou prou deviennent des composants actifs de cette société.

Comme si dans le contrat social de ce pays, la fiction de la grandeur était un élément symbolique clef, et que l’État et sa bourgeoisie ne pouvait entendre une quelconque dissonance dans sa perpétuelle tentative d’autoglorification. Mais encore plus troublant, pendant de nombreuses années, ce gavage symbolique, cette « veulerie française » pour parler comme Daney, semble marcher. Y compris chez les ouvriers, y compris chez le bon peuple. D’accord on se fait payer moins que les allemands, mais qu’est-ce qu’on est grand; on a la bombe, nous ! D’accord la démocratie est moins vigoureuse que dans d’autres pays, d’accord le peuple a tendance à courber l’échine devant une caste administrative d’intouchables, sauf pendant de rares moments de révoltes défoulantes, mais entre les Russes et les Américains, on compte sur la scène mondiale, on a encore des bribes d’empire, nous !

Ce chauvinisme de la Grande France infecte tout ce qui le touche de près ou de loin, y compris partis de gauche et syndicats. Ses plus ardents défenseurs aujourd’hui sont Chevènement et le PCF, avec Le Pen. Seule échappe la fraction de cette société qui en fait sa véritable grandeur, mais qui est de moins en moins écoutée, de plus en plus isolée, les porteurs de sa tradition philosophique, littéraire, intellectuelle. Là, la lucidité reste éveillée. Là certains, pas tous, tiennent comme évident que la vérité et la morale exigent que l’on ne taise pas ce qu’ont été les abaissements et les abjections d’une société et de sa classe politique.

II

Il a fallu du temps. Mais cette année on a l’impression qu’une œuvre de psychanalyse commence au sein de la société française. La société commence à s’ouvrir à ses propres vérités cachées, et dans cette tâche, le cinéma documentaire joue un rôle clef.

Les films dont nous parlons dans ce numéro participent de cette tâche. Des convergences ou différences entre ces films, on pourrait attirer l’attention sur trois enseignements, trois caractéristiques communes:

  • Le lien entre documentaire et fiction est de plus en plus étroit, au point où, pour certains films, on ne sait pas si on doit en parler en termes de documentaire ou en termes de fiction. En fin de compte, cette distinction semble peu opératoire et peu importante ici, tous ces projets ayant comme point fort d’être ancrés solidement dans le réel historique quant au sens que les auteurs cherchent à communiquer. La distinction « documentaire/fiction » semble moins importante que la distinction entre un cinéma dont le sens (inspiration première, volonté de communication finale) se situe dans le réel et un cinéma dont le sens se situe dans l’imaginaire de l’auteur.
  • Ces films consacrent le triomphe d’un cinéma que François Niney appelle « le théâtre de la mémoire » – le film historique moderne. Sauf dans Hôtel du Parc ou les cartes sont volontairement brouillées, la tendance de ces films est de situer les documents passes, films, photos, dessins dans leur rapport à l’action présente, dans leur rapport aux personnages dont l’activité filmée consiste à faire de la mémoire, à parler de leur passé. Ainsi la mise-en-scène attire l’attention sur la pertinence du propos par rapport à nous et par rapport à l’époque contemporaine de la fabrication du film; dans chaque cas il s’agit de mettre en scène des personnages face à leur mémoire, il ne s’agit pas de reproduire ou de raconter des événements « tels qu’ils se sont passés », c’est-à-dire hors la médiation d’êtres humains en chair et en os qui par leur parole font le lien entre présent et passé, entre spectateur et événement décrit.
  • Aucun de ces films n’est un reportage, ce sont des documentaires d’auteur, si on peut excuser ce pléonasme, des films où le travail personnel de l’auteur constitue une médiation non seulement essentielle mais surtout visible et consciente, organisatrice de la visibilité de son rôle actif dans le jeu entre les participants porteurs d’informations et les gens du public qui en sont spectateurs et récepteurs. On pourrait arguer que dans certains cas cette conscience, la nécessité de la mettre en scène pour la rendre perceptible, ne sert pas à tout moment la force du film, même s’il peut gratifier l’amour propre de l’auteur.

Examinons ces points un par un.

La fictionnalisation du documentaire atteint un point extrême dans ces films, à tel point que dans certains les limites du « genre » disparaissent sauf comme codes d’écriture, mais qui sont eux-mêmes fictionnels. La subjectivation opérée par l’affirmation d’un moi cinéaste, imaginaire sujet de l’œuvre; les partis pris d’écriture, de préparation et de repérages de plus en plus élaborés et dont les effets sont de plus en plus visibles tirent le cinéma du réel (cinéma de non-fiction ?) vers un monde où l’imaginaire et le rôle du fantasme est de plus en plus affirmé. Pierre Oscar Lévy parle en termes de « personnages », non de témoins. Et ses mouvements de caméra, ses glissements de focale, ses travellings soignés sont autant de signes qu’il s’agit d’un cinéma où une histoire est racontée et découpée. Auschwitz pour lui est un studio à la fois du cinéma et de la mémoire. Le génie de son film, c’est de jouer à parts égales dans les deux camps. Le documentaire de papa, où les images, les sons, le commentaire s’écrivaient pour s’effacer, cachaient ses effets pour mieux préparer l’impact souhaité chez le public par la représentation donnée (et souvent recomposée) du réel, ce cinéma est éclipsé. Il faut dire que ce type de documentaire moins personnalisé était cohérent d’une fiction, elle aussi moins centrée sur la personnalité du cinéaste-auteur. Entre temps, on a fait la découverte pendant vingt années d’un « cinéma vérité », le règne du présent filmé qui était souvent une autre façon d’éviter ou de déguiser une pensée sur la mise en scène. Aujourd’hui, l’auteurisme domine le cinéma quel que soit le genre. Il y a aussi indubitablement l’effet repoussoir de l’info télé, comme toujours, qui stimule les cinéastes à aller toujours plus loin dans la tentative de personnaliser leurs œuvres, de souligner leurs effets de mise-en-scène pour se distancier des manipulations constantes et cachées de l’image dont les chaînes et la production de masse des images sont coupables. Ce cinéma est donc moderne au plein sens du mot: il n’est pas dupe de ses effets, il n’est ni naïf, ni innocent, peu souvent intuitif. Il incorpore une pensée et une conscience de l’ensemble de son histoire et de ses méthodes, et il intègre cette pensée dans la fabrication de tout nouvel objet qu’il produit. Seul le film de Beuchot, par la démesure du dessin que se sont fixés les auteurs, semble échapper en partie à une maîtrise qu’on sent par moments étouffante ailleurs. C’est le film le plus fou, le plus controversé, le moins parfait dans un certain sens, mais le plus angoissant et stimulant. Et son auteur persiste à en parler en termes de film de fiction. Bien qu’il admette qu’il y ait du documentaire.

Tous ces films mettent en scène des acteurs, ou des victimes, qui parlent. Ce sont des films de la parole et des visages, comme on dit dans le débat à Brunoy. Les archives, documents de l’époque, photos ou films, journaux ou textes, ne sont jamais utilisées de manière illustrative. Quand elles apparaissent (dans Premier Convoi elles ne sont pas du tout utilisées, dans Hôtel du Parc elles sont montées de telle manière qu’on ne les distingue pas des archives fabriquées) elles sont « mises-en-scène ». Encore une fois, elles existent à partir de notre regard d’aujourd’hui ; le regard du cinéaste et des personnes filmées est situé à partir de notre questionnement actuel. Et la mémoire dont il est question devient toujours une mémoire au deuxième degré. Le spectacle qui nous est ouvert, c’est la tentative de certaines personnes de parler de ce qu’elles ont vécu au passé. Même le film de Beuchot fonctionne sur ce principe, à la différence près que les personnages sont écrits et joués. La précaution et la distance prises vis-à-vis de la reconstitution télé est compréhensible. L’histoire ne se donne pas de manière immédiate dans les montages commentés d’archives que peut faire un Rossif. Et elle ne transparaît pas plus dans les images d’une reconstitution dramatisée à la Enrico.

Mais il y a une limite à cette rigueur des témoignages, un membre du public le souligne dans le débat à Brunoy. La limite est dans les présupposés du procédé lui-même. Jamais, en soi, le tournage d’un individu racontant le détail de son expérience donnera plus que le détail de son expérience. Si la vérité de l’expérience humaine dans l’histoire est toujours individuelle, la vérité de l’histoire n’est pas individuelle. Elle est collective; elle met en jeu des forces macro-sociales qui ne peuvent pas être épuisées, ni même complètement suggérées par l’accumulation d’histoires individuelles. Cité de la Muette dépasse en partie ses témoignages parce que l’effort du film est déployé pour créer une image qui cerne la vérité invisible d’un lieu, et donc d’un passage, spatial, temporel. La tragédie collective de l’histoire y est présente. Ou encore, si on peut être d’accord avec Pierre Oscar Lévy que l’usage par Resnais du plan du bulldozer dans Nuit et Brouillard est manipulatoire, cette manipulation concentre en vingt secondes plus de force et de vérité affective sur la signification d’ensemble de l’holocauste que les deux heures de témoignages qui composent Premier Convoi. Mais il est vrai que ce film n’est pas composé dans une logique affective. C’est un de ses points forts d’ailleurs. C’est un film lumineux, non larmoyant, sur une expérience dont la facilité consiste à faire zoom avant sur les larmes, ce que ne méprise de faire ni Lanzmann ni Ophüls. Ceci dit, le spectacle continu de la surface ridée d’un visage, du grain d’une voix, le souci rigoureux d’honnêteté et de transparence dans l’usage des images d’époque ou externes a un prix, et ce prix est une certaine intellectualisation de l’expérience cinématographique, une ascèse esthétique et éthique qui font de ces films une anti-télé-de-masse, certes, mais dont l’effet pervers est de les renvoyer dans une zone en-deçà du cinéma pleinement réalisé, du « cinéma sublime » dont parle Beuchot, si on prend comme référence celui qu’il cite comme modèle: Rossellini.

L’auteur dans ces films est parfois démiurge, Pierre Beuchot qui reconjure par la magie du cinéma un faux passé simple pour mieux mettre en relief les aspérités d’un vrai plus-que-parfait; parfois horloger, Pierre Oscar Levy partant du principe de la répétition d’un voyage utilise la belle mécanique du cinéma pour mettre en lieu et en mouvement ses survivants. Peut-être la plus belle présence, parce qu’aussi parmi les plus constantes et les plus discrètes, c’est celle de Jean Patrick Lebel dans Cité de la Muette – présence au niveau du sujet et de l’origine du film. Sans sa passion pour la mémoire populaire, sans son investissement prolongé dans les espaces de la banlieue, le film n’aurait pas eu lieu. Mais cette présence est aussi une des plus solides; la voix de Lebel nous guide tant par les questions que par le récit des faits; son regard et sa curiosité nous font découvrir ces cadrages, ces superpositions, cette symétrie visuelle entre le passé et le présent, deux banalités visibles séparées par l’invisible de l’horreur.

Les manteaux du grand « Je » conviennent le plus difficilement à Richard Copans et ses Frères des Frères. Comme si l’auteur était mal à l’aise, ça gratte, ça bouge, mais il ne peut faire autrement que de porter ces habits-là. Il en dit autant dans son interview. Je n’ai pas parlé assez, dit-il en paraphrase. Et c’est vrai. Parce Qu’autant de tortillages et de recherches dans la manière de montrer nous suggèrent plutôt qu’il y a quelqu’un qui veut nous indiquer sa présence, qui voudrait bien parler, mais qui n’arrive pas complètement à formuler ce qu’il a à dire. Donc il nous manifeste par toute une série de signes et de tics que quelqu’un est là, enfin, qu’un sujet parle à travers le film et du côté non visible de la caméra. C’est la limite et la force du film. C’est un film sur les parents. Les ancêtres de Copans étaient porteurs de valises pour le FLN, traîtres à la patrie. Le fait qu’il ait eu des parents spirituels aussi engagés n’est qu’à son grand honneur. Simplement le film oublie de nous dire que son sujet n’est pas la Guerre d’Algérie, ni même les porteurs de valise. Le sujet c’est le rapport de Copans à ses parents idéologiques et, il le dit lui-même, il n’arrive pas tout à fait à tirer au clair pour nous, spectateurs, que l’enjeu de tout ça, c’est l’engagement et le monde aujourd’hui. Enfin je ne veux pas être injuste avec le film, qui parle de la traîtrise, qui parle de l’engagement, qui parle d’une résistance active avec les « ennemis de la France » et donc d’un moment de courage exceptionnel et isolé dans l’histoire de ce pays, qui a eu des répercussions largement au-delà de la vie de la poignée des individus actifs. Je voudrais simplement dire que dans la recherche d’une forme qui est unique et complémentaire à chaque recherche de sujet, la grande conscience de soi qui se manifeste ici est signe que quelque chose n’est pas totalement maîtrisé; il y a mille manières de s’afficher auteur, et si l’effort devient trop voyant, il y a inadéquation quelque part.

III

On revient à cette histoire de France si longtemps tue. Le documentaire, le cinéma, la télévision commencent un travail qui sera un travail de longue haleine pour dire ce qu’il en a été, pour ensuite se demander comment il aurait pu en être autrement, comment réellement éviter de tels désastres, de telles erreurs el aveuglements dans les situations imprévues et imprévisibles de l’avenir. Pour beaucoup, c’est déjà un soulagement énorme. Car pouvoir en parler, c’est aussi pouvoir la penser. Cette pensée est encore à venir, elle est peu ou pas du tout présente dans ces films; ce sera l’œuvre d’une deuxième génération de films certainement. Mais le processus est en marche.

Alors on pourrait se poser la question du pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qui fait que ces silences à l’écran commencent à se briser maintenant ? Il y a un certain nombre d’évidences: l’éclatement du monopole Etatique sur la télévision; l’existence d’un pôle de télévision intellectuelle dont la gestion est entre les mains de gens qui étaient encore enfants ou pas encore nés à la fin de la guerre; la montée de l’extrême droite et la résurgence de mouvements d’opinion propices aux partis de l’ordre et du racisme, résurgence qui fait inévitablement penser à leurs antécédents historiques; l’existence d’un mouvement social issu des jeunes immigrés, remuant, parfois violent, rejetant le silence qui pèse sur la vie de leurs parents, rejetant l’exclusion qui lui est proposée par une partie de la société. On pourrait aussi parler de l’actualité, les effets du procès Barbie, le non-procès Papon qui revient comme un serpent de mer dans les titres depuis des années, plus immédiatement l’effet Touvier. Tous ces éléments existent, et leur conjonction n’est pas fortuite dans le retour à la mémoire. Mais je pense qu’il y a deux autres éléments plus fondamentaux qui jouent.

La génération Vichy et de la résistance vieillit. Mitterrand sera certainement le dernier chef d’État issu de cette lignée. Au moment de la Guerre d’Algérie, ces hommes avaient encore le pouvoir fermement en main. L’intérêt de leur génération était l’intérêt de l’État, la raison de ces hommes était la raison d’État. De Gaulle, ce n’est pas seulement un Président, c’est à la fois une génération et un héritage, c’est une conception de l’honneur mais aussi le sauveteur d’une bourgeoisie, le garant que, même si l’intérêt des notables est bousculé dans la modernisation de la France, un compromis sera trouvé pour qu’il ne soit pas sacrifié. Or pour cet homme, pour ces hommes, il importait de refaire l’unité pardessus les divisions de la guerre; il importait de trancher, puis placer dans l’oubli, les conflits coloniaux et ses trahisons, ses plaies. Cet homme, ces hommes n’étaient pas dans une logique d’ouverture des cœurs et de règlement des conflits par l’examen de la vérité. La vérité, c’était bon à jeter au visage de l’ami allemand de temps en temps pour le remettre à sa place. En ce qui concerne le consensus proposé au peuple français, il s’agissait fondamentalement d’une hypocrisie. Leur projet n’était pas de guérir la société en libérant la parole et en permettant aux conflits de trouver une issue. Ils étaient dans une logique de couverture unanimiste qui permettait la continuité. Nous arrivons à la fin de leur règne, et comme dit justement Pierre Beuchot, ce ne sont pas les participants à un traumatisme historique qui poussent à en faire bilan, ce sont leurs fils et leurs filles. Des fils et des filles qui retrouvent la fibre éthique qui a animé ceux parmi leurs pères et mères qui étaient de vrais résistants, il y en avait, et qui aujourd’hui ont décidé de commencer œuvre de réparation.

Autre chose, l’identité nationale bouge. Si Mitterrand propose d’arrêter les essais nucléaires, si le cheval de bataille anti-Européen n’est pas enfourché avec plus de vigueur, c’est aussi parce qu’une partie de la population, et principalement les jeunes, ont déjà fait une croix sur l’État-nation. L’Europe est certes à construire, mais mentalement, elle est déjà en germe dans la manière dont les gens se conçoivent. Qu’est-ce que ça veut dire être français, face aux américains et aux japonais ? Maurice Chevalier, le camembert et le bordeaux ? Faut-il ajouter Airbus et le TGV ? En tous cas, on sent bien que la puissance mondiale de cet État-nation particulier est sur sa fin. On ne la tient que par défaut, parce que les japonais ou les coréens, les allemands, les chinois ou les brésiliens n’ont pas encore assumé la pleine conséquence politique de leur force économique, de leur poids démographique. Mais ça arrivera, inéluctablement. La France, vieillissante, petite, sera forcément éclipsée. Et chez les jeunes on sent ce vieillissement, on sent cette petitesse, même si on n’en trouve pas encore trace dans les manuels scolaires. Un des avantages, et il est énorme, du règne télé est qu’on peut difficilement se débrancher de la mondialisation du réel. Donc, la génération pour laquelle la France se devait d’être grande, pour mieux cacher les moments où elle avait été abjecte, passe de la scène; en même temps le réel économique et politique pousse le pays vers une unification européenne à laquelle les jeunes ne rechignent pas. Du coup, le refoulement perd son sens. Le silence n’a plus de fonction. Il ne sauve l’honneur de personne qui compte, et il nuit à une réconciliation qui se fait longtemps attendre – celle entre son système politique et les communautés issues des colonies qui la peuplent. Donc les conditions sont réunies pour que les verrous sautent, y compris à la télé.

Ce n’est pas enlever à l’honneur de ces cinéastes que de comprendre pourquoi les portes s’ouvrent aux projets dont ils sont porteurs. Ils font un travail, qui n’est plus un travail de résistance comme aurait pu demander la même œuvre il y a vingt ans; ils font un travail de moine, d’historien, d’analyste. Ils font un travail d’éclaireur pour indiquer par quel chemin la société peut se réconcilier avec elle-même, comment un pays en voie progressive de provincialisation peut changer, corriger son image de lui-même, comment une nation, un peuple qui a grandi dans l’erreur et le mensonge peut entamer son long travail de guérison.



Publiée dans La Revue Documentaires n°6 – Histoire et mémoire (page 5, 1992)