Guy Seligmann et Laurent Duvillier
Michael Hoare
La première question que je voudrais vous poser concerne la Scam comme société d’auteurs, quels étaient les raisonnements développés pour soutenir un compte de soutien automatique pour le documentaire ?
G. S. : S’il n’y a pas de production de documentaires, il n’y a pas d’auteurs de documentaire. On a été amené ici, et bien avant que je sois Président déjà, à mener une politique qui soutenait les textes destinés à favoriser ou à aider la production documentaire.
L. D. : Nous avons constaté que dans les années 80, nous avions 600 heures de documentaire diffusées, donc produites. Dans les années 90 nous n’avons plus que 150. Autrement dit, trois quarts de la production de documentaire de création ont disparu au profit d’une autre forme de documentaire, le reportage et le magazine.
Et pour une société d’auteurs qui souhaite qu’un genre ne disparaisse pas, il faut qu’il y ait un minimum quantitatif. Seule une intervention de l’État par un mécanisme comme le Cosip permet non pas de revenir aux 600 heures, on n’y reviendra plus, mais de ne pas descendre en dessous de 150.
La deuxième question est de savoir ce qu’est le documentaire de création.
Nous avons essayé de trouver avec le CNC une définition qu’on a pu défendre devant la Communauté Économique Européenne. Finalement, c’est une définition par l’exclusion: on exclut ce qui ne doit pas faire partie du documentaire de création, précisément le magazine, le reportage etc.., car rien ne serait plus nocif que le Compte de Soutien renforce la production de magazines et de l’information et du news au détriment bien sûr du documentaire de création qu’on souhaitait finalement sauvegarder.
G. S. : Là il faut ouvrir une parenthèse parce que dans ce que vient de dire Laurent, il y a une des leçons des effets pervers du compte de soutien pour la fiction; par exemple, le producteur, ou en l’occurrence la productrice, de Maguy a eu dans l’année 90 soixante millions de francs au compte de soutien. C’est-à-dire une folie pure, et qu’elle ne réinvestissait pas, bien sûr, dans la fiction de qualité; elle ne cherchait qu’à entretenir la machine. Avec cet argent, elle a fait une série de documentaires avec Bernard Henri-Lévy réalisée par Alain Ferrari. Donc quand on a discuté avec le CNC et la SRF, (puisque la SRF était très active dans cette histoire) on a essayé d’être moins automatique que le compte de fiction pour ne pas arriver à des dérapages de la sorte. On a essayé de faire que l’argent mis à la disposition des producteurs soit vraiment réinvesti dans le documentaire de création.
Que font les chaînes ?
L. D. : Pour 1991, par rapport à l’année précédente, nous avions une augmentation sensible du répertoire de tout ce qui n’est pas documentaire de création. Nous passions, sur toutes les chaînes confondues, de 1.274 heures en 90 à 1.679 heures en 91. Donc nous avons une progression continue de news, reportage, magazine etc. En revanche il y a une diminution du documentaire de création puisque nous sommes passés, toutes chaînes confondues, de 787 heures en 90 à 652 heures en 1991.
Et en 1992 ces chiffres sont encore plus catastrophiques. Évidemment ces chiffres ne sont pas aussi alarmants que ceux que j’ai donnés tout à l’heure où j’avais dit qu’on était passé de 600 à 150 heures parce qu’il y a l’apport de la SEPT, l’apport d’ARTE. Mais si on met entre parenthèses, le phénomène SEPT/ARTE qui aujourd’hui est une télévision hertzienne mais qui était, il y a six mois encore, une télévision qu’on ne voyait pas, alors c’est évident que tout s’effondre.
Juste un petit point sur le débat qui existait parmi certains réalisateurs et auteurs, est-ce que le soutien automatique est le plus judicieux, au regard du débat entre les « petits » et les « gros », ceux qui ont des heures de diffusion, ceux qui n’en ont pas, ou peu.
G. S. : Là, aussi c’était le résultat d’une négociation et d’un compromis. Vous connaissez la mécanique.
Six heures sur trois ans. Avec maintien du compte sélectif par ailleurs.
G. S. : Et n’auront accès au compte automatique que les œuvres qui ont été soutenues sélectivement, c’est une des règles de fonctionnement. Alors on a eu un long débat, la SRF, la Scam avec le CNC, sur justement le volume de production annuelle, ou le chiffre de production annuelle pour qu’une société de production ait accès au compte de soutien. C’est le résultat d’un compromis. Je comprends les arguments de l’ENArchie – je dis ça sans aucune critique – du CNC qui consistait à dire : si tous les producteurs en bénéficient, ça va bloquer de l’argent. Pour quelqu’un qui aura fait une heure de production documentaire de très grande qualité, et qui ne va pas en faire avant trois ans, l’argent va être coincé pendant trois ans et retiré des forces vives de la production. C’est vrai. C’est un argument indéniable parce qu’ils nous ont démontré qu’il y avait 300 maisons de production qui ont produit du documentaire en 89-90 et si on ouvrait un compte à chacune, ça faisait une parcellisation bancaire des dépôts et de l’argent bloqué qui en volume représentait une part importante des choses. La SRF aurait préféré que tout producteur qui aurait produit une heure et demie sur un an, 90 minutes, puissent avoir accès au compte. Ça n’a pas été possible. Cela dit, six heures sur 3 ans, c’est un compromis vraiment, parce que les producteurs ont le droit de s’associer. Un producteur qui aurait fait une heure et demie sur trois ans et un autre qui aurait fait une heure et demie sur trois ans ont le droit de s’associer pour co-produire un documentaire. Donc c’est moins automatique et moins souple qu’on aurait souhaité mais c’est, je crois, un bon système. Et à ma connaissance, je ne vois pas d’autres systèmes de soutien.
N’oubliez pas que s’il y a de l’audiovisuel européen encore, et je parle aussi bien de la fiction que du documentaire, c’est grâce aux systèmes d’aide français. Il n’y a pas de films allemands, il n’y a pas de films italiens, des pays de l’Est n’en parlons même pas, il n’y a pas de films anglais, enfin il n’y a pas de cinéma européen qui se tourne sans de l’argent français. Fellini quand il tourne, a besoin de l’argent français, Wim Wenders, Volker Schloendorf, Fleischmann pareil, tous. Le laminage par l’industrie américaine de l’industrie cinématographique a été tel que le résultat est là. S’il n’y a pas le compte de soutien français, tout s’effondre. C’est pour ça que les américains à Bruxelles veulent tellement le démolir. Parce que c’est le dernier et ultime rempart, vraiment.
La Scam et le soutien au documentaire
Quelles sont vos autres actions en faveur du documentaire ?
G. S. : Sur le plan du cinéma, on trouve le projet « Grand Écran » programmation par certaines salles Parisiennes et en province de films documentaires, très important. On y a aidé autant qu’on pouvait.
De ce point de vue Canal Plus a entrepris une action intéressante. Ils ont utilisé des fonds qui leur venaient de la fiction, pour produire des films documentaires et ont accepté que ces films sortent d’abord en salle, ne passant qu’un an après sur Canal Plus. Ceci peut se concevoir pour la fiction, mais est rare pour le documentaire, plus souvent lié à l’actualité. Par exemple le film de Tavernier sorti en salle était quand même lié à un anniversaire. Il ne passera à Canal Plus que dans six mois maintenant. C’est intéressant que des entrepreneurs strictement privés – Jean Rousselet et Catherine Lamour – puissent se dire qu’il faut que le cinéma documentaire ait une place dans les salles si on veut relancer l’intérêt des spectateurs pour ce genre de film qu’ils ont l’habitude de voir à la télévision.
J’ai cru comprendre que vous aviez d’autres initiatives, une aide à l’écriture.
G. S. : On est en train de lancer dix bourses de 30.000 francs et qui vont être des aides au développement de projets déjà écrits. C’est la preuve de la bonne relation qu’on a avec le CNC d’ailleurs. Ils nous ont dit : il y a des choses qu’on refuse et qui sont juste à la limite, est-ce qu’on ne pourrait pas trouver un moyen de les aider ? Alors nous avons proposé dix bourses supplémentaires. Ca sera l’examen de repêchage.
La Scam, société d’auteurs et d’œuvres
L. D. : Il faut tout le temps poser les questions en termes d’œuvre audiovisuelle, ce qui veut dire télévision et cinéma, comme câble et satellite, parce que pour nous ce ne sont que des moyens pour diffuser l’essentiel qui est l’œuvre.
Pourquoi notre institution s’intéresse au documentaire ? J’ai envie de dire parce qu’il y a des auteurs qui sont là. On est dans une société d’auteurs, donc c’est les auteurs eux-mêmes qui confient la gestion de leurs droits à leur propre société qu’ils ont créée il y a douze ans exactement. On est une émanation de la Société des gens de lettres, dont je suis également délégué général. Mais finalement c’est les auteurs eux-mêmes, les réalisateurs, les auteurs de textes, les journalistes, les auteurs d’images qui ont souhaité confier leurs droits à cette maison pour défendre leur rémunération. Il s’agit de leur rémunération à l’occasion de la diffusion de leurs œuvres à la télévision.
Ça n’existe pas en Angleterre que je sache.
G. S. : Non, son statut est unique en Europe.
L. D. : Non, en Angleterre, il y a une société qui n’existe que pour le câble ou pour la reprographie, mais il n’existe rien pour la télévision par voie hertzienne. Ca n’existe pas pour l’exploitation primaire des droits. La première chose c’est que l’auteur en France exige d’être rémunéré à l’exploitation. Pour cela, il constitue une société civile pour lui confier la gestion de ces droits. Et du coup, la société détermine des contrats avec des diffuseurs, forfaitaires, et c’est la société, c’est-à-dire des auteurs eux-mêmes qui déterminent des clefs de répartition pour individualiser les sommes et rémunérer à la minute près ce qui est diffusé. Ca veut dire qu’on a eu plus de huit mille bulletins l’année demière, huit mille déclarations qui font entre 10 et 45 et 52 minutes. Vous imaginez la masse de répartitions que ça peut faire. On a réparti l’année dernière 90 millions. L’année prochaine on en répartira 110. L’exploitation se fait sur les six chaînes hertziennes et 1 200 câbles.
Le développement du documentaire ?
L. D. : Il faut le dire très franchement, le principal acteur pour le développement du documentaire, c’est l’Etat. C’est l’État qui a développé l’œuvre audiovisuelle documentaire grâce à la création de la SEPT. C’est aussi des auteurs qui ont soumis un projet à Rocard qui, au gouvernement, a accepté enfin de créer une chaîne culturelle à dominante documentaire, devenue après la chaîne franco-allemande que vous connaissez. Ca ne veut pas dire qu’il n’y a pas de documentaire sur TF1, Canal Plus, ou sur FR3. II y en a aussi.
Et le second facteur de développement, c’est les producteurs et notamment le second marché: le fait que le documentaire n’a pas besoin d’un sous-titrage très cher pour être diffusé à l’étranger. Là il y a un travail à faire pour que le documentaire s’exporte beaucoup mieux.
G. S. : C’est un autre problème. Là je ne suis pas d’accord avec vous, parce qu’une des difficultés du documentaire francophone, c’est justement la langue, le fait que le sous-titrage coûte cher. Il y a BABEL, fonds MEDIA, qui n’est ni commode, ni facile d’accès, ils n’ont pas beaucoup d’argent etc. mais la diffusion du documentaire francophone passe par des sous-titrages en anglais. Sous-titrer 52 minutes coûte pas loin de 100.000 francs maintenant. Ce n’est pas donné.
L. D. : Le marché sanctionnant les prix, nous sommes affaiblis. Nous ne pouvons pas vendre au même prix une œuvre dite francophone ou dite latine ou européenne au marché anglais, au marché américain. Le marché anglais arrive parfaitement bien à amortir ces investissements et même probablement en dégage un bénéfice pour réinvestir dans la production tout simplement parce qu’il y a le marché américain, plus une multitude d’autres petits marchés. En Chine actuellement, des séries de quatrième catégorie américaines sont vendues pourquoi, parce qu’elles sont complètement amorties et elles coûtent quatre sous. Après, il s’agit d’une bataille économique, une bataille culturelle.
Donc nous n’avons pas les moyens pour nous battre parce que nous avons un marché rétréci, un marché très étroit. Nous souhaitons aussi que l’Europe se donne la possibilité de ne pas faire du franco-français, ni suisse, ni belge etc. mais qu’on ait un discours plus large qui permette de toucher un marché plus grand. Sinon la sanction du marché va être catastrophique pour nous. Le documentaire va disparaître sans l’aide de l’État, disparaître littéralement. On ne verra que des séries animalières ou National Geographic, on verra de grands reportages événementiels et journalistiques, mais après, on ne verra rien d’autre. On ne verra pas ce que j’ai vu hier sur ARTE, c’est-à-dire le film de Rouquier sur Honegger.
G. S. : Formidable, ce film.
L. D. : Oui, mais ça ne passera pas. C’est seulement la SEPT, ARTE, qui peut se donner les moyens, de même qu’une chaîne culturelle en Allemagne, de même que Channel Four ou BBC2 en Angleterre.
Là aussi de moins en moins à cause de restrictions budgétaires et politiques.
L. D. : Et même là, il y a une activité qui rétrécit comme vous le dîtes, parce que c’est une politique.
G. S. : Laurent a parlé de l’ultralibéralisme, les effets de la politique Thatchérienne, on les voit bien maintenant.
L. D. : Je crois qu’il faut revenir à cette vieille idée que, hélas, le marché ne doit pas tout déterminer. Je sais bien qu’on a rejeté le communisme, probablement avec raison. Mais au titre de la liberté, je ne crois pas que le libéralisme économique est la solution car elle va être une prison épouvantable. C’est la prison anticulturelle.
G. S. : C’est pour ça que lorsque ce débat a été d’actualité, la majorité des gens à la Scam a été contre la ressource publicitaire dans le service public.
Parce que là on rentre automatiquement dans la loi du marché. Il n’y a rien à faire. Bourges a donné comme consigne à ces deux chefs de programme documentaire sur la 2 et la 3 de faire 25% de part de marché en plus en 1993. Alors, bon, on sait bien que ce n’est pas avec des documentaires qu’on augmente la part du marché. Avec quoi vont-ils pouvoir l’augmenter ? En faisant appel à ce qu’ils connaissent, des reality shows, des téléthons, magazines… et ils vont dire: on fait du documentaire.
L. D. : C’est ce qu’ils disent. De TF1 nous avions reçu en 91 près de 10.000 déclarations. En 89 nous avons reçu seulement 6638. Quand on dit qu’il y a une baisse du documentaire, c’est complètement faux, il y a une augmentation de la production documentaire. Mais de quel documentaire ? TF1 1363 déclarations, Antenne 2, 1906 déclarations, FR3 2777 déclarations, Océaniques n’était pas supprimée à l’époque. FR3 Régional 1218, Canal Plus 934, on chute, mais il y a plus de création. La Cinq, n’en parlons pas, la M6 non plus, la SEPT, 963, il n’y a que de la création.
Donc les 1906 d’Antenne Deux, ce sont les Envoyés Spéciaux, les reportages, les magazines, les animaliers, tout ce que vous voulez, et puis c’est de temps en temps un Mireille Dumas qui émerge. En revanche sur la SEPT, ce ne sera que des auteurs qui apparaissent dans votre revue, ce sont les Dindo, les Beuchot, les Guy Olivier etc. etc. Cela dit, je crois qu’il y a une nécessaire cohabitation. Il faut que Julien Gracq puisse cohabiter à côté d’un prix Goncourt.
Obligations, réglementations
Donc on revient à notre dernière question qui concerne les perspectives. Quelles sont les propositions, quelles sont les idées auxquelles vous réfléchissez pour donner un peu plus d’espace à la création documentaire.
L. D. : Sous réserve de ce que veut dire le Président Séligman, j’ai envie de vous dire qu’on n’est pas dans un combat pour agrandir, on se bat pour que ça ne rétrécisse pas. Il faut bien comprendre qu’on n’est pas dans une situation de développement. On est dans une situation de stagnation et de récession. Exemple : il y a les décrets Tasca sur les quotas. Décrets qui ont été modifiés pour assouplir certaines mesures par rapport à certaines chaînes. Et je le dis bien haut et fort, on sait bien que M6 n’est plus une jeune chaîne. Il y a six ans qu’elle a eu son autorisation, elle n’a plus que trois ans pour la renouveler, donc elle n’est pas une jeune chaîne. Néanmoins le CSA par voie de décret a assoupli les quotas de production et de diffusion, avec le résultat que l’on sait : cherchez les documentaires de création, cherchez tout simplement le documentaire à M6. Prenez les chiffres. C’est une catastrophe. Alors disons les choses franchement. S’il n’y a pas un minimum de réglementation en France et en Europe de manière générale pour permettre un minimum de diffusion culturelle ou de production de création sur nos télévisions, il n’y aura plus rien. Voyez ce qui se passe en Italie, voyez ce qui se passe en Espagne.
L’Angleterre s’en sort, et encore parce qu’elle a le marché américain. En France, la culture républicaine et la tradition jacobine ont imposé des obligations culturelles aux diffuseurs. Il ne faut pas que les producteurs, ni les diffuseurs ruinent notre réglementation, comme TF1 la réclame, comme M6 la réclame, car la faire éclater, c’est permettre aux diffuseurs de faire ce qu’ils veulent. Or ce qu’ils veulent c’est quoi, c’est la facilité malgré leur position dominante vis-à-vis des auteurs, des producteurs et du public.
Actuellement deux télévisions sont très puissantes en Europe. Les deux sont françaises : TF1, le premier diffuseur sur l’Europe, et sa fragilité on la connaît aussi, ça ne tient qu’au marché publicitaire, et deuxièmement, c’est Canal Plus qui tire sa puissance d’une concession exorbitante que lui a donné l’État, la possibilité de cumuler à la fois des recettes d’abonnement, des recettes de publicité et le sponsoring. De ce fait, les auteurs et les producteurs sont encore plus fragilisés, parce qu’ils sont dans un monde de mutation et de possibilités qui changent de jour en jour.
On est vraiment dans le court terme, même dans le temps réel dans la production. Ce qui est tout à fait ingérable pour une entreprise. Je comprends bien qu’un producteur n’arrive pas du tout à gérer, sauf à avoir des contrats, je dirais, permanents de production. Sinon, ils ne peuvent pas gérer convenablement, prendre des risques, investir dans un documentaire quand ils ne savent pas quand ça va être diffusé, ce qu’ils vont vendre, et n’ont pas les moyens de le vendre bien à l’étranger. Donc le documentaire est un peu comme la musique, comme l’opéra, comme le théâtre, comme toutes les choses qui coûtent cher. Il faut que l’État se donne les moyens de financer. Si l’État ne se donne plus les moyens de financer, si on laisse le marché, le privé, l’organiser, il n’y aura plus de création.
G. S. : Ce n’est pas seulement des mesures financières qu’il faudrait prendre, elles sont prises plus ou moins là.
L. D. : Il faudrait les sauvegarder.
G. S. : Franchement on ne peut pas reprocher au Ministère de la Culture de s’être mal battu à Bruxelles. Vraiment Lang a été épatant, on n’a rien à dire sur ce terrain-là. C’est sur le plan règlementaire. Qu’est-ce qui fait qu’à la BBC, pour prendre un exemple, le lundi à 20h30 il y a un documentaire, c’est BBC 1 je crois, et sur BBC 2 c’est le mercredi. C’est parce qu’il y a obligation. Il y a un cahier de charges qui le dit; vous allez diffuser du documentaire à 20h30. Il suffirait de sortir un texte. Et à ce moment-là, ça ne nuirait pas à la loi du marché, si le même cahier de charges s’applique à l’ensemble des chaînes publicitaires, si on leur dit: le mercredi pour TF1 à 20h30, obligation pour diffuser une heure de documentaire, et le lundi pour Antenne 2, obligation à 20h30. Je vous assure que la diffusion de documentaire sans un centime déboursé, serait autrement plus large qu’elle n’est à l’heure actuelle où on supprime « Océaniques » pour cause de part de marché défaillant. Sur FR3 j’ai vu un documentaire qui commençait à une heure moins le quart, 0h45, il faut être fou.
L. D. : On s’est rendu compte que quand un diffuseur avait l’audace de programmer De Nuremberg à Nuremberg à 20h30, ça fait 13% d’audience mieux que Sacrée Soirée sur TF1. Ça veut dire que, de temps en temps, un diffuseur peut faire un coup par mois, ou un coup tous les quinze jours et peut très bien faire une audience forte. Mais encore faut-il avoir la volonté de le faire. Donc ce n’est pas la nature du documentaire qui fait qu’il y a peu d’audience, c’est en fait le refus d’inscrire un documentaire dans un programme qui correspond à la demande du public.
Vous discutez avec les programmateurs là-dessus ?
L. D. : Ils ne veulent pas entendre parler de ça.
G. S. : On les invitait puisque le premier mardi de chaque mois on fait les débats à la Vidéothèque de Paris. On a fait venir Pascal Breugnot, on a fait venir non pas les programmateurs, mais certaines personnes qui ont un pouvoir de décision. Mais comme disait Laurent tout à l’heure, franchement, tout ce qui compte c’est l’audience, alors…
S’il y avait une obligation légale pour chaque chaîne de diffuser une case documentaire une fois par semaine à 20h30, franchement ça ne changerait pas grande chose. La contrainte de l’heure de diffusion ne joue pas que dans un sens quand on est librement confronté à cette case-là. Ce n’est pas tout à fait pareil, de travailler pour ARTE où on se dit : ça va être vu par 2% des gens dans le meilleur des cas, mon film va passer à une heure moins le quart du matin, je peux me permettre telle ou telle chose un peu obscure, absconse, abstraite etc., que de se dire : attention cette fois-ci je travaille à 20h30 sur TF1, il faut que les gens qui ont vu Sacrée Soirée la veille, qui vont voir Louis de Funès le lendemain soient également intéressés. Je suis pour des contraintes, pour des œuvres de commande. Resnais avait, il y a longtemps déjà, développé toute une théorie là-dessus. Et ça serait bien d’avoir une obligation de commande à travailler pour une case de ce type. Malheureusement tout ce que je viens de dire pendant deux minutes est parfaitement utopique parce qu’aucun gouvernement ni de gauche ni de droite n’a l’intention d’imposer une mesure de ce type aux diffuseurs. C’est dommage; c’est de la pure hypocrisie en fait.
Propos recueillis par Michael Hoare
Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 22, 1993)