Les intentions humaines

Gaëlle Vu

Jean-Paul Fargier nous dit un jour : « Vous savez que, bien avant le cinéma, Nadar a fait un enregistrement sonore d’un scientifique en prenant une séquence de photos, malheureusement, la technique a échoué sur le son ». Une sorte d’« interview » d’avant le cinéma et la télévision mais déjà d’après le montage.

Cet acte artistique de Nadar qui associe le visuel et le sonore parait plus proche de la démarche de réalisation des auteurs que je rencontre que les actes d’un Edison, ou Lumière, ou Muybridge. Ces derniers sont donnés comme inventeurs ou précurseurs du cinéma alors qu’ils n’ont travaillé que sur l’enchaînement d’images.

Je qualifie cet acte d’artistique par ce que :

  • c’est une recherche de représentation du monde par Nadar,
  • cette rencontre (provoquée ou fortuite) lui apparaît comme une occasion de matérialiser son propre rapport au monde.

« La première langue des hommes est l’action de l’homme dans la réalité. Je me représente à toi, toi te représente à moi… », dit Pasolini.

Le cinéma issu de ces inventeurs ou précurseurs cités plus haut est passé en grandissant du commerce à l’industrie, avec toutes les caractéristiques des autres industries :

  • Production au sein de sociétés à capitaux,
  • Système de la sous-traitance (par les petits producteurs « indépendants »),
  • Gestion par étape de fabrication avec métiers hiérarchisés,
  • Acquisition de brevets spécialisés: les droits d’auteur, etc.

Les réalisateurs et les cadres techniques qui dirigent dans un cadre négocié avec cette industrie la fabrication de films, ont souvent écrit et écrivent des ouvrages consacrant les différentes étapes de la fabrication, les différents types de produits (long-métrage / court-métrage, nouvelle vague, documentaire (parfois de création) / fiction…).

De ce consensus émergent parfois des voix d’artistes qui parlent de l’art cinématographique malgré les négociations auxquelles ils sont soumis eux-mêmes.

« Si tu veux remplacer une image par un son fais-le », Robert Bresson me revient en mémoire, où je lis aussi une tentative vitale de casser les étapes de fabrication.

Aujourd’hui, des salles de cinéma, aux télévisions, aux producteurs indépendants, aux institutions, l’industrie règne comme norme. L’espoir que les artistes ont de pouvoir négocier cette norme, tend asymptotiquement vers zéro.

Alors que reste-t-il d’intentions artistiques dans notre cinéma ?

Je donnerai ici un élément de réponse en parlant de ma propre expérience de six ans de production.

Un élément fondamental de cette expérience est l’éloignement de Paris. Il m’a permis de ne pas connaître ce que je viens de décrire avant de travailler, et par la suite de ne pas en subir la pression quotidienne.

En outre une formation d’administration des entreprises m’incitait à rejeter les principes obsolètes de gestion inspirant largement les cours.

L’acte artistique passe par une matérialisation des intentions de l’auteur. Les sources de cette matière apparaissent le plus souvent ainsi :

  • les autres actes artistiques: écrits, chorégraphie, musique, théâtre, arts plastiques…
  • le pillage de la matière audiovisuelle
  • le tournage qui se fait toujours avec ce que le réalisateur est capable d’investir comme lieux habités. Le « réel » disent des documentaristes.

Chaque auteur s’approprie cette matière de manière ininterrompue et, par exemple, la tentation de « ne pas arrêter de tourner » prend toute son ampleur avec la vidéo.

Cette matière est déjà très organisée (même quand elle est issue d’un tournage). Certains films sont même alors entièrement « fait au tournage ». Sur ces films-là, il n’y a qu’un générique à mettre mais chaque fois que je les regarde une partie du générique les défigure : celle qui n’est là que pour tenter de faire de ça, un film-produit de l’industrie.

Ici déjà comment le montage… et la norme.

Et ce montage-là affaiblit la matière initiale.

Or pourquoi monter ?

Pour faire un objet sans défauts (c’est-à-dire présentable à la prime de la qualité – obsession en toute entreprise, et festivalable), donc arrêter le flux d’images et de sons, lui donner début et fin, le mettre en forme de récit ?

Et si on ne montait pas, qu’est-ce qu’on montrerait ? On peut organiser cette matière en mettant en évidence ses tensions internes et/ou les tensions internes du réalisateur sans « monter ».

Le flux est déjà le mode d’existence de la télévision, on peut même voir à la SEPT une tentative d’en exploiter avec pertinence les potentialités. Cela m’est apparu en regardant une soirée thématique consacrée aux intellectuels russes et soviétiques. Hélas ce n’était déjà plus une intention humaine, mais une autre norme industrielle. D’autre part, la faiblesse était grande de la matière réunie et traitée aujourd’hui, au regard des documents d’archives. Comme si les auteurs n’étaient tout simplement pas à la hauteur du défi.

Trouver des réponses personnelles à ces questions posées aussi au producteur (au sens de passer à un état où les questions qui se posent ne sont plus les mêmes) c’est le sens de notre indépendance.

Et c’est pour moi ne pas envisager le travail de production film par film, mais dans la démarche d’un artiste (voire même de plusieurs).

Et l’argent, qui définit dans la norme industrielle la place d’un producteur, celui qui gère (qui doit mener à « bonne fin » – alors que celle-ci s’estompe) pour celui qui commande, quelle est sa place dans mon travail ? D’abord je ne fais pas de film sur commande dans l’état actuel des choses. Ensuite l’argent n’existe plus devant les problèmes de trésorerie. Nous avons affaire à des flux, et nous sommes confrontés aux problèmes bien connus d’autres industries :

  • parler et raisonner en cash-flow,
  • intégrer dans l’évaluation d’une entreprise, des valeurs de moins en moins matérielles comme la capacité d’adaptation à de nouvelles contraintes…

Le cash-flow tend à nous rendre dépendant des banques, des institutions, des coproducteurs, et de tous ceux dont viennent les financements.

Nous avons pu vivre en toute indépendance grâce à l’existence, au sein même de ces organismes, de personnes qui conservent des intentions qu’ils reconnaissent dans notre indépendance et ce que nous en faisons.

C’est un réseau de la dignité, de la confiance de l’homme en l’homme, de la résistance aux actes dénués d’intention humaine, du courage de reconnaître (d’être touché par) un acte artistique.

Dans le contexte d’une normalisation relayée très fortement par l’état nous pouvons continuer d’exister en travaillant avec ceux qui prennent la liberté d’interpréter, dans sa mise en œuvre, la politique de ces organismes (publics ou privés)

Gaëlle Vu, Productrice, société Profil, Grenoble


  • « Les intentions humaines », titre emprunté à Elsa Triolet.
  • Citation de Pasolini tirée de l’interview par J.-L. Comolli, publiée dans les Cahiers du Cinéma.
  • Citation de Robert Bresson tiré de son livre Notes sur le Cinématographe.

Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 126, 1993)