« Les Ailes du Désir » : soumission ou création ?

Colette Piault

« La recherche du succès élimine toute créativité », Henri Matisse

Il y a un peu plus de vingt-cinq ans que j’ai réalisé mon premier film en Afrique de l’Ouest et mon dernier film a été achevé en 1990. Pendant ce quart de siècle, bien des choses ont changé. Des innovations techniques, comme l’utilisation d’une caméra silencieuse et néanmoins légère, l’enregistrement du son synchrone, les nouvelles techniques vidéo etc. ont modifié la nature du film d’ethnologie comme du film documentaire tandis que de nouvelles influences s’exerçaient sur les cinéastes ethnologues et documentaristes.

En dépit d’une apparente continuité en ce qui concerne les buts et les sujets du documentaire à contenu social et ethnologique, il semble que depuis environ six ou sept ans nous soyons entrés dans une période de confusion.

Je me contenterai d’aborder ici quelques aspects de la production et de la distribution, tellement cruciaux qu’ils nous font quelquefois oublier l’essentiel, à savoir le but, la nature et la qualité de l’œuvre créée. Cet article s’adressait originalement aux seuls ethnologues – cinéastes, cependant en ce qui concerne leur production, les films ethnologiques peuvent – au moins partiellement – être assimilés à des documentaires.

Avec un brin de provocation, j’aimerais attirer l’attention sur la situation inconfortable et contradictoire dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui entre la diversité évolutive des technologies et le monopolisme souvent figé de la distribution.

Aspects technologiques

La vidéo nous est présentée comme l’outil idéal : légère, de manipulation facile, avec le son synchrone intégré et un support magnétique bon marché.

Cependant, on comprend vite que l’équipement de montage s’avère être assez cher et que de plus, il faut continuellement remplacer caméscopes et bancs de montage au rythme des changements technologiques, eux-mêmes dépendants de pressions économiques. Les temps où le cinéaste pouvait rester assis devant sa bonne vieille table Steinbeck rêvant, laissant errer son imagination, attendant une divine inspiration, sont bien enfuis. Avec la vidéo, les heures de montage sont coûteuses, et le travail doit être rondement mené. Je me souviens de Jean Rouch disant que l’essentiel est de « mettre en boite » et qu’on peut toujours monter les documents plus tard.

Aujourd’hui, nous tournons, montons dans la foulée et essayons de vendre… et vite. Un film ethnographique ou documentaire est sur le même marché que n’importe quel autre film. On doit le proposer au plus grand nombre possible de festivals dans le monde au cours d’une période de deux ans au plus, passer de l’un à l’autre, et qu’on en parle. C’est pourquoi nous n’entendons parler que de quelques films, toujours les mêmes pendant un moment, puis subitement ils sont oubliés tandis que d’autres prennent le relais qui seront oubliés à leur tour…

Aujourd’hui, un film joue sa « carrière » en quelques mois, et deux ans après leur naissance seuls les plus brillants, les plus primés, les plus « télévisés » existent encore.

Si nous avons eu la chance de pouvoir réaliser notre film en toute indépendance, c’est au moment où nous cherchons à à le vendre que nous rencontrons la puissance qui règne sur la plus grande partie du monde des images et des sons: la reine Télévision. J’emploie volontairement ce terme de règne car c’est bien de « droit divin » qu’il s’agit… et la Révolution n’est pas vraiment à l’horizon. La Télévision aussi en multipliant ses canaux a changé radicalement au cours des ans.

Autrefois, – je veux dire jusqu’en 1985 ou 1986 – nous pouvions vendre simplement un film de temps en temps, un film réalisé en toute liberté 2. Nous croyions alors que la télévision pourrait être un excellent débouché pour nos films, le meilleur.

Durant ces sept dernières années, et en particulier en 1989, avec l’introduction de la diffusion par satellite, tout a changé.

La télévision, qu’est-ce au juste ?

Dans certains pays, la télévision commerciale s’est implantée tandis que la publicité faisait son apparition sur les chaînes publiques. Au même moment, toutes sortes de règles et de contraintes liées à la compétition ont engendré une télévision nouvelle. Journaux, magazines d’information, reportages en direct et programmes documentaires s’y mêlent en toute liberté et dans la confusion; les distinctions entre les genres n’ont plus cours.

La télévision produit ou co-produit des films mais achète moins. Il est maintenant nécessaire, voire incontournable dans certains cas de concevoir son film en fonction des cadres de la télévision si l’on souhaite y apparaitre.

L’audience, et ses « désirs »

Nous conservons l’illusion relative que des chaînes comme par exemple Arte, en Europe continentale ou Channel 4 en Grande-Bretagne sont « différentes ». En effet, c’est vrai. Les responsables de ces chaînes font preuve de plus d’audace, de plus d’intelligence, de plus de culture mais néanmoins ces chaînes sont soumises aux mêmes contraintes que les autres et en particulier, celle de « l’audimat » , de la mesure de l’audience. Que le financement soit d’origine privée par le biais des sponsors et de la publicité, ou public à travers le budget de l’État et les redevances fiscales, de toutes façons aucun bailleur de fonds, n’admet d’autres critères d’évaluation pour une chaîne de télévision que les niveaux et les mouvements d’audience enregistrés par « l’audimat » , même si les pressions peuvent être plus ou moins fortes selon les chaînes.

Il est indiscutable que la télévision s’adresse à une « audience » mais sa définition est vague. Cette audience est une entité théorique construite par la chaîne. Puis, selon le profil et les goûts supposés de cette entité théorique, on fixe des choix. Outre le fait que les mesures d’audience demandent à être interprétées avec soin, cette entité intériorisée est un obstacle au progrès. En effet, n’attacher d’importance qu’aux choix d’une majorité à un moment donné suppose une conception figé de la société. Le futur se trouve dans les choix d’une minorité qui peut augmenter tandis que les majorités ne peuvent que se stabiliser pour un temps, puis diminuer 3.

En fait, ce modèle d’une audience mesurée par l’audimat a été introduit par les publicitaires qui ne se préoccupent que du présent le plus immédiat.

Qui décide alors des documents à acquérir et du moment où ils devront être programmés ? Indirectement, les sponsors. La valeur et la diffusion de nos films comme la compétence qui nous est reconnue sont alors dépendants des caprices de Nestlé, Pampers ou Heineken.

Les chaînes culturelles n’échappent pas, malgré les apparences, à la règle du sponsor. Quand ils produisent un film, si ce n’est pas déjà une co-production avec une ou plusieurs autres chaînes, ils espèrent le vendre à d’autres chaînes. Et pour ce faire, il faut que le document réponde, au moins pour l’essentiel, à la définition des goûts et des habitudes de « l’audience » telle qu’elle a été modelée par toutes les chaînes. Il y a un consensus assez général sur ce qui peut ou ne peut pas, doit ou ne doit pas être montré à la télévision même si les programmateurs font quelquefois preuve d’esprit d’aventure… Les chaînes plus culturelles -ou pourrait-on dire « haut de gamme », si toutefois on admet une hiérarchie entre les chaînes autre que celle imposée par l’audimat – sentent qu’elles doivent aussi, au moins en partie, respecter ces modèles.

Du drame…

Ceci n’est pas sans effet sur la création cinématographique même pour nous ethnologues. Par exemple, La Sept souhaite, légitimement sans doute de son point de vue, trouver un thème dramatique dans un documentaire comme dans un film d’ethnologue. Comme la vie des sociétés n’est pas toujours dramatique, les films ethnologiques appréciés par la télévision présentent beaucoup de rituels avec sang, danse et poussière, chargeant le commentaire du soin d’accentuer le caractère dramatique de l’image. De leur côté, les documentaristes auront intérêt à s’assurer que leur projet porte bien sur un sujet brûlant avant de chercher un financement 4.

Outre le caractère ennuyeux et monotone de tels films, ils donnent aussi une image artificielle, tronquée, et donc fausse, de la vie réelle des sociétés. Les conséquences de cette demande de drame de la part des chaînes ont été mises en évidence dans la presse quotidienne. Un article du journal Le Monde « Choix des images, poids des truquages » 5 explique bien comment certains documentaires ont été totalement inventés, le terme documentaire ne désignant plus dans ce cas un genre cinématographique spécifique mais étant plutôt destiné à faire croire au téléspectateur que les images sont empruntées au vécu.

Ainsi donc, nous pouvons trouver maintenant des histoires fictives de vies sous l’étiquette « film documentaire ». Les films documentaires eux-mêmes font maintenant de plus en plus souvent l’objet de scénarios préalablement écrits, de casting et de repérage topographique. Quant au cinéma direct, il n’est que sporadiquement présent, même dans les journaux télévisés. Le direct est le plus souvent remplacé par le « faux direct » ou direct « en différé » sans que les raisons ni les modalités de ce glissement nous soient précisées: de quels moyens dispose alors le téléspectateur pour évaluer et comprendre ce qu’on lui montre vraiment ?

Tous les genres que nous considérons, nous, comme bien distincts, obéissant à des règles d’écriture et à une déontologie différentes sont en réalité mêlés à la télévision et très dépendants de la mode et de l’actualité. En outre, la distinction entre « vérité » et « artifice » est continuellement pervertie.

Les films documentaires présentés à la télévision sont supposés correspondre à des modèles imposés par des journalistes. D’où l’importance et la priorité de « scoops » soigneusement mis en place. En quoi ces mécanismes, peut-être indispensables à la communication de l’actualité instantanée, concernent-ils les cinéastes ? Peut-on enfermer toute la réalité sociale dans un pareil carcan ?

« Il était une fois… »

Si l’importance de l’audience et son soi-disant désir de drame, de sensationnel sont bien au centre des problèmes posés par la télévision, d’autres aspects sont également à mentionner. Par exemple la « narration » et le rôle qu’on lui attribue. On considère que les images ne peuvent – ni ne doivent – raconter l’histoire par elles-mêmes. Alors l’histoire doit être racontée, expliquée par un commentaire off, des interviews filmées ou tout autre moyen car l’audience doit être orientée, dirigée, « prise par la main » – comme un enfant en quelque sorte – pour être sûre qu’elle ne s’égare pas. La parole est là pour supprimer l’interprétation personnelle, pour s’assurer qu’aucune ambiguïté, peut-être troublante, ne subsiste. Quel est alors le rôle de l’image ?

« Le temps, c’est de l’argent ! »

Autre contrainte, la plus souvent évoquée comme si elle résumait toutes les autres, la durée des programmes, la longueur des films.

Bien que réduire la durée d’un film puisse jusqu’à un certain point l’améliorer, au-delà d’un certain seuil, cette opération peut lui nuire. Colin Young explique bien comment le passage de sept heures de rushes à trois heures permet au réalisateur de faire des choix positifs rendant le film plus compréhensible, éliminant les redondances. Par contre, le passage de trois heures à une heure est l’aboutissement de choix plutôt négatifs- par exemple le choix d’une orientation unique à l’exclusion d’une autre ou bien encore l’exclusion d’un contexte significatif et essentiel.

Le film de télévision didactique ou programme audiovisuel, basé sur la narration verbale peut être exactement de la longueur souhaitée puisqu’il s’agit seulement de monter les images qui illustrent le discours. C’est peut-être parce qu’il ne se prête pas à ce genre de manipulation qu’en France le film d’observation construit en plans séquences, qui essai de présenter le contexte au spectateur, et dont la narration intégrée au film lui-même ne permet pas n’importe quelle coupe, est de plus en plus impopulaire auprès des télévisions. On lui préfère des montages, agencés sur mesure, d’images et d’informations, que l’on peut rendre plus ou moins longs… à la demande.

Étant donné le temps limité accordé généralement au documentaire à la télévision, les possibilités d’expression, en particulier pour l’ethnologue, sont très limitées. Un film de synthèse ou un film de vulgarisation scientifique peut fort bien se glisser dans un créneau de trente ou cinquante minutes mais comment peut-on fournir une interprétation sans permettre au spectateur de pénétrer les situations et de se familiariser directement avec les personnes filmées ? Il est intéressant de noter qu’en ces temps difficiles, les films ethnologiques et documentaires les plus vrais, les plus originaux sont souvent produits dans des pays où la télévision ne les accepte pas. Ainsi ces films sont réalisés avec des moyens limités certes, mais en toute liberté, en s’accordant le temps utile et nécessaire. Je pense par exemple au film russe Doukhobors tourné par Ilya Frez avec une ethnologue en 1988 sur une secte dissidente de l’église orthodoxe ou bien à Djungguwan at Gurka’wuy réalisé par Ian Dunlop en Australie, également bien sûr à de nombreux documentaires et films ethnologiques américains et australiens. Ces films d’une durée variable, pouvant aller jusqu’à quatre heures, nous permettent de pénétrer le sujet et de le comprendre en profondeur.

Mais la question de durée n’est que le sommet visible de l’iceberg.

« Pour que ça fasse télé… »

La télévision s’est forgé un langage propre. Nous l’avons assimilé peu à peu, consciemment ou inconsciemment, nous le reproduisons partiellement dans nos films même quand ils ne sont pas produits avec ou pour une chaîne de télévision. Citons quelques exemples: nous rejetons les plans à grand angulaire préférant les gros plans et les très gros plans, nous adoptons un montage vif et haché (« saucissonné » comme on disait familièrement à la National Film & Television School) et un excès de parole. Ce dernier aspect est spécialement révélateur de l’écriture télévisuelle : les mots sont préférés aux images et aux sons comme si seuls les mots étaient porteurs de signification. Même les techniciens de mixage sont conditionnés par ce modèle télévisuel: automatiquement, ils augmentent le volume sonore de l’enregistrement au moment où la parole arrive sur la bande son. Les explications et les images-éclair remplacent pour le téléspectateur la découverte et le contact progressif avec ce qui est filmé. Le téléspectateur est pris en mains du début à la fin du film par le récit; il n’est pas autorisé à voir, ni à entendre, ni à sentir par lui-même.

De plus l’émotion est stéréotypée, maintenue à un certain niveau : on en parle pour éviter de l’éprouver et… d’être ému. Un programme doit provoquer assez d’émotion pour que le téléspectateur reste accroché à l’écran sans être bouleversé au point de « zapper », d’éteindre son téléviseur ou d’avoir un sommeil perturbé. À la fin d’un programme, il doit pouvoir oublier ce qu’il a vu et ressenti… être disponible pour le programme suivant. Pour ma part, la technique qui permet d’arriver à coup sûr à ce résultat me paraît bien mystérieuse. J’ai une fois montré un de mes films à des adolescents qui étaient conditionnés par la télévision, et avaient eu peu de contact avec le cinéma. L’un d’eux a déclaré qu’en voyant mon film il se sentait trop près des gens, dans une position de voyeur ! Ainsi cette proximité, cette familiarité recherchée pendant de longues années comme un élément positif nous permettant de nous approcher sans violence des personnes filmées, d’approfondir notre connaissance en collaboration avec elles, attitude généralement ignorée des grands reporters (inutile dans le cadre de leur travail), est maintenant incomprise, considérée avec suspicion, perçue comme une complicité, voire une connivence négative. Ce même film, Ma Famille et moi, fut discuté, puis rejeté par le Comité de sélection d’un Festival de films en France pour la raison suivante: trop proche, et donc trop de complicité !

L’image superficielle que la télévision nous impose fonctionne comme s’il s’agissait d’un modèle idéal, qui s’insinue dans notre conscience rendant les autres approches suspectes et illégitimes. N’y a-t-il pas alors perversion ?

Influence ou coercition ?

Si la télévision limitait son pouvoir à son propre domaine, les choses se passeraient bien ou du moins seraient moins préoccupantes. Malheureusement, son influence pénètre partout, au nom du tout économique, au nom du sacro-saint « marché ». Ainsi, les festivals sélectionnent les films en fonction des mêmes critères que la télévision mais ce qui est plus grave c’est que les cinéastes, qu’ils soient documentaristes ou ethnologues, se soumettent spontanément à une discipline personnelle et à une auto-censure. Les festivals se plaignent alors de ne plus recevoir que des films de télévision, plus ou moins bien réalisés, plus ou moins réussis mais tous construits sur la base étroite des modèles télévisuels dominants et de ce fait, d’une navrante monotonie. Où sont les films surprenants ?

Certains ethnologues en France, mais aussi en Italie et ailleurs, sont allés jusqu’à ajouter de la musique off à leurs films dans l’espoir de favoriser une vente à la télévision. Tout compromis leur parait acceptable au nom d’une vente potentielle (mais hypothétique !) à la télévision. Paradoxalement, ceux qui justifient les faiblesses de leur film par le désir de satisfaire les acheteurs de la télévision, souvent n’atteignent pas leur but. Par contre, des films remarquables comme la série des Mac Dougall sur les conversations Turkana ou la série Ganiga de Bob Connolly et Robin Anderson qui témoignent de compétences techniques, d’une exceptionnelle persévérance, de talent mais qui sont aussi (et surtout) le résultat de longs séjours sur le terrain et d’un travail de recherche en profondeur, ont été récompensés dans de nombreux festivals internationaux, de très nombreuses copies en ont été achetées dans le monde entier et ils ont également été montrés sur un certain nombre d’écrans de télévision sans avoir accepté les contraintes des modèles télévisuels habituels décrits plus haut.

Il reste beaucoup à dire sur le sujet. Par exemple nous devons lutter contre l’idée largement répandue qu’un film montré à la télévision est un « bon » film, un film nécessairement important tandis que s’il a été refusé par La Sept ou Channel 4, il n’a probablement aucun intérêt. Ceci est d’autant plus aberrant que les programmateurs eux-mêmes avouent voir souvent des films remarquables ou fort intéressants qu’ils ne peuvent accepter pour des raisons qui n’ont rien à voir avec leur qualité: les créneaux sont étroits, les contraintes nombreuses, et la programmation est une sorte de puzzle où chaque morceau doit trouver sa place par rapport à tous les autres.

Il me semble que de la même façon que la télévision se forge une image théorique et rigide de son audience, les cinéastes documentaristes comme les ethnologues intériorisent une image tout aussi théorique et rigide de la nature d’un film accepté par la télévision, se censurant eux-mêmes. Les cinéastes documentaristes aimeraient avoir des « recettes » leur assurant que leur film parce qu’il correspond à des normes pré-établies sera à coup sûr acheté par la télévision: créer sans risque, en toute sécurité !

J’ai souvent entendu Thierry Garrel, responsable du documentaire à La Sept, au cours de débats publics, refuser de répondre à ces demandes de « critères » de choix: que verrions-nous en effet sur le petit écran si la télévision commandait ou imposait officiellement un modèle unique (ou quelques modèles) de film ?

La télévision, une invention remarquable, mais pour qui ?

A lire de tels propos qui prennent la forme d’un réquisitoire contre la télévision, le lecteur pourrait penser que j’appartiens au camp de ses ennemis inconditionnels, qui la rejettent en bloc.

Il n’en est rien ! En fait, je suis une téléspectatrice fidèle, je l’aime, je la critique, elle me provoque. C’est maintenant une partie importante de la vie quotidienne de toutes les sociétés et à ce titre, nous ne pouvons l’ignorer. Je comprends parfaitement que la télévision étant regardée chaque jour par tout le monde, elle ne puisse jouer un rôle perturbateur. Nous ne pouvons être profondément bouleversés chaque fois que nous allumons notre poste !

Mon indignation ne s’adresse pas aux téléspectateurs mais aux réalisateurs.

J’ai envie de demander aux ethnologues-cinéastes mais aussi aux documentaristes: pourquoi vous obligez-vous à faire vos films conformes aux modèles télévisuels ? Pour des raisons financières ?

Ici, la situation de l’ethnologue et celle du documentariste sont sensiblement différentes. L’ethnologue n’a pas besoin de la télévision pour vivre. C’est l’enseignement et/ou la recherche fondamentale ou appliquée dont il vit généralement. Ce qu’il attend alors de la télévision, ce sont les moyens financiers nécessaires à la réalisation de ses films. Pourquoi alors se battre pour obtenir de l’argent de la télévision, faire un film insatisfaisant et répondre ensuite aux critiques par la justification habituelle « Oh ! c’est un film pour la télévision. Je ne pouvais pas faire ce que je voulais » ?

D’insatisfaction en déception, de soumission en frustration, l’ethnologue, qui est rarement un vrai professionnel du cinéma, perd peu à peu de vue ses objectifs essentiels et son œuvre cinématographique ne présente plus guère d’originalité alors que pendant longtemps ses « brouillons » libres et créatifs furent une source d’inspiration et de stimulation pour les cinéastes professionnels.

Les cinéastes documentaristes indépendants, eux, sont pour l’instant obligés de satisfaire des chaînes de télévision pour vivre.

Soyons réalistes… mais soyons le jusqu’au bout: Est-il vraiment possible de faire des « documentaires de création », terme revendiqué par tous les documentaristes français, dans des cadres aussi étroits et figés ? Il me semble que plus le documentaire revendique le qualificatif « de création », par opposition aux reportages d’actualité, magazines et autres programmes audiovisuels, moins il y a de création vraie. Comme cela se produit souvent, le mot est chargé de remplacer l’action absente…

« Que faire ? »

« Les meilleurs documentaires sont invariablement ceux qui ont été réalisés dans des conditions d’indépendance par rapport aux institutions », Bob Connolly, entretien avec Catherine Humblot, Le Monde, 10-11 janvier 1993.

Quelle conclusion peut-on proposer à ce que l’on pourrait appeler un « appel au réveil » ?

Tout d’abord je crois fermement qu’il doit y avoir un moyen de devenir plus libre et d’inventer de nouvelles stratégies pour faire nos films.

Considérant le coût des films aujourd’hui peut-être faut-il se tourner vers la vidéo. Certes, le montage est cher si nous devons assurer toutes les prestations par nous-mêmes. Mais de plus en plus d’institutions s’équipent en bancs vidéo et à défaut d’institutions on peut créer des banques de matériel, vidéo ou 16 mm, sous une forme coopérative ce qui parait inconcevable en France mais qui est pourtant largement répandu, et depuis plus de dix ans dans de très nombreux autres pays européens et aux États-Unis. Nous sommes très en retard dans notre pays, attendant beaucoup trop de l’État, et des institutions.

Aujourd’hui, si quelqu’un veut réellement faire un film de recherche en vidéo, il est parfaitement possible d’emprunter une caméra vidéo quelque part, d’obtenir un peu d’argent pour acheter des bandes magnétiques, et trouver les équipements nécessaires pour faire un prémontage des documents. C’est seulement une question de vrai désir, de compétence et de courage.

Ce choix parait actuellement moins gratifiant que de co-produire un film en 16 mm avec une chaîne de télévision. Une équipe de tournage, son nom dans le journal et la caution de la télévision paraissent les seules possibilités de réussite. Les festivals de films sont parfaitement complices de cette situation, récompensant surtout les films à gros budgets, le plus souvent co-produits par la télévision et ne prêtant qu’une attention distraite, surtout si le cinéaste n’est pas déjà « connu », aux tentatives plus modestes mais souvent fort inventives.

Pourquoi devrions-nous adopter les mêmes critères ? Certains sujets ont besoin de trois heures tandis que d’autres n’ont pas besoin de plus de vingt minutes, ou moins même. Pourquoi alors devrions-nous étirer ou réduire notre matériel pour arriver coûte que coûte à la durée-type, 52 à 59 minutes ?

Ensuite, on peut se demander s’il n’est pas plus enrichissant et stimulant de chercher des voies différentes, de définir nos orientations, de les travailler au lieu de nous laisser manipuler plus ou moins à notre insu au seul nom de l’argent.

En regardant les films ethnographiques et documentaires français de ces dernières années, à quelques exceptions près, on ne peut qu’être frappé par la monotonie de la production. Ils semblent tous avoir été conçus de la même façon: un sujet, quelquefois différent, mais une forme télévisuelle toujours à peu près la même. Ce sont des téléfilms.

Pourtant ce qui est vraiment intéressant et créatif, c’est de trouver un mode original de tourner et de monter en fonction du sujet, des personnes et du contexte. C’est à ce carrefour que se trouve la vraie richesse du documentaire, ce qui nous attache si fortement à lui et nous oblige à inventer. Le documentaire, parce qu’il se crée à partir d’une réalité mouvante souvent imprévisible, est une forme libre, propice à l’invention de formes et de contenus, pourquoi alors l’enfermer dans l’écriture préalable et la codification, concevoir un projet documentaire sur le modèle d’un film de fiction ?

Pourquoi ne pas créer d’autres réseaux de production, de diffusion et de distribution 6 où les réalisateurs cherchent en commun de nouvelles voies 7 pour échapper au carcan des télévisions qui finiront nécessairement par venir y chercher de nouveaux « produits » ?

Plus concrètement, il serait me semble-t-il souhaitable – et à long terme rentable – que le CNC, ou toute autre institution, outre « l’aide à l’écriture » fournisse, au vu d’un projet, quelques moyens pour entamer la première étape d’un tournage en 16 mm ou tourner un film entier en vidéo réservant la décision de financer la suite du projet – et ce qui coûte le plus cher, le montage et la post production – après avoir pris connaissance des rushes.

Cette attitude me parait plus adapté à la spécificité du genre documentaire, plus réaliste et moins risquée du point de vue même des bailleurs de fonds 8.

Si nous parvenions à être plus déterminés et plus indépendants pour prendre nos distances face à la télévision, nous pourrions être inventifs et découvrir en fonction des nouvelles techniques une façon moderne de faire des films… librement. Certains le font.

Inconsciemment, la télévision est dangereuse : elle nous attire, nous faisant miroiter la potentialité d’un immense public mais elle transforme le regard cinématographique en coup d’œil télévisuel. Elle emprisonne l’imagination et la liberté tout en nous donnant l’illusion du pouvoir.

Peut-on nier alors que la relation que nous entretenons avec elle est bien de nature perverse ?

Colette Piault, ethnologue-cinéaste, directeur de recherche au CNRS, Janvier 1993


  1. Cet article reprend en partie une communication présentée au deuxième Festival du film ethnographique à Manchester en Septembre 1990, et publiée en anglais dans The Nordic Eye sous le titre « Anthropology & Television: a Perverse Couple », Ed. Peter I.Crawford, Intervention Press, Aarhus, Danemark. J’ai reconstruit ce texte pour l’actualiser et mieux l’adapter aux préoccupations des lecteurs de la Revue.
  2. Ce n’était pas exceptionnel. J’ai vendu mon film de deux heures Ce n’est pas tous les jours fête aux télévisions nationales grecques, australienne et suédoise. En Suède, le film a été programmé par SVT2 avec succès dans une version à peine écourtée (90′) en « primetime ». C’était en 1983.
  3. Si les grands nombres présentent une image du présent immédiat et donnent peut-être la mesure du passé, ce sera à travers l’examen attentif des petits nombres, des faibles pourcentages que nous pourrons déceler et situer les nouveaux courants sociaux potentiels qui risquent d’émerger dans le futur. La crise que traverse TF1 actuellement ne serait-elle pas -au moins en partie – due à la reproduction mécanique de programmes attirant à un moment donné une forte audience, à une confiance dans la stabilité du public, et à la mésestimation de son éventuelle lassitude, de son évolution, de son goût du changement et de la surprise?
  4. Pour les documentaristes qui choisissent leur sujet au moment de déposer un projet, toute co-production avec la télévision supposera que leur film s’inscrive parfaitement dans l’actualité, qu’il traite de sujets dont « tout le monde » – c’est-à-dire, les médias – parle ! Ainsi pendant quelques mois nous ne voyons que des documentaires sur les prisons, puis sur la prostitution des enfants, puis sur la drogue etc. Là aussi, il y a lassitude et monotonie.
  5. Le Monde, 25 juillet 1990, « Choc des images, poids des truquages », Annick Cojean.
  6. La tentative de l’association Documentaire sur grand écran – qui dès le mois de janvier 1993 programme des documentaires dans des salles de cinéma, sur un mode commercial, à Paris et en Province – va dans ce sens.
  7. De 1983 à 1990, j’ai conçu et assuré la responsabilité d’un séminaire international de recherche sur le cinéma documentaire et ethnologique qui s’est réuni à six reprises dans différents pays d’Europe (France – à Cannes –, Grande-Bretagne, Suède, Hongrie, Danemark) regroupant une trentaine de cinéastes actifs venant de quinze pays différents de l’Est et de l’Ouest européen mais aussi des États-Unis et d’Australie pour une semaine de projections, de réflexion et de discussions autour d’un thème. Ce Séminaire a donné lieu à diverses publications en anglais.
  8. C’est de cette façon que travaillait Jean Rouch avec son producteur Pierre Braunberger. Rouch partait en Afrique avec sa caméra et de la pellicule. À son retour, après un assemblage rapide de ses rushes, il montrait à Braunberger sa récolte. Celui-ci choisissait alors le document qui lui paraissait pouvoir faire l’objet d’un film. Il finançait alors le gonflage en 35 mm, le montage et la post production. Cette démarche suppose de vrais producteurs c’est-à-dire des producteurs capables de prendre des risques et de mettre de l’argent, le leur, dans des films. Actuellement, les producteurs de documentaires se chargent surtout de trouver des subventions, des coproductions et des financements extérieurs et de gérer le budget. Ils ne prennent plus de paris, ils ne jouent plus…

  • Ce n’est pas tous les jours fête
    1980 | France | 1h50 | 16 mm
    Réalisation : Colette Piault
  • Djungguwan at Gurka’wuy
    1990 | Australie | 4h | 16 mm
    Réalisation : Ian Dunlop
  • Ma famille et Moi
    1986 | France | 1h15 | 16 mm
    Réalisation : Colette Piault
  • The Doukhobors 1987 (1987 Dukhobortsy)
    1988 | Environ 4 heures
    Réalisation : Ilia Frez

Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 137, 1993)