Passage sur l’écran

Jean-Marc Manach

Passage de la société à la communauté, de la télé à la salle, question de degrés en fait. On peut voir le record d’audimat de Femmes de Fleury comme tenant d’une sensibilisation politique au sein de la culture télévisuelle, jusqu’au voyeurisme spectaculaire. De même, l’importante fréquentation en salle pour Galères de femmes, d’une histoire du socio-politique au sein de l’art et essai jusqu’à l’auto-complaisance psyché-politique face à ces exclues. D’un côté le zapping, de l’autre une focalisation : la télévision pour une société à la fois bien représentée mais non politisée, globale mais humanitaire, la salle pour une communauté en même temps très proche de la pitié, de la « bonne volonté » – de « s’en sortir » , soi comme l’autre –, qui prête à la critique, politique.

Expérience du politique quand celui-ci passe de l’image au personnel, de la télé au débat. Le film présente une image de la situation limitée quant à ce qu’on peut et ne peut pas dire quand on touche à ces problèmes-là, comme il aborde le réel sans tomber dans les expériences particulières de chacune des femmes filmées, révélant un côté stratégique : affirmation d’un malaise reconnaissable par tout et tous, pour mass-médiatisation et pouvoirs d’institutions, le télévisuel et le politicien aujourd’hui inséparables. Le débat va plus loin dans la critique, il y met en plus l’expérience du vécu, celui de Cathy Iglesias comme celui du travail entrepris depuis des années par Jean-Michel Carré et le Grain de Sable, quelque chose de plus personnel, donc de plus facilement transmissible, diffusable.

Il s’agit moins du feed-back (parce qu’entre les dix millions de téléspectateurs et les quelques dizaines de milliers de spectateurs, qu’est-ce qui en ressort, où, comment, et à quel niveau, on ne sait pas) que du passage de l’image au politique, sachant que le second ne peut plus se faire sans se confronter à la première. D’un côté un film, une équipe, une expérience, de l’autre un désir, collectif, de prendre ce statut, cette autre expérience, de spectateurs, pour passage au politique. Des deux côtés, un état critique, en devenir, en attente, spectateurs tous d’expériences, le personnel et le politique liés.

La prise de parole de Cathy Iglesias lors des débats le révèle, elle qui est passée d’une image de criminelle (dans les journaux comme en prison) à celle de figure du film (figure fictionnelle au vu des choix de mise en scène, spectaculaire en tant qu’exclue médiatisée, politique en participant au projet global), pour aujourd’hui contrôler la publication de ses nombreuses interviews, de même qu’elle est passée du stade du renfermement mutique à celui d’ingénieur du son pour aujourd’hui mener les débats suivant les projections.

Cathy Iglesias : Jean-Michel m’avait toujours parlé de Galères de femmes, de sa sortie en salles, des débats, il m’y préparait toujours. J’ai dû faire cent, cent-cinquante villes, ça fait beaucoup de gens qui véhiculent autre chose, qui regardent les gens d’une autre manière. Quand je vais faire un débat, je me dévoile plus parce que je dis ce que je pense, politiquement, je donne beaucoup de moi-même. Je suis quand même une représentante de la population des détenues, même si jamais je ne me suis sentie représentative de quoi que ce soit, et je ne peux pas dire n’importe quoi par rapport aux gens qui sont encore en prison. C’est là où il a fallu que je globalise et que ça devienne politique, parce que je ne pouvais plus parler en mon nom. Et c’est en même temps une façon pour moi de me sauvegarder, de virer les débat sur les choses globalement plutôt que sur moi, parce que j’aurais très bien pu faire un Christiane F. à moi toute seule. Les questions, ça te laisse pas indifférent, tu travailles dessus, consciemment, inconsciemment, maintenant j’arrive à débattre dans une salle et à tenir des propos qui tiennent la route. En 1991, je ne pense pas que je parlais des banlieues, de la came, même de la prison, comme j’en parle aujourd’hui, l’analyse s’est faite avec le temps que j’ai passé dehors. Avec Galères j’ai bouclé une histoire.

Jean-Michel Carré : La télé me permet de toucher des gens que je ne toucherais jamais. Elle représente pour les citoyens une énorme prise en charge au niveau culturel, et quand il s’agit d’un film qui pose des problèmes de société, politiques, c’est important. La télé me bloquait parce que ça passe un soir et que c’est éphémère. Mais là, vu l’audimat du film, on a reçu des milliers de lettres, il y a eu un véritable retour, aussi bien au niveau du Grain de sable, avec les gens qui ont écrit directement à Fleury, qu’au niveau du ministère de la justice ou de TF1.

Que ce genre de film puisse passer à la télévision, entre deux séquences publicitaires, après Sacrée soirée, c’est aussi un combat politique qu’il faut mener, surtout avec l’importance qu’a aujourd’hui la télévision. Pour les gens, et surtout pour les jeunes, ça devient une autre culture, malheureusement ou heureusement, on ne peut plus le nier. C’est un combat politique global. Je tiens à ne pas lâcher la télévision, l’audiovisuel, à ceux qui la font aujourd’hui, je tiens à me battre pour qu’il y ait des films comme ça à la télévision, surtout sur une chaîne comme TF1.

Godard disait que lorsqu’on regarde la télévision on baisse les yeux, et quand on va au cinéma on lève les yeux. Quand ce sont des exclus, des marginaux qui sont les protagonistes, les « héros » du film, c’est très important que les spectateurs soient obligés de lever les yeux et de les voir beaucoup plus grands qu’eux. Ça oblige les gens à être dans une situation opposée à celle dans laquelle ils voient ces gens quand ils les rencontrent dans la rue. Le rapport de force est inversé.

Je pense que ce n’est pas un film qui a nécessairement besoin d’un débat, il se tient tout seul. Le travail pour les débats, c’est de redynamiser les spectateurs en leur montrant que seule, la première vision peut paraître désespérante. D’une analyse globale on arrive à retomber au niveau spécifique de l’endroit où on se trouve, où il y a aussi des prisons, de la délinquance, pour voir comment eux résolvent, appréhendent ces problèmes au niveau de leur quotidien, dans leur quartier où passe le film. Pour la jeune génération il s’agit d’un véritable défi: le film montre que tout est à jeter, qu’il y a donc tout à inventer et ce, sans aucun modèle. Rien ne peut-être plus passionnant que de se donner les moyens d’inventer une nouvelle société, cette fois réellement humaine.

Les gens par rapport au film sont beaucoup plus attentifs. Ils se demandent comment ils peuvent agir. Ils ont énormément de questions à poser: comment ce film a pu exister, les rapports aux personnages, ce qu’ils deviennent, et mon travail c’est de resituer, de passer du côté émotionnel au côté politique, et de les amener à parler de l’écriture cinématographique.

J’essaie de faire passer aux gens, et c’est un autre combat du documentaire, que bien qu’ils aient été pris par la vision d’un film, d’une réalité, ils viennent de regarder un film avec une écriture, un montage, une manière de filmer, et le travail c’est aussi de faire évoluer les gens pour que petit à petit ils apprennent à regarder un film mais aussi la télévision.

Si on avait fait un débat à la télévision, on aurait eu des pour, des contre, on se serait empaillé sur des trucs et on n’aurait jamais parlé de cinéma. La sortie en salle permet une mobilisation des gens, et ce film permet à des gens qui ne vont pas en salle art et essai d’y aller et de découvrir ce type de cinéma.

Propos recueillis par Jean-Marc Manach


  • Femmes de Fleury
    1990 | France | 57’ | Vidéo
    Réalisation : Jean-Michel Carré
    Production : Les Films Grain De Sable
  • Galères de femmes
    1993 | France | 1h30 | Vidéo
    Réalisation : Jean-Michel Carré

Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 91, 3e trimestre 1994)