Relais nécessaires

Patrice de Boosere

En 1991, nous avons créé Vidéorème, association de jeunes réalisateurs de documentaires. Nous étions quatre étudiants du département de « filmologie » de l’Université de Lille III et nous ne voulions pas en rester à une simple approche théorique du documentaire. Réalisateurs sans producteur, notre association avait comme première finalité de nous permettre d’obtenir les moyens de tourner, ce qui fut chose faite avec l’aide de différents partenaires institutionnels – le Ministère de la Jeunesse et des Sports et le Comité Lillois d’Aide aux Projets. Depuis, différents projets ont été menés à bien, soit de manière indépendante, soit en coproduction. Parallèlement, il nous semblait indispensable d’entreprendre un travail de diffusion de documentaires en salle. Nous avons commencé en 1991 une programmation avec le cinéma L’Univers de Lille, qui mettait à notre disposition une salle de cinéma une fois par mois.

Nous avons sollicité La saison vidéo, une association régionale qui regroupe les différents lieux de diffusion de la vidéo de création. Le choix de la diffusion vidéo, tout comme celui de la réalisation en vidéo, fut dicté par des raisons budgétaires. L’absence de financements spécifiques pour ces manifestations ne nous permettent pas pour l’instant d’envisager la location de films ni la présence d’un projectionniste. Le coût de location d’une cassette vidéo est généralement très inférieur à celui d’un film; il est en général couvert par les entrées (15 Francs par personne). Vidéorème ne réalise aucun bénéfice.

Chaque trimestre La saison vidéo édite un programme détaillé de toutes les projections vidéo de la région. Il nous semblait important d’intégrer ce réseau afin de toucher le public le plus large possible. Il faut préciser que notre « entrée » dans la saison a élargi aussi son propre champ d’action puisqu’elle regroupait jusqu’alors des lieux diffusant essentiellement du « vidéo art ». Vidéorème lui proposait une autre formule, la « diffusion-débat » de documentaires sociaux.

Le but du débat était de créer des moments de rencontre et de réflexion autour du documentaire, de rassembler le public et les réalisateurs passionnés par ce genre de film et les inviter à partager leurs expériences. Mais le public venait souvent trouver autre chose: une rencontre sur le thème abordé par le documentaire, et non pas une rencontre avec un réalisateur.

Nous avons alors privilégié cette approche en invitant régulièrement des associations locales dont l’activité professionnelle et/ou militante se rapportait au sujet du documentaire (la folie, la prévention du Sida, la condition ouvrière aujourd’hui, la prison, les réfugiés politiques…) sans pour autant abandonner les soirées consacrées à des démarches particulières (Denis Gheerbrandt, les ateliers Varan, Paper Tiger TV, le Collectif Riquita…) ou se rapportant à une situation plus générale (le Chili, la Guerre du Golfe, le racisme en Europe…).

Aujourd’hui, nous préparons la 24e diffusion-débat. Depuis septembre 1993, nous avons dû changer de lieu pour des raisons budgétaires. Les soirées ont gagné en convivialité puisqu’elles ont lieu désormais dans la grange de la Ferme Dupire à Villeneuve d’Ascq. La saison vidéo reste, avec l’OMJC et la Mairie de Villeneuve d’Ascq, un partenaire important puisqu’elle nous fournit aujourd’hui le matériel de vidéo-projection.

Un public actif

Nous l’avons déjà noté; le public est en général intéressé par le thème de la soirée.

À part une dizaine d’habitués, il varie en fonction de la programmation. Nous touchons en moyenne 80 personnes par diffusion (de 30 à 150 personnes selon les séances). Ce public est souvent constitué d’étudiants, d’enseignants, de travailleurs sociaux et de militants associatifs… Après la projection, la volonté de débattre, d’échanger des idées ou des expériences sur le film ou sur le sujet semble essentielle pour le public.

Ce réel échange de réflexions et d’informations démontre bien que même si le public est spectateur, il n’en est pas moins actif. Notre plus bel exemple reste celui d’une soirée sur « les médias et l’image des quartiers ». Au programme, deux films: l’un, Où est le problème ? réalisé de l’intérieur d’une cité par des jeunes en réaction à l’image négative de leur quartier diffusée par le journal local (ce film a été invité au festival Vue sur les docs à Marseille); l’autre Hors-jeu, un film réalisé par un journaliste et un réalisateur qui dénoncent le rapport « dominant-dominé » que leurs confrères entretiennent avec les « exclus » et le public en général.

Le débat qui suivit les deux films fut très animé. Les jeunes réalisateurs de Où est le problème ? ont très vite su instaurer une relation simple et directe (à l’image de leur film) avec la salle, favorisant les questions et les critiques, y répondant avec humour et spontanéité.

Les réalisateurs de Hors-jeu ont, eux, préféré esquiver les critiques en se protégeant derrière un discours de spécialistes qui véhiculait des messages comme : « Vous ne pouvez pas comprendre, le langage des images est très complexe à maîtriser… il faut des années… » Nous nous sommes brusquement retrouvés dans le rapport classique entre « dominant » et « dominé » de la télévision: écoutez ceux qui savent, vous qui ne savez rien. Heureusement le public ne s’est pas laissé endormir, il a vivement réagi ! Réagi en disant qu’il n’était pas si idiot que cela, que les réalisateurs de Hors jeu s’étaient apparemment mobilisés pour dénoncer un mal qu’ils pratiquaient eux-mêmes, que le film Où est le problème ? était la preuve vivante que le citoyen habituellement cantonné au rôle de spectateur pouvait lui-même produire ses images sans nécessairement s’appareiller d’une complexe « théorie de l’image », il suffisait simplement qu’il en ait les moyens et la volonté !

Autre exemple, celui de la projection du film Des papiers pour les réfugiés de Jamshid Golmakani. Ce film retrace les difficultés auxquelles sont confrontés les exilés politiques pour obtenir leur statut de réfugié en France. Jamshid nous a raconté l’histoire du film. Sa démarche engagée répondait à son histoire personnelle puisqu’il est lui-même réfugié politique.

Dans la salle, un jeune ressortissant africain réagit. Alors que le film expose la longueur et la lenteur des démarches administratives, le jeune, arrivé en France depuis moins d’un mois, déclare que lui, de toute façon, ne souhaite pas rester longtemps, son pays a trop besoin de lui… Nous fumes projetés au cœur du problème par le débat. Ce véritable prolongement du film vers le réel représente à nos yeux le plus grand intérêt de ces soirées de « diffusion-débat ». Sans compter qu’il peut aboutir à des contacts utiles; le jeune a trouvé ce soir-là une association qui va l’assister dans ces projets et démarches.

Le choix des films

Organiser des soirées nous demande du temps. Le travail le plus important et difficile reste celui de la programmation. Quels films ? Comment les découvrir ? Où les trouver ? La première réponse semble évidente : « Fréquentez les festivals de documentaires ! » Cela nous est possible lorsqu’une de nos réalisations permet qu’on soit invités. Cela arrive, mais pas toujours ! Nous recourons alors à d’autres moyens: constituer un mini « réseau » de personnes habituées à ces festivals.

D’autres personnes nous font des propositions spontanément. Des papiers pour des réfugiés a été conseillé par un ami qui connaissait le réalisateur et son film. Pour l’instant nous parvenons à remplir nos soirées.

Mais il y a un autre problème lorsque le film est repéré, où le trouver ? Car très souvent, si le film a été produit, les producteurs n’ont en général pas le temps de s’embêter avec ce type de demande, le distributeur non plus lorsqu’il y en a un. Alors reste la piste du réalisateur, si on parvient à obtenir ses coordonnées et à le contacter.

Lorsqu’on le trouve, reste à négocier la question des droits de diffusion. Quel prix pour une seule diffusion en salle, sachant qu’en général notre interlocuteur n’a jamais été confronté à une telle demande. Alors les prix varient, plusieurs producteurs nous ont gracieusement prêté le film, comprenant et soutenant notre démarche militante, d’autres fois nous avons dû abandonner la diffusion prévue.

Tous ces détails rendent très aléatoire la diffusion de documentaires comme nous le pratiquons. Il est évident qu’il manque un bon distributeur réunissant les films de différents producteurs (officiels ou non) en direction de ce type de diffusion.

Lussas avec son catalogue et son Club du doc fournit deux outils significatifs de communication et de contact. Alors ne désespérons pas, continuons !

D’autant plus que l’on peut espérer un développement très excitant de ce type de démarche. Imaginons un réseau national, un lieu de diffusion dans dix, vingt, trente villes de France. Un film pourrait alors tourner dans ce réseau et avoir une autre vie « officielle » que la simple (c’est-à-dire, sans débat, sans participation du public) diffusion télé.

Patrice de Boosere, Vidéorème


Films produits ou réalisés avec la participation de l’association:

  • Paroles d’Ados, de Leila Habchi et Benoît Prin, 1991, 15 minutes
  • La Fortune d’Élise, de Gilles Deroo et Patrice Deboosere, 1992, 15 minutes
  • SOS Voyageurs, de Gilles Deroo et Patrice Deboosere, 1994, produit et diffusé par Strip Tease, diffusé le 29 avril 1994
  • Exil à domicile, de Leila Habchi et Benoît Prin, 1994, 52 minutes, co-production avec Arte, Yumi, Vidéorème, le CRRAV, diffusion prévue en septembre 1994

Prochaine saison vidéo à la Grange de la Ferme Dupire, OMJC, rue Ives Decugis, Villeneuve d’Ascq.

  • Jeudi 29 septembre : Vidéo prévention, présentation de quatre films liées à la prévention de la toxicomanie
  • Jeudi 27 octobre : Règles pour pas pleurer (titre provisoire), dernière production du collectif Riquita
  • Jeudi 24 novembre : La vérité ment à Rostock, de Siobhan Cleary et Mark Saunders
  • Jeudi 15 décembre : Exil à domicile, diffusion auprès des familles du quartier Résidence de Villeneuve d’Ascq


Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 105, 3e trimestre 1994)