Evelyne Wicky
La Bretagne est une région de France. Quimperlé est une ville de Bretagne, à quarante kilomètres de Quimper, à vingt kilomètres de Lorient, douze mille habitants y vivent. La mer n’est pas loin. Les gens ont la télévision comme partout ailleurs. Pourtant, chaque dernier vendredi du mois une centaine de personnes se retrouvent, dans un restaurant, chic ou populaire, à l’initiative d’une association de documentaristes : les Cinéastes Bretons. Ils ont décidé un jour de montrer leurs films autrement que par le biais de la télévision ou des festivals, d’aller à la rencontre du public, suivant la même démarche que celle qu’ils déploient lorsqu’ils travaillent à construire un documentaire.
Si l’on admet que réaliser un documentaire c’est travailler le cinéma « au corps », c’est transpirer pour faire ressortir d’une réalité son jus d’événement unique, on commence à entrer dans ce qui a été et qui continue à être le concept des resto/projections et leur évolution.
Ces soirées se déroulent dans des lieux qui pourraient être ceux où une caméra se pose ou plutôt circule, bouge, crée le mouvement d’un documentaire. Les personnes qui vivent ces soirées ne sont pas des cinéphiles mais pourraient sans doute figurer dans ces mêmes documentaires. Figurer n’est pourtant pas le terme adéquat car chacune de ces soirées est placée sous le signe d’un thème dit social (le voyage et les voyageurs, les droits de l’homme aujourd’hui, un autre regard sur la folie, la guerre en ex-Yougoslavie… mais aussi la fête de la musique, la semaine du sport…) et une certaine implication est demandée aux spectateurs.
Les Cinéastes Bretons font appel, pour chacun des thèmes traités, à toutes les associations de la ville et leurs participants, qui ont choisi de consacrer une partie de leur temps à… défendre la survie de la gare de Quimperlé… réfléchir aux moyens de faire cesser une guerre qui se déroule tout prêt de chez nous… réclamer pour les Tziganes le droit de séjourner dans la ville selon leurs coutumes (un terrain a été mis à leur disposition après la soirée consacrée aux voyages et aux voyageurs)…
Les personnes qui viennent à ces soirées viennent, soit voir, entendre, mais aussi parler d’un sujet qu’ils connaissent déjà pour s’en être préoccupé, soit sont curieux d’une réalité qu’ils ne connaissent pas. Tous, en tous cas, sont prêts à en aborder un aspect difficile puisque subjectif par définition; l’association des Cinéastes Bretons présentant uniquement des documentaires d’auteurs.
Ces auteurs, d’ailleurs, sont présents le soir de la projection de leur film et participent aux discussions informelles ou aux débats qui suivent cette projection.
Tous ces ingrédients font des soirées Resto/projections, des soirées de rencontres, des soirées chaleureuses, des soirées où l’émotion presque toujours présente, gagne en qualité par sa retenue, respectueuse de toutes les personnes présentes et des différents moments qu’elles vivent ensemble.
Un bulletin intitulé Resto/projections Actualités reprend, au début de chaque saison, différents moments des soirées de la précédente saison. Des interviews sur ce que représente la production d’un documentaire ou les difficultés que peut rencontrer un documentariste obstiné, permettent aux fidèles des Resto/projections et aux autres de se familiariser un peu plus encore avec le documentaire.
Une suite qui semblait logique aux responsables de cette association voit le jour depuis le mois de janvier de cette année.
Il s’agit d’élargir le public en s’adressant cette fois aux tout-petits: les enfants des écoles maternelles et des deux premières classes d’écoles primaires.
L’objectif reste le même. Les moyens, bien sûr, diffèrent. Depuis le début de l’année des échanges ont lieu entre des institutrices et des membres de Cinéastes Bretons, échanges qui visent à faire un certain nombre de propositions d’interventions dans ces écoles. Quatre Goûter/projections ont été l’occasion pour les enfants de deux écoles maternelles de se rencontrer, de voir ensemble des documentaires courts, traitant de sujets auxquels les enseignantes les avaient sensibilisés auparavant. Ces films ont été suivis d’un goûter et puis chaque enfant est reparti avec, sous le bras, un livre-objet. Conçu pour eux, ce livre est fait de photographies à découper et à assembler comme bon leur semble, de toutes petites poésies… difficile de le décrire, ce livre-objet. Le devise en est qu’il est fait « pour les enfants qui ne sont pas sages comme des images ».
À partir de septembre ces enfants, et d’autres, verront des cinéastes arriver dans leur école et tenter de les sensibiliser à l’image qui bouge. Il s’agira, pour ces cinéastes, de fabriquer ou d’utiliser, avec les enfants, toutes sortes d’appareils, kinéscope, polaroïd, caméra vidéo et Super 8, visionneuse Super 8…
Les enfants vont apprendre à « faire » des images en espérant que la télévision qu’ils regardent si couramment s’en trouve un peu transformée à leurs yeux.
La saison prochaine est le début d’une nouvelle étape dans cette voie puisque les Resto/projections et les interventions avec les tout-petits, les Goûter/projections s’exportent: Lorient, Rosporden, Kernevel, Plouzané (communauté urbaine de Brest). Des discussions sont en cours pour la saison 1995/96 : le Conseil Général des Côtes d’Armor est intéressé par ce concept, d’autres villes également…
L’association des Cinéastes Bretons va prendre le temps qu’il faudra pour répondre à ces nouvelles demandes en gardant à l’esprit son objectif premier : faire mieux connaître le documentaire d’auteur aux adultes comme aux enfants, tout en conservant un cheminement, au plus près possible de ce public, celui qui accepte de lâcher sa télévision baveuse, brave la brume bretonne, pour affronter des films dits difficiles.
Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 115, 3e trimestre 1994)